Lors de l’annonce de Decarnation, nul doute que la petite équipe de développement d’Atelier QDB savait à quoi s’attendre. En effet, s’il y a un genre en proie à l’évolution perpétuelle, quelle que soit son époque, c’est bien l’horreur qui, en dépit de mécanismes huilés et de ficelles maintes fois revues, parvient toujours à nous surprendre. Tout en atteignant son objectif premier : nous faire peur, sachant que ce sentiment est très intimiste. Un tour de force majeur qui pourrait aisément mettre le studio français dans la panade, le défi étant de procurer des sensations identiques tout en empruntant la voie du narratif en pixel art. Énième tentative osée ou essai transformé ?
(Test de Decarnation réalisée sur Switch via une copie fournie par l’éditeur)
Descartes nation
Sorties un peu du bois à la surprise générale, les têtes pensantes de la firme ont pris le temps d’installer leur univers pour leur première production. Entre trailers énigmatiques et versions d’essai convaincantes, l’identité de Decarnation semblait remplie d’inspirations tout en évitant la redite et le plagiat à outrance. Forcément, lorsque le sieur Akira Yamaoka, maestro des partitions de la plupart des Silent Hill entre autres, fut annoncé sur le projet, nous ne pouvions qu’être rassurés quant à la direction de celui-ci. Autant ne pas faire durer le suspense indéfiniment : oui, en parlant d’atmosphère, toutes les promesses sont tenues ! Concernant le gameplay, le jugement est complètement différent et dépend énormément de vos accointances. Cependant, chaque chose en son temps et pour bien saisir l’essence de l’œuvre, il convient de la présenter correctement.
Decarnation est une production narrative. De facto, inutile de se creuser la tête plus que de raison ; le soft fait la part belle à son scénario et il est évident que si celui-ci était bancal, toutes les intentions se seraient écroulées. Par chance, l’expérience est intense ! Il serait criminel de trop vous en dire trop sur l’histoire du jeu. Sachez juste que vous incarnez Gloria, une danseuse d’un cabaret parisien du début des 90s (le « Black Swan« , ça ne vous dit rien ?) à la croisée des chemins. Vie amoureuse foireuse, rapport à la séduction flou, période de transition, patron ambigu… Notre héroïne subit sa vie plus qu’elle ne la croque en dépit des bonnes apparences et d’un relatif succès dans le monde coquin de la nuit. Évidemment, vous vous en doutez bien, tout va basculer pour emmener le personnage vers un enfer somme toute très personnel.
S’il fallait évoquer une qualité indiscutable du jeu, ce serait bien évidemment son incipit et sa capacité à poser les enjeux dès le début, sans se perdre dans les méandres des discours capillotractés, vecteurs d’une vraie-fausse épaisseur du récit. Le contexte est rapidement posé et les personnages ne sont pas bien nombreux. D’ailleurs, ils sont particulièrement bien écrits, car malgré le mystère qui entoure leur existence, une saynète, une phrase, un geste suffisent à les définir et à leur donner une personnalité. Mention spéciale décernée à Bob dont les apparitions sont stratosphériques, évasives et fascinantes. Pas besoin de doublages, les bulles de texte étant amplement suffisantes. Cependant, nous déplorons à cette heure quelques coquilles qui cassent un tant soit peu l’immersion. Un patch est dans les tuyaux, mais il est important de le mentionner même si l’ensemble reste parfaitement compréhensible.
Gloria : data stories
Certes, les références pleuvent et, l’espace d’un instant, cela est aussi impressionnant qu’inquiétant. En effet, quid du néophyte ? Par bonheur, le pastiche est aisément esquivé et chaque inspiration est particulièrement utile afin d’illustrer le propos. De David Lynch à Howard Philipps Lovecraft, en passant par papy Poe voire Buñuel, les géniteurs de Decarnation ont aussi ajouté une petite touche « à la The Binding of Isaac », ce qui est loin d’être absurde dans le sens où pas mal de thèmes similaires sont abordés avec une vision au mieux malsaine, au pire complètement glauque et malaisante. Vous promener à l’intérieur d’un ascenseur émotionnel ? Atelier QDB y parvient sans encombre, vous faisant passer de la quiétude à l’épouvante en un claquement de doigts grâce à un rythme absolument fabuleux, où même les traditionnels jumpscares sont si bien millimétrés qu’ils glaceront le sang des plus avertis. En admettant que leur sensibilité ne soit pas en berne, mais là n’est pas le débat.
Sexualité, perversion, isolement, amour, enfance, introspection… Si le spectre du gloubi-boulga indigeste planait au-dessus du jeu, il n’en est rien. Paradoxalement, toute cette hétérogénéité a un sens profond qui se dévoile au fur et à mesure et, comme nous le disions, pas besoin de trop en dévoiler. Chaque immeuble, chaque PNJ, chaque effet suggère ce qu’il y a à saisir sans obscurantisme aucun. Bien sûr, vous serez très gêné, mais à l’inverse des excès du torture-porn, l’histoire de Decarnation dispose d’une subtilité envoûtante. Entre réalité et cauchemar, la frontière est aussi gracile qu’une feuille de cigarette.
De surcroît, la colorimétrie est toujours juste et si (par malheur), vous coupez le son, vous serez en mesure d’assimiler quelle ambiance ressentir. De la grâce funèbre, que diable ! Les craintes inhérentes au pixel art sont anéanties et il est perturbant de discerner sans effort chaque expression des visages, et ce même si la caméra est très éloignée des protagonistes. L’environnement nous écrase littéralement et l’étroitesse de certaines zones est oppressante, d’autant plus que chaque élément du décor a été savamment étudié avant d’être placé. Ce tapis à la Shining…
Bob dit « l’âne »
Rien n’aurait été possible sans une OST digne de ce nom et si ce dogme est valable pour l’ensemble du jeu vidéo, il se vérifie sans encombre ici ! Comme nous vous l’indiquions il y a quelques semaines, Yamaoka est de la partie et le sensei est à la hauteur de sa réputation ! Ses pistes font mouche et rappellent à quel point la discrétion sonore sert le discours et si la majestuosité orchestrale est absente, c’est parce qu’elle desservirait le climat de Decarnation. Le natif de Niigata vise juste, à nouveau, mais restreindre la BO à son travail serait injuste. Ainsi, les mélodies de Corentin Brasart et de Alt 236 ne sont pas en reste, loin de là, et la douce sensation de l’alchimie entre la note et le pixel embras(s)e l’aventurier de cet univers lugubre, du début à la fin.
Et nous serons de fieffés filous si nous n’évoquions pas l’utilisation des chansons de Fleur et Bleue, toujours à contretemps pour sublimer le vertige. De « Dans la 3bis » à « Lizzy et Marco », la quintessence de ce Paris finalement pas aussi dystopique que nous pourrions le penser nous explose à la tronche, comme une accusation face à cette accoutumance mensongère qui laisse tant de gens, dont notre chère Gloria, sur le carreau.
N’oublions pas non plus l’efficacité des bruitages de Decarnation qui brillent par leur justesse, nous laissant vagabonder entre émerveillement et profond dégoût. Plus fort encore : si vous n’entendez plus ce vent, c’est qu’il paraît si naturel que votre esprit ne le verra plus comme une valeur ajoutée, mais bien comme un segment formant un tout tel un élément indispensable de la diégèse. Le mixage est, au bas mot, extraordinaire et cela souligne le sens du détail de Decarnation où chaque plateau est le fruit d’un travail d’orfèvre, synonyme d’une besogne méticuleuse jusque dans les moindres recoins. Chapeau bas, les artistes !
« Taille ici Bob ! »
« Et le gameplay, boudiou ! » rétorque-t-on dans les chaumières. C’est là où le bât blesse, ou c’est à cet instant que sa simplicité fera sens. Tout dépend de votre appétence pour le média du jeu vidéo, fatalement. En effet, qui dit narratif dit « technicité aux abois ». Les géniteurs de Decarnation le savent : il faut varier sans se perdre dans des mécanismes trop complexes. L’exploration se taille donc la part du lion et, si l’on se fie à une certaine doctrine, vous vous contenterez d’activer le stick gauche. Ni plus, ni moins.
En outre, ce constat serait bien trop réducteur. Perdue dans des arènes un poil infimes, Gloria aura l’occasion de discuter avec des PNJ plus ou moins importants. Si certains feront avancer l’histoire, d’autres seront des faire-valoir du lore ; in fine, le procédé est judicieux. De plus, cela engendre des flâneries à la limite du voyeurisme dont le but est de nous maintenir la tête sous l’eau, sans espoir réel de respirer entre deux révélations difficiles à encaisser. Pour le reste, vous trouverez dans Decarnation des énigmes dont la résolution demande quelques minutes de réflexion, sans vous bloquer totalement. Une façon d’allonger une durée de vite (un jeu de mots laid) très sommaire tout en proposant de petits challenges qui rappellent au(x) joueur(s) qu’un peu de résistance est un bienfait pour toute entreprise du ludiciel.
Vous serez aussi confronté à quelques mini-jeux et QTE, dont l’essentiel se base sur le rythme. Normal lorsque l’on parle d’une danseuse, nous direz-vous. Nous noterons quelques imprécisions et un déficit occasionnel de clarté, mais par bonheur, ces étapes ne sont jamais trop étendues. En plus des mini-puzzles, de l’infiltration est occasionnellement au menu et il faut avouer que le level design est intelligent afin de vous permettre de triompher sans trop se prendre la tête. De sournois bugs ont cependant planté notre avancée durant ces moments ; toutefois, rien de rédhibitoire, le rechargement étant une solution salvatrice ! Des irritants minimes qu’il convient de signaler mais qui ne sauraient corrompre l’univers de Decarnation dont une seule maxime illustre le génie : « la mélancolie est le plus légitime de tous les tons poétiques ».
Entre rêve et réalité, les alchimistes derrière Decarnation proposent leur interprétation dérangeante tout en sublimant leur sujet. Sans contestation, la production est un flacon d’allégresse lugubre qui emmène le spectateur dans les profondeurs du désespoir, laissant planer le doute sur les bienfaits de l’existence et de sa grisaille quotidienne. Un tour de force essentiellement narratif, ce qui aura bien du mal à convaincre les détracteurs du genre.
Pour les autres, il ne restera plus qu’à boire le calice jusqu’à la lie, en s’armant de courage avant d’affronter cette espèce de « Ça nietzschéen », fruit de l’exploration des bas-fonds de l’être. Une aventure unique, curieuse et intense, qui mérite de s’y plonger corps et âme…