Night Call, un titre qui est aussi un horizon d’attente chargé de promesses. Ce titre, le jeu le partage en effet avec un morceau culte de Kavinsky, sorti en 2010 (déjà !) et popularisé par la bande originale du film Drive. Ce morceau pourrait largement figurer dans une playlist « Ce que l’electro française a produit de mieux ». Mais Night Call, c’est aussi un film de Dan Gillroy (pas le plus grand des réal’, mais scénariste tout de même du Chasers, de Dennis Hopper, du chelou The Fall de Tarsem Singh ou encore du quatrième Jason Bourne). Le film, sorti en 2014, réalisera un honorable score de 280 000 entrées chez nous, et bénéficiera surtout d’un excellent bouche-à-oreille et d’une deuxième carrière lors de sa sortie en DVD et VOD.
S’il ne porte pas le même titre, on pense aussi enfin à l’excellent Renaissance, film d’animation de Christian Volkman à l’esthétique en noir et blanc radicale, sorti en 2006 et se déroulant lui aussi dans les rues de Paris. Night Call, le jeu, ne pouvait pas ignorer ces œuvres. Sera-t-il à la hauteur de ses prédécesseurs ?
« Vas-y fonce/Dans la nuit vers l’amazone… »
Pour rajouter une couche de name dropping, Night Call peut aussi faire penser à Night Trap, ce jeu culte sorti sur Mega CD en 1992 (1994 en France) réalisé en FMV (full motion video). Les deux jeux partagent en effet leur base de gameplay, basé essentiellement sur la narration.
Car Night Call est surtout un jeu narratif. On peut sans problème le ranger dans la catégorie des visual novels. Cependant, il ne s’agira pas ici de trouver l’amour parmi un pool de 10 ou 12 lycéennes japonaises, mais plutôt d’identifier un tueur en série dans la froideur des nuits parisiennes.
Le personnage principal est un chauffeur de taxi au passé aussi sombre que tumultueux (dont la découverte est une sorte de mission secondaire, donc nous n’en dirons pas trop). Quand le jeu démarre, il est à l’hôpital, et sort de quelques jours de coma : il a en effet été attaqué par un tueur en série qui sévit dans Paris ces dernières semaines. Il est même la seule victime à avoir survécu. Sauf que cette « chance », conjuguée à son passé, en fait aussi un suspect. Et c’est là-dessus qu’appuiera un inspecteur de police pour le forcer à collaborer… Nous voilà donc embarqué comme indic dans cette enquête policière. Il faudra utiliser notre rôle de chauffeur de taxi pour écouter les rumeurs parisiennes, faire parler les clients. Après tout, c’est un client qui nous le fera remarquer, un taxi, c’est un peu comme un confessionnal…
(not so) Crazy Taxi
Côté gameplay, le jeu se déroule en deux phases distinctes : la nuit de travail, où il s’agira de transporter des clients tout en essayant de récolter un maximum d’indices sur l’affaire qui nous occupe, et le petit matin, à l’appartement, ou il faudra analyser les indices en question pour essayer de comprendre les motifs derrière les meurtres, et ainsi identifier le coupable parmi une liste de suspects.
La nuit de travail implique de faire des choix entre son travail sur l’enquête, et son travail comme taxi. En effet, si on peut aller interroger des personnages ou visiter des lieux, le temps court. Et trop de nuits passées sans gagner assez d’argent mènera au licenciement, et donc au game over… Ainsi, les revenus agissent comme un compte à rebours, qu’il faut tâcher de ralentir le plus possible. D’un autre côté, l’enquête se déroulera sur six nuits. Sans coupable identifié au terme de ces six nuits, la police nous fera porter le chapeau. Et là aussi, le couperet tombera sous la forme d’un game over ! Il faudra donc alterner astucieusement courses de taxi et chasse aux indices, sans oublier le paramètre du carburant. Le taxi réclamera de temps à autre son plein d’essence, consommant là encore minutes et euros.
Un gimmick de gameplay vaguement stratégique qui ajoute un petit quelque chose à faire dans un jeu, où, justement, le joueur est surtout spectateur. Car pour le reste, on fera monter des clients dans le taxi, et ceux-ci nous raconteront leur vie, leurs problèmes, leurs espoirs… Lâchant ça et là un indice pour l’enquête de manière totalement aléatoire. Et c’est là qu’est le cœur du jeu : ces petites histoires, comme autant de micro-nouvelles. On rencontrera ainsi une jeune indienne devant faire face à un mariage arrangé, un grand-père transi de douleur après avoir perdu son petit-fils dans un accident, ou un drôle de clochard se comportant comme s’il était le Père Noël (à moins que… ??). Le joueur n’est même pas spectateur. En vérité, il est lecteur.
On appréciera d’ailleurs l’ancrage de certaines de ces petites histoires dans le réel. Du chroniqueur réac’ qui râle contre les manifestations (gilets jaunes ?) au politique idéaliste dégoûté par la fatuité de ses pairs, comme une prémonition de l’affaire des homards !
« Je suis seule / Dans ma chambre tous les soirs » (Dalida, hé ouais!)
L’autre phase de jeu, c’est à l’appartement. Face à un tableau d’enquêteur (comme dans les films américains, avec photos, punaises, et du fil reliant les indices !), on va tâcher de découvrir au travers des indices ce qui a bien pu se passer. Et la bonne idée de Night Call, c’est de laisser le joueur seul avec ses indices ! Avec quelques suspects et leurs mini bio respectives, à nous d’interpréter les indices et de découvrir ce qui pourrait être les motivations de chacun, et ensuite de proposer à la police celui qui nous parait le plus à même d’être le coupable.
Dans cette phase, jamais le jeu ne nous prend par la main, et les suppositions ne viendront que de notre lecture et interprétation des indices, sans jamais être confirmées ou infirmées par le jeu avant la conclusion. Ainsi, on mène réellement l’enquête ! Cependant, on regrettera que les indices ne bénéficient pas de la même qualité d’écriture que les clients du taxi. Il faudra se contenter de notes de deux ou trois lignes venant rappeler une idée générale. Jamais nous n’aurons accès à l’intégralité des documents que le personnage lira. Ce qui peut rendre parfois les choses un peu cryptiques.
« Je suis seule / Dans ma chambre tous les soirs » (Dalida. Et… Euh…?)
Mais le plus gros problème du jeu vient d’un drôle de choix de game design. Trois enquêtes sont disponibles, et chacune d’entre elles est construite sur les mêmes bases, comme si les deux autres n’existaient pas ; et même : comme s’il ne fallait pas jouer aux deux autres… Ainsi, toutes les trois démarrent de la même façon : l’hôpital, le coma, le seul survivant, et la police qui exige une collaboration. Avec exactement les mêmes plans et lignes de dialogues dans la bouche de l’inspecteur. Les clients qu’on rencontrera seront aussi les mêmes, avec les mêmes histoires à raconter. Si ceux-ci sont relativement nombreux, le joueur qui souhaiterait entendre toutes les histoires devra sans doute se faire raconter la même histoire cinq, six fois, voire plus ! Une idée bizarre. Pourquoi ne pas avoir réparti les rencontres sur les trois enquêtes, ce qui aurait largement limité les redites ?
De même pour les séquences d’ambiance. Si on n’a rien à reprocher à la direction artistique, des peintures réalisées à la main d’un noir et blanc fort à propos, les séquences illustrant le retour à l’appartement et le départ pour la nuit de travail sont jouées au hasard parmi une banque de scènes assez limitée.
Ainsi, on reverra deux ou trois fois les mêmes moments dans une partie pourtant pas si longue (autour de trois ou quatre heures pour une enquête). Finalement, le jeu est à l’image de son écran, divisé en trois parties : une partie centrale, la plus grande, l’illustration, pour l’ambiance ; la partie inférieure, la plus importante en termes de game system, avec le texte ; et une troisième partie qui vient coiffer les deux autres où l’on aperçoit le GPS du taxi, inutile et juste là pour remplir l’écran. Le jeu souffrira du même souci d’équilibrage, de bonnes idées, mais beaucoup de manques, et un sentiment d’inachevé.
Night Call est un jeu à part. En premier lieu à cause du genre dans lequel il a choisi de s’illustrer. Les visual novels français ne surchargent pas les stores de téléchargemen ! Ensuite de par sa direction artistique très réussie, empruntant au film noir. Très ancré dans la réalité, n’hésitant pas à évoquer de vrais problèmes sociétaux, le titre des studios lyonnais de Monkey Moon brille aussi par sa qualité d’écriture. On peut parler ici d’un jeu littéraire.
Cependant, il oublie parfois d’être un jeu, même pour un visual novel, et nous met face à de gros soucis de game design, la répétitivité surtout. On ne pourra pas tout à fait déconseiller Night Call, mais à 20€, on conseillera tout de même d’attendre du contenu supplémentaire éventuel, et/ou une baisse de prix.