Yoko Taro est un expérimentateur. L’homme derrière les cultissimes NieR, NieR Automata et Drakengard 3 prend un malin plaisir à déconstruire les poncifs du RPG afin d’y injecter un propos mature, souvent philosophique, parfois un peu pompeux, mais toujours avec une indéniable intelligence. Nouveau titre du créateur, The Voice of Cards: The Isle Dragon Roars ne déroge pas à la règle et se joue des codes du J-RPG, mais aussi du jeu de rôle sur table, et propose une expérience inédite, qui s’attache à éliminer du RPG tout ce qu’il y a de superflu, pour le réduire à sa plus simple expression : la narration.
Cependant, bien que la promesse soit belle sur le papier, elle est bien plus difficile à tenir qu’il n’y paraît. En dépiautant le RPG moderne de tout ce qui fait son sel, à savoir les multiples formes de gameplay (Action-RPG, Tactical, etc.), et les diverses approches graphiques qui peuvent emballer l’ossature dans une chair plus ou moins agréable, Yoko Taro prend l’énorme risque de s’aliéner les joueurs attachés tant au contenant qu’au contenu. Le card-RPG de l’auteur est-il une escroquerie-RPG ou coup de poker génial ? Verdict.
(Test de The Voice of Cards: The Isle Dragon Roars sur PC réalisée à partir d’une version fournie par l’éditeur)
Un Card-RPG ? What else ?
Yoko Taro sait faire des RPG, indubitablement. Et il prouve une fois encore son savoir-faire avec The Voice of Cards. L’aventure est passionnante, les rebondissements sont nombreux et l’auteur parvient à aborder des sujets de fond en quelques lignes de dialogue bien senties. Sur le thème classique de la Chasse au Dragon (rien à voir avec des psychotropes), il amène une variation osée, en dépouillant les mécaniques de gameplay à leur maximum, afin de mettre en valeur ce qui fait que l’on reste des heures les yeux rivés sur nos écrans : le récit.
Accrocheuse, diablement bien structurée et rythmée, l’aventure proposée ici s’inscrit dans la plus pure tradition de l’heroic-fantasy, et récite ses gammes imposées avec maestria. Avec des dragons, chevaliers, sorcières, guerriers en manque d’aventure et autres mercenaires en quête de vengeance, le père de NieR sait concevoir des univers cohérents et intrigants, et c’est une nouvelle fois le cas, même si le tout manque un peu d’originalité. Celle-ci est à chercher du côté du concept de « card-RPG ».
La caractéristique principale de The Voice of Cards est son parti pris esthétique, qui vient contraindre l’intégralité du gameplay à se plier aux exigences du concept artistique. À savoir que chaque élément de l’environnement, chaque compétence, personnage et ou ligne de dialogue prend la forme d’une carte à jouer.
Sur un grand plateau simulant une table de jeu façon JDR papier-crayon, des cartes représentant des plaines, des montagnes et des étendues d’eau sont disposées à l’écran pour représenter une map. Les villes sont remplies de cartes représentant des routes, des citoyens et des magasins. Et au combat, votre groupe de héros fait face à des monstres qui attaquent et lancent des sorts qui prennent la forme de… vous avez compris.
Là où le bât blesse, c’est que ce concept, s’il permet de retrouver l’exaltant plaisir de jeu d’un jeu de société comme HeroQuest, ou même d’un bon vieux D&D (lancers de dé lors des combats y compris), finit par brider les sensations ressenties in-game, voire même par limiter l’expérience de jeu.
Un hommage-RPG, on ne peut le NieR
Vouloir éliminer le superflu pour se concentrer sur l’essentiel est une démarche on ne peut plus honorable, en particulier dans le jeu vidéo. De nombreux RPG s’y sont essayés avec succès. Des titres tels qu’Undertale, Minit ou Loop Hero, ont fait fi d’une esthétique surléchée afin de concentrer leur propos sur quelques éléments de jeu, et ce pour transcender leur formule au-delà de l’apparence simpliste qu’ils proposent.
Dans le cas de The Voice of Cards, le pixel art laisse place à une esthétique chiadée, mais malgré cela, Yoko Taro ne parvient pas à sublimer les éléments constitutifs du titre. La formule Card-RPG vient engoncer toutes les facettes du jeu de rôle, et empêche le titre de s’exprimer pleinement. De plus, le fait d’avoir opté pour des combats aléatoires est un hommage aux grandes heures du J-RPG classique (on pense à Phantasy Star, à Dragon Quest et consorts), mais cela vient heurter violemment la volonté du joueur de progresser dans l’histoire.
Cela était parfaitement acceptable aux époques 16 et 32 bits, mais à l’ère du sacro-saint 4K/60FPS, il faut soigneusement doser l’équilibre entre nombre de combats et tension narrative afin de produire un titre satisfaisant. Or, ici, ce n’est pas le cas. The Voice of Cards rate le coche en imposant un rythme surcadencé en termes d’affrontements, alors que la narration (bien que maîtrisée) prend un peu trop son temps. En résulte la sensation de se voir imposer des confrontations (pas bien réjouissantes au demeurant), afin de rallonger artificiellement une durée de vie assez courte (comptez une dizaine d’heures pour boucler l’histoire).
Si cet état de fait rappellera sûrement des souvenirs (bons ou non) aux amateurs de jeux de rôle old-school, à n’en pas douter, en faisant ce choix, The Voice of Cards risque de se faire bouder par une partie du public, et ce à juste titre. Le titre pousse en fait l’hommage trop loin, et franchit un cap en allant chercher le meilleur, mais aussi ce qu’il y avait de moins bien chez les grands patrons du J-RPG.
Toutefois, malgré ce « ratage », ce card-RPG a un charme indéniable. Si on met de côté le loupé des combats, il reste une ambiance follement nostalgique, qui vous cueillera si vous avez déjà lancé des dés à plus de six faces ou que vous êtes à la recherche d’expériences rôlistes vidéoludiques à part.
Ce qui apparaît clairement après quelques heures de jeu est le fait que Yoko Taro s’est fait plaisir avec ce Card-RPG. Ainsi, osons les mots : The Voice of Cards semble être un plaisir égoïste. Tel un réalisateur qui quitte le circuit du blockbuster pour s’adonner à un film plus intimiste, l’auteur produit ici une œuvre à la limite de l’expérimental (mais pas trop non plus, il faut quand même réussir à vendre un peu), un condensé de ses influences qui fera mouche pour ceux qui seront de connivence avec lui, quitte à laisser les autres sur le carreau.
Reste l’ultime question : à qui s’adresse ce jeu ? Et nous voilà fort marris pour vous donner une réponse simple. Celles et ceux qui souhaitent retrouver l’univers de NieR feraient mieux de passer leur chemin. Les connoisseurs ayant tâté Drakengard 3 seront caressés dans le sens du poil et Yoko Taro leur assènera même une petite tape amicale sur l’épaule. Quant aux autres, si vous souhaitez découvrir une expérience narrative originale joliment emballée dans un RPG light, on vous dira « pourquoi pas ».
Par-delà son nom à rallonge, The Voice of Cards: The Isle Dragon Roars est un objet vidéoludique non identifié. Non pas qu’il soit difficile à catégoriser, puisqu’il s’agit d’un J-RPG classique pur jus. Cependant, il prend des risques sur sa forme en termes de conception, et il s’avère quelque peu décevant sur le fond. On dira que l’on a affaire à un petit jeu de Yoko Taro, sauvé par une qualité d’écriture indéniable et par une ambiance médiévale-fantastique délicieuse, bien que très verbeuse, sublimement mise en valeur par la bande originale de Keiichi Okabe.
Toutefois, à celles et ceux qui cherchent une expérience RPG originale et capable de tenir en haleine durant de longues dizaines d’heures, on ne saura que trop vous suggérer de plutôt aller regarder du côté de Shin Megami Tensei V ou de Yakuza: Like a Dragon, qui lui a vraiment su rendre hommage au J-RPG classique en le modernisant.