La conservation du patrimoine vidéoludique est l’une des grosses problématiques actuelles du jeu vidéo, notamment à l’heure où le dématérialisé semble avoir pris définitivement le pas sur les jeux physiques, et alors que les premiers stores numériques ont désormais déjà fermé leurs portes, emportant avec eux pour toujours les jeux jamais sortis en boîte qui leur étaient exclusifs. Dans ces conditions, on salue les initiatives comme l’exceptionnelle compilation Atari 50, qui remet à disposition et en contexte tout un pan de l’histoire du jeu vidéo. Un trésor pour les historiens du média, comme pour les curieux.
On salue également les sorties successives des mini-consoles et mini-bornes d’arcade, éditorialisées, avec un choix de jeux emblématiques, et des manettes reproduites à l’identique pour une expérience de jeu la plus authentique possible. Des initiatives louables (et louées !), mais qui ne sauraient se suffire à elle-même.
Dans le spectre de la conservation vidéoludique, il est un acteur aussi efficace que controversé : celui que l’on appelle communément le pirate. Il « dumpe » les cartouches et CD, et crée des images des programmes (les fameux « ROMs ») lisibles sur d’autres supports que les consoles originales, via des émulateurs, qui traversent ainsi les époques et les générations. C’est, aussi, une façon de conserver une partie du patrimoine jeu vidéo.
Certes, elle est imparfaite : elle ne permet pas de jouer en situation, et oublie au passage les notices, livrets, et boîtes de jeux qui, avec leurs artworks, participaient de façon importante à la narration – surtout sur les consoles de première et deuxième génération, pour lesquelles les illustrations des boîtes étaient alors ce qui permettait d’interpréter les gros pixels invariablement carrés. Mais au-delà de tout cela, le principal reproche qui est fait à l’encontre de ce « piratage » (il en existe d’autres), c’est qu’il est illégal.
Les ROMs ainsi proposés à chacun peuvent être vus comme autant de manques à gagner pour les éditeurs, qui aiment à continuer de vendre certains de leurs titres historiques à coups de portages ou de rééditions. On aligne un peu les évidences ici. Mais c’est que cela ne semble pas si évident à tout le monde.
On voit en effet depuis un certain temps fleurir dans la presse, locale essentiellement, des célébrations de « passionnés », qui, mus par leur amour du jeu vidéo « remettent la borne d’arcade à la mode ». C’est en tout cas la narration qui nous est proposée. Ainsi, dans son édition du Dimanche 2 juillet, le journal Le Parisien nous raconte en page 19 :
« En 2021, Steve M. s’est lancé dans la conception des mythiques bornes de jeux vidéo. Un vrai retour en enfance pour cet habitant de l’Oise à destination des amateurs de rétrogaming. »
Tout l’article jouera des champs lexicaux de la passion et de l’enfance pour narrer l’ambition et la réussite de ce charpentier qui construit et commercialise des bornes d’arcades. On comprend comment un charpentier peut concevoir les meubles qui accueilleront machines, écrans, périphériques et jeux. L’article ne s’étend pas par contre sur ces derniers, les jeux, qui viennent donner une raison d’être à ces constructions. On pense, nous, savoir d’où ils viennent.
La Voix du Nord, dans le journal du mercredi 22 février 2023, va un cran au-delà en ventant un « spécialiste des bornes d’arcade », s’étant « fait un nom dans le milieu », avec un article qui propose même téléphone, mail, site web et compte Facebook du vendeur, ainsi que les tarifs (à partir de 1 370€ tout de même). À deux doigts du « publi-rédactionnel »… On peut ainsi lire dans l’article :
« On se retrouve ainsi avec une borne presque unique, où on peut s’essayer sur quelques 5000 jeux. Des plus anciens comme Pac-Man, Donkey Kong, Tetris ou encore Space Invaders, jusqu’à quelques-uns plus récents. « Ça va de 1969 à quelques jeux de PS1, mais 85% des jeux sont des jeux d’arcade. » »
Comment un jeune bricoleur dans la campagne Lilloise, a-t-il pu négocier les licences de « quelques 5 000 jeux » ? Le journaliste ne se pose pas la question. Mais quiconque ayant déjà mis les mains sur l’une de ces machines le sait : elles sont nourries à l’émulateur, et font tourner des ROMs, en toute illégalité, d’autant plus lorsqu’il est question d’en faire commerce.
Deux exemples récents parmi tant d’autres. On aurait pu également citer l’article de Var-Matin du 25/06/2023 titré « Ce retraité varois fabrique des bornes d’arcade dans sa cave », l’article du Progrès du 16 juillet dernier qui titre « ses bornes d’arcade sont uniques en France », ou celui du journal Paris Normandie, qui le 19 juillet dernier nous racontait « Près de Rouen, il construit des bornes d’arcade pour transmettre sa passion des jeux vidéo ».
Imagine-t-on qu’un jeune passionné de cinéma, ayant un petit talent de graphiste, se mette à faire imprimer des SteelBooks des grands succès d’Hollywood pour les vendre, garnis de DVD gravés des films récupérés sur des sites de téléchargement illégal ?
Imagine-t-on que de plus, il serait fait la promo de sa petite affaire dans le journal local ? « Sur le Marché de Noël, plus de 200 classiques du cinéma vendus autour de 10€ dans un écrin fabriqué exprès pour vous ! », titreraient L’Est Républicain ou Nice Matin ! En vérité, il y a fort à parier que l’on n’entendrait parler du jeune passionné qu’à l’occasion de son arrestation… Pourtant, c’est exactement ce qu’il se passe avec les vendeurs de bornes gavées de ROMs.
Entendons-nous. Nous ne sommes pas foncièrement opposés à la pratique de l’émulation, d’autant que, comme nous le disions en début de cet article, la scène ROMs/émulation tient une place importante dans la conservation du jeu vidéo. Mais que la presse fasse la publicité de son commerce nous semble d’une tout autre nature, et révèle surtout le manque de connaissances des médias généralistes dans le domaine.
Le jeu vidéo est désormais le loisir culturel numéro 1, économiquement parlant. Mais pour beaucoup de gens, il reste ce jouet abrutissant qui fait « bip-bip » qui ne vaut pas trop la peine qu’on s’y intéresse vraiment. La quasi-disparition de la critique JV au profit des influenceurs, le manque de réflexion sur la conservation des œuvres ou la promotion par ignorance d’une forme, si ce n’est de piratage, au moins de distribution illégale, sont, finalement, autant de symptômes de ce mépris qui perdure. On a encore beaucoup de travail à faire…
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