Dur dur d’assumer sa passion pour le jeu vidéo et sa propre orientation politique quand on se sent le cœur à gauche. C’est déjà assez compliqué comme ça d’assumer un vote à gauche par les temps qui courent, alors quand en plus on y ajoute la complexité d’un loisir qui plaide souvent pour l’équipe d’en face, on a parfois la sensation de d’offrir à l’autre les arguments à même de nous disqualifier. La question est légitime : peut-on être de politiquement de gauche et soutenir le jeu vidéo ?
Best Place to Work (non)
La gauche, c’est historiquement le camp des travailleurs. Et justement, l’industrie du jeu vidéo semble faire peu de cas de ces derniers. Entre (au mieux) les contrats relativement précaires rattachés à un projet, les licenciements massifs que l’on connait maintenant depuis plusieurs années, et les périodes de crunch désormais traditionnellement attachées aux sorties de jeux AAA (certains en font même un argument marketing !), on ne peut pas dire que l’industrie du jeu vidéo soit un lieu de progrès pour le monde ouvrier. GamesIndustry.biz organise chaque année les « Best Place to Work Awards », mais en vérité on se contenterait aisément d’une « Good Place to Work » !
Des conditions de travail auxquelles il faudra en plus ajouter l’ambiance « boys club » qui règne dans de nombreux studios, conduisant régulièrement à des affaires de harcèlement moral et/ou sexuel.
Difficile dans ces conditions d’aller s’offrir une galette sans se sentir un peu coupable, en ayant l’impression que notre achat vaut une forme de validation de tous ces comportements abusifs. Ne dit on pas qu’on vote avec son porte-monnaie ? D’autres nous répondront que participer au succès du jeu, c’est aussi récompenser les efforts des salariés qui ont subi ces conditions de travail, et qui n’ont pas besoin de se voir reprocher en plus un bide commercial à la sortie du jeu ; d’autant que des primes peuvent être liées à l’accueil réservé au titre… Certes !
Et puis tout n’est pas tout noir : on voit régulièrement (moins que les annonces de licenciements, mais quand même) des syndicats se créer, notamment aux Etats-Unis, ou la culture des « corps intermédiaires » comme on les appelle désormais (« syndicat » serait-il devenu un gros mot ?) n’est pas exactement la plus ancrée… Preuve que les choses bougent.
« Être une fille et jouer aux jeux vidéo », designed by FromSoftware
On évoquait ci-dessus les affaires de harcèlements sexuels, dont les employées femmes sont l’immense majorité des victimes. Mais hélas, il n’y a pas que du côté de la production que les filles sont malmenées. Cela ne va pas mieux du côté des joueurs. Et l’égalité, autre valeur chère au peuple de gauche, est régulièrement mise à mal par le jeu vidéo.
Ainsi, pour le peu qu’on soit un tant soit peu progressiste, comment se sentir pleinement membre d’une « communauté » (qui a en fait tout d’un mythe, mais c’est un autre débat) qui met en place le « gamer gate », qui force les filles à se faire passer pour des garçons si elles veulent jouer en paix, ou qui harcèle les streameuses ? Une communauté qui a même du vocabulaire strictement dédié au mépris des joueuses !
Ainsi, des termes comme « e-girl », « booby streamers » ou « Twitch thots » désignent des filles qui tableraient surtout sur leur physique pour gagner en popularité sur les réseaux, sous-entendant assez explicitement un manque de talent par ailleurs. Des termes qui n’ont pas d’équivalent masculin, alors même que des streamers ou YouTubers sans talent, on en a une liste longue comme le bras…
D’ailleurs, si les filles représentent 48% des joueurs en France, elles ne sont que 15% à déclarer se sentir « gameuse » (selon une enquête IFOP de 2024). Un sentiment d’illégitimité trouvant sa source dans la culture masculiniste qui baigne le jeu vidéo.
Jouer ou streamer en paix pour une fille ressemble déjà à un doux rêve, alors s’imaginer l’égal des garçons serait au-delà d’une utopie. Même les avatars faits de triangles font les frais des « mascus » du pad. Les personnages féminins seront soit accusés de ne pas être crédibles face à l’adversité (parce que femmes), soit de ne pas être assez sexy (voir les commentaires qui ont pu être publiés sur Aloy, de Horizon Forbidden West).
Une idéologie réactionnaire qui ne s’arrête pas au sexisme
Pour un Bayonetta (ou un NieR: Automata), qui inscrit le caractère sexy de son personnage dans le discours du jeu et la réflexion qu’il propose, combien de jeux dénudent leurs héroïnes à l’encontre toute logique (les fameuses « armures bikinis !) ?
Pour un The Last of Us Part II, qui porte un véritable propos sur la violence, combien de jeux sont bêtement guerriers, où il s’agira de flinguer tout le monde sourire aux lèvres « parce que c’est la mission » ? Call of Duty Black Ops 6, qui sort à la rentrée, se passera durant la guerre du Golfe. Le titre en profitera-t-il pour se poser des questions sur le bienfondé du « multilatéralisme » à l’Américaine, ou plus généralement, porter un regard rétrospectif interrogeant cette période de l’histoire ? Il y a peu de chances…
De manière générale, et au-delà des jeux inspirés par la guerre (qu’elle soit réelle ou imaginaire), le jeu vidéo est assez partisan de la peine de mort : héritage du cinéma Hollywoodien, on tue des méchants parce que ce sont des méchants, et qu’à ce titre ils méritent bien de mourir. Le nombre « kills » est d’ailleurs vu comme une prouesse. Même dans les jeux d’infiltration, assassiner un ennemi est une solution de secours souvent acceptable : j’ai raté mon infiltration, j’ai dû passer au plan B et tuer tel ou tel ennemi ; c’est moins bien pour mon score, mais « pas grave » pour ma progression dans le jeu….
Alors loin de nous l’idée de faire le parallèle facile (et faux) entre violence vidéoludique et violence bien réelle, et oui, nous avons conscience de l’importance de la catharsis. Cependant, quitte à nous emmener à la guerre, et surtout quand les bases scénaristiques sont historiques, le jeu vidéo serait bien inspiré d’en profiter pour, de temps à autre, prendre un peu de recul, et saisir l’occasion d’y réfléchir deux secondes, comme a pu le faire l’excellent mais trop rare Spec Ops: The Line.
Et puis, sans se limiter à la problématique de la violence, les modèles de réussite érigés par les scénarios de nombreux jeux vidéo restent assez réactionnaires, comme en témoigne l’ascension des personnages sans foi ni loi des jeux GTA, dont le but principal, pour ne pas dire l’unique objectif, est d’accumuler les richesses. Un concept inhérent au média, qui propose, dès sa préhistoire, de réaliser les plus gros scores possibles.
Même un jeu cosy et mignon comme Animal Crossing: New Horizon met en place des objectifs bassement néo-libéraux. Ce n’est d’ailleurs surement pas un hasard si en 2017 (au moins) le RN (encore appelé FN à l’époque) a envoyé une petite escouade de propagandistes sur les forums du site jeuxvideo.com pour se trouver de nouveaux électeurs.
Alors on abandonne et on se met au crochet ?
Pourquoi pas si le cœur vous en dit. Mais on peut aussi se dire que tout n’est pas perdu. D’abord parce que les contre-exemples que l’on cite tout au long du papier existent. Et puis, parce que le jeu vidéo est en pleine mutation.
La multiplication récente des échecs commerciaux de jeux AAA, et, en parallèle, les succès surprises de jeux AA, d’indés, et même de « one man games » (Balatro, Manor Lords…) risquent de provoquer une transformation de la façon dont on fabrique les jeux. À un autre niveau, mais dans une branche « parente » de l’industrie du jeu vidéo, un organe comme Origami s’est ainsi monté sous la forme d’une SCOP, un modèle de coopérative dans laquelle les salariés sont aussi les actionnaires de la boîte, et où chaque voix compte de la même façon.
Des organismes internationaux comme Woman in Games commencent à sérieusement compter, et s’il reste beaucoup de travail à abattre, il n’est pas impossible que du côté des discriminations, les choses finissent par changer. Des scènes alternatives sont de plus en plus présentes, également.
On commence à connaître la scène indonésienne, portée par le succès de jeux comme A Space for the Unbound. Une scène Philippine pourrait émerger derrière le très bon Until Then ou la mise en avant de l’héroïne d’Harmonium, exclu Netflix programmée pour être un gros succès. Autant de territoires inconnus du jeu vidéo, qui, en portant des cultures peu mises en valeur par le média, pourraient aussi en faire évoluer la façon de penser ?
Les choses ont déjà commencé à changer. Les Game Awards – pas la cérémonie la plus gauchiasse du paysage, avec son torrent de pubs et son producteur acheté par Doritos – ont ainsi une catégorie qui récompense « l’impact » d’un jeu, soit sa capacité à faire bouger les lignes. Et c’est d’ailleurs Tchia (récemment ressorti sur Switch) qui a remporté le prix cette année, un jeu qui met en vedette l’un de ces territoires peu représentés dans le jeu vidéo : la Nouvelle Calédonie.
Succès de Balatro ou Helldivers 2 – L’industrie en pleine mutation ?
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