Sorti de nulle part à l’automne dernier, Disco Elysium a peu à peu emporté la critique pour finir sur les podiums de toutes les cérémonies de récompenses, avec plusieurs nominations aux BAFTA ou aux Game Awards, notamment. Emporté par l’actualité de l’époque, nous étions complètement passés à côté. La drôle de période que nous vivons en ce moment nous donne l’occasion de rattraper ce retard, pour découvrir si Disco Elysium est bien, à la hauteur de sa réputation, le plus grand RPG de son temps.
(Test de Disco Elysium réalisé sur PC via une copie commerciale du jeu)
Le meilleur polar de l’année dernière était un roman fantastique, Foundrydside, de Robert Jackson Bennett. Le meilleur polar de cette année est un jeu vidéo : Disco Elysium, du tout jeune studio estonien ZA/UM. Le polar, ou roman noir, se distingue du roman policier en intégrant une composante sociale à sa narration. La ville, souvent sale et dangereuse, et la société, fondée sur un système inégalitaire et corrompu, sont des personnages du récit aussi importants – si ce n’est plus – que les flics et les criminels.
Dans un polar, le véritable coupable est souvent le système, la société. Et son héros essaie tant bien que mal, et plus ou moins vainement, de rétablir un tant soit peu d’équilibre. La plupart du temps, il est lui-même victime de cette société plus que chevalier blanc. Cassé, désabusé et solitaire, il a tout de l’antihéros. Les romans de Jean Patrick Manchette en sont des exemples assez évocateurs, tout comme, plus proche de nous, ceux du mystérieux DOA (la trilogie des Citoyens).
Disco Elysium répond également parfaitement à cette définition. L’histoire qu’il raconte est en premier lieu celle d’une société brisée, d’une révolution manquée, et des individus que ces événements ont abandonnés derrière eux.
Love Hangover
On démarre l’aventure dans la tête d’un personnage dont on apprendra rapidement qu’il est flic. On l’apprendra avant lui, même, car il est complètement, profondément amnésique, se réveillant de la plus grosse cuite de sa vie avec une gueule de bois infernale. Un flic alcoolique et amnésique, la ficelle est peut-être un peu grosse. Cependant, l’utilisation habile de ce cliché nous permet à nous, joueurs, d’entrer d’autant plus dans la peau du personnage. Un élément essentiel quand on parle de RPG, de jeu de rôles.
Ainsi, comme notre avatar, nous sommes complètement paumés, ignorant tout de la ville où on se trouve, Rivachol, et du meurtre sur lequel on a (très probablement) été envoyé pour enquêter. Un pendu se balance en effet doucement dans le terrain vague situé juste derrière l’hôtel où l’on loge. Bien heureusement, nous ne serons pas seul. Car on le sait, s’il aime à répéter à qui veut l’entendre qu’il travaille seul, un vrai flic de polar n’est rien sans son partenaire ! Sherlock Holmes et Watson, Sam Spade et Mile Archer, Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander, le moustachu en slip de Disco Elysium et Kim Kitsuragi.
Très vite, les premières observations conduiront nos détectives à conclure à un lynchage, ce qui donnera rapidement à l’enquête une tournure politique. Dès lors, il s’agira d’essayer d’éclaircir le meurtre, bien entendu, mais aussi de retrouver notre propre identité, et enfin de comprendre la société dans laquelle on évolue.
Rivachol est en effet un endroit où, comme dans un roman de Philip K. Dick, le temps se serait déréglé. Des années 50 uchroniques qui ont des allures de 70s – le disco du titre revient souvent sur le tapis – autant que d’années 1870 (pour les Communards ; les vrais, pas le groupe de Jimmy Sommerville). Il suffit de jeter un œil aux voitures pour se rendre compte de la difficulté d’identifier l’époque…
That’s the Way (I Like It)
Dans ses mécaniques générales, Disco Elysium a tout d’un bon vieux point’n click . On déplace notre personnage à coup de pointeur de souris, on interagit avec certains objets cliquables du décor, on dispose d’un inventaire, et les dialogues se font par choix multiples. Mais justement, c’est là que le jeu se démarque, dans ses dialogues. En premier lieu par leur nombre. L’aventure est d’abord textuelle. On lit beaucoup et on lit souvent dans Disco Elysium. Et si le jeu est à ranger du côté des RPG, c’est aussi grâce à ses dialogues, et à la liberté qu’offrent ceux-ci d’incarner un personnage qu’on modèle plus ou moins à l’envie.
Si, comme dans tout jeu d’aventure, les lignes de dialogues peuvent faire avancer l’histoire, elles vont aussi nous permettre de se forger une identité. Souvenez-vous, notre avatar est amnésique (vous l’avez ?!). Et la cité de Rivachol est empêtrée dans un conflit qui mêle l’industrie locale, les syndicats, une équipe de briseur de grèves, un groupuscule fasciste… Notre personnage pourra se positionner n’importe où là-dedans, au bon vouloir du joueur.
Mais ce n’est pas tout : nous vous disions un peu plus haut que l’aventure démarre dans la tête du joueur. Ceci n’est pas métaphorique. Le tout premier dialogue auquel nous sommes confrontés met en scène le flic et ses différents niveaux de conscience, avec lesquels il dialogue ! L’Empathie, la Logique ou la Volonté ne seront pas toujours d’accord entre elles, et nous ne serons pas toujours d’avis de suivre leurs conseils.
Take Your Time (Do It Right)
Ces différents aspects de la personnalité de notre avatar se retrouvent sur la fiche de personnage. Car c’est l’autre aspect de Disco Elysium en ce qui concerne le RPG : c’est l’un des jeux vidéo les plus proches de l’expérience jeu de rôle papier qu’il nous ait été donné d’essayer. Et si de nombreux RPG usurpent un peu le terme, n’étant souvent que de simples beat’em all avec un écran de stats, dans ce RPG-là, on trouvera effectivement du roleplay !
Une grande partie des dialogues seront alors sans conséquences dans le déroulement de l’aventure, si ce n’est sur la personnalité du héros, et sur l’histoire que l’on se fabrique. Libre à chacun d’approfondir tel ou tel sujet, d’enquêter sur ce monde bizarre dans lequel on évolue, de passer pour un sale con misanthrope ou d’essayer de faire amende honorable pour ce qui s’est passé la veille.
Autre lien direct avec le jeu de rôle papier, les jets de dés. Les situations plus complexes, demandant certaines connaissances ou compétences, se règlent aux dés. Si le succès est assuré, la situation se règle automatiquement, signalant juste entre parenthèses la compétence mise en œuvre. Si le résultat est un peu moins garanti, le jeu nous laisse le choix de lancer les dés ou non.
Le jeu nous permet ainsi au tout début de choisir parmi quatre archétypes, ou de répartir une somme de points sur la fiche de personnage de manière totalement libre. Une option qu’on ne saurait conseiller tant les différentes caractéristiques vous sembleront ésotériques. Par la suite, et de manière assez conventionnelle, ce sont l’équipement et l’expérience qui permettront de faire évoluer le personnage.
Disco Inferno
Les dialogues sont donc l’élément central de Disco Elysium. Le jeu est sûrement le jeu vidéo le plus écrit de tous les temps, et le mieux écrit également. La profondeur de son univers, de son background, donne déjà le tournis. Et va donner un roman, également, qui devrait être publié cette année sous le titre Sacred and Terrible Air.
Mais ce n’est pas que ça. Le travail sur la langue du jeu est vertigineux. Les accents, les néologismes, l’emprunt aux langues étrangères… Le jeu est en effet intégralement en anglais. Si la totalité de l’aventure n’est pas doublée, de très nombreuses lignes de dialogues le sont néanmoins. On appréciera un vocabulaire souvent châtié, parfois inventé, qui colle à l’histoire de Rivachol, ses vagues d’immigration, ses rivalités à travers l’histoire, ses classes sociales aussi. On repérera notamment une place importante laissée au français dans le texte, tant dans les accents de certains personnages que dans le vocabulaire. Comme si la langue locale était une sorte de cajun. Bon courage, d’ailleurs, aux traducteurs, tant la tâche semble ici être mission impossible…
Le revers de ces qualités d’écriture, c’est qu’elles prennent peut-être le pas sur le gameplay. Si Disco Elysium offre des possibilités de roleplay parmi les plus poussées du jeu vidéo, il n’en est pas de même avec son système de jeu convenu, voire défaillant. Ainsi, le temps, on l’a dit, est déréglé à Rivachol. En termes de game sysem, il ne passera que lorsque votre personnage s’adonnera à une activité ou pendant les lignes de dialogues. Ce qui peut vite conduire au blocage, ou à un fast-reading qui viendrait peut-être gâcher un peu l’expérience.
Il faut dire que ZA/UM est plus un collectif d’artistes qu’un vrai studio de développement de jeux vidéo. On le voit à travers la direction artistique du jeu, superbe, à l’aspect fait-main, comme une espèce de tableau à la gouache numérique. Ainsi, l’expérience est aussi visuelle et littéraire qu’elle est vidéoludique, il faut avoir ce constat à l’esprit avant de se lancer dans l’aventure.
Disco Elysium est un jeu à part. Radical dans ses choix, il propose probablement ce qu’il y a de plus proche d’une expérience jeu de rôle sur table pour un jeu vidéo. Son écriture est particulièrement inspirée, aussi bien dans ce que le jeu raconte que dans la façon dont il le raconte. À tel point qu’on a du mal à croire que la promesse d’une traduction dans l’année pourra être tenue. En tous cas, pas à ce niveau de qualité.
Malheureusement, cela se fait au détriment du gameplay qui, sorti des phases de dialogues, se montre bien trop convenu, voire parfois boiteux (la gestion du temps…). Autre souci, la qualité de la langue exige une maîtrise relativement importante de l’anglais et sera un frein pour les joueurs ayant choisi espagnol en LV1. Sorti de ces exigences, Disco Elysium propose une aventure dans laquelle on se plonge avec délice, d’autant que le spectacle graphique n’est pas non plus en reste.