On vous prévient. Ici, nous allons parler gros sous. Beaucoup d’informations circulent en ce moment sur le coût des jeux. Le AAA, formule royale qui avait un boulevard devant elle semble être désormais la fautive et la source de biens d’autres maux. Même si c’est un débat qui revient sur la table à peu près tous les deux ans, cette polémique post 2023 semble avoir un arrière-goût plus amer que d’habitude.
La bonne paye
Commençons par le commencement, le prix. Fixer le prix d’un jeu est un exercice difficile. Les jeux peuvent aussi bien coûter 20€, 40€ que 80€ le jour de leur sortie. Sous quelle angle mesurer ce prix ? À la durée de vie ? À l’aire de jeu ? Au temps de développement ? Au nombre de personnes ayant travaillé sur le projet ? Il est difficile de répondre à ces questions d’autant que l’on confie généralement au marketing le soin d’y répondre. Mais depuis quelques semaines voire quelques mois, les langues se délient : les jeux vidéo ne sont plus assez chers car ils ne sont pas assez rentables.
Beaucoup se rappelle cette phrase choc de Haruhira Tsujimoto, patron de Capcom qui déclarait que les AAA n’étaient pas rentables car le prix de vente ne prenait pas, ou pas assez, en compte les coûts de production. Rassurez vous, Capcom se porte bien, c’est même à notre connaissance la seule entreprise de l’industrie qui a augmenté les salaires de tous ses salariés. Mais rangez les confettis et les cotillons, l’heure n’est pas à la fête.
Cette montée des prix, argument irrecevable pour les joueurs qui estiment que la hausse, retrouvée à chaque nouvelle génération de console, est déjà bien suffisante. Pour nuancer, il faut savoir que le jeu vidéo a déjà couté plus cher. Dans les années 90, les jeux n’étaient réservés qu’à quelques rares privilégiés. Payer un jeu 500 francs était la norme. De plus, avec l’inflation, un jeu qui aurait coûté 50 € à l’époque coûterait aujourd’hui encore bien plus cher.
C’est pourquoi les éditeurs et développeurs ont décidé d’emprunter une voie tierce qui s’est finalement imposée : les DLCs et les micro-transactions. Pour rejoindre l’actualité avec Star Wars Outlaws, sans vouloir rajouter de l’eau au moulin, on rappelle que le jeu est vendu sous trois formes différentes, l’édition standard (69,99€), l’édition Gold (109,99€) et l’édition Ultimate (129,99€). À savoir que ce sont les prix sur PC car les versions consoles sont 10€ plus chères.
Phénomène encore impensable il y a 10 ans, acheter un jeu 40€ plus cher pour jouer 3 jours en avance, avoir quelques cosmétiques en plus et une quête (polémique) avec Jabba, cette façon de vendre un jeu est de plus en plus répandue. Cela révèle bien un modèle économique exsangue, qui ne rentre plus dans ses frais, prêt à tout pour sonder les poches des joueurs.
Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
Toujours chez Ubisoft, la récente qualification du quadruple A pour Skull & Bones montre bien le trouble qui règne au sein même de la terminologie. Avec quelques semaines de recul, il est clair que la piraterie vidéoludique et marketing n’a rien secoué, le léger roulis d’excitation qu’aura amené Skull & Bones est déjà oublié et Ubisoft repart avec un sacré trou dans sa trésorerie, AAAA ou non.
Pourtant, certains semblent être sincères, en témoigne la déclaration du CEO de Saber Interactiv, Matthew Karck :
« Nous ne sommes pas obligés de vendre un jeu à 70 dollars. Je préférerais ne pas le faire, je trouve que c’est cher, je n’aime pas ça. C’est presque injuste. Une partie de la raison pour laquelle Helldivers 2 a eu le succès qu’il a eu [est] parce qu’il est proposé à un prix beaucoup plus bas et qu’il est accessible. »
Mais le prochain Warhammer 40,000: Space Marine 2 sera bien vendu au tarif maximum. Tartufferie ? Comme dans toute communication, mais il serait simpliste de résumer ces propos à cela. Car l’industrie a les mains liées. Vendre un jeu moins cher lui donne une image de produit « pas au niveau », de « pourrait mieux faire avec un plus de budget » en bref de « AA oubliable ».
On l’aura bien vu sur le dernier Assassin’s Creed. Le jeu aura bien reçu cette étiquette de jeu de seconde zone et aura moins déplacé les foules. Placer son jeu dans une zone de prix alternative pose un souci d’identification. Mais en cas de réussite, comme pour Helldivers 2, le coup est double. Le joueur a la sensation d’avoir fait une affaire et il ressort avec un bon jeu qu’il va parcourir pendant des dizaines d’heures. Nul besoin de dire qu’Arrow Head en sort aussi largement gagnant sur son image de marque.
Le phénomène peut être déplacé aux solo devs, des gens qui produisent leurs jeux seuls, ou presque. L’exemple récent de Manor Lords, un développeur solitaire (sa femme s’est tout de même occupée de toute la partie marketing, ne l’oublions pas) qui réussit à placer son jeu dans 2 millions de wishlists sur Steam est très parlant. Bien que le titre ouvre la porte du modèle économique de l’early access, nous allons la refermer pour empêcher toute digression sur un sujet déjà vaste.
Est-ce que les solo devs, avec leur Balatro, leur Undertale, leur The Binding of Isaac ou leur Vampire Survivors vont casser le AAA ? Ils viennent le titiller c’est indéniable, mais les chiffres n’inquiètent pas encore les géants AAA. Toutefois, ces jeux interrogent : un Balatro, vendu 14,99€ et produit par une seule personne n’est-il pas paradoxalement plus cher qu’un Spider-Man vendu 80€ fabriqué par plus de 400 personnes ?
Le cercle vicieux dans lequel le AAA s’agite tel un hamster dans sa roue a de quoi inquiéter. Les jeux étant de plus en plus chers à produire, leurs valeurs augmentent. Sauf que le palier d’augmentation n’est « déverrouillable » qu’au changement de génération, à peu près tous les 6 ans. Des idées sont proposées pour sortir de ce cercle vicieux, un système de pourboires pour les développeurs par Mike Ybarra, des licenciements, ou bien encore… des licenciements.
Echo de la culture américaine du tips, qui rappelle la prime Metacritics (généralement, les développeurs ont droit à une prime si le jeu dépasse 85), cette solution n’augure rien de bon. Chantage affectif sur le joueur, responsabilité supplémentaire sur le dos des développeurs, traçage du pourboire, qui va normalement directement dans la poche du concerné, plus que difficile, bref, cette énième prise de température a été moqué mais le fait qu’elle ait été osé est édifiant.
Et la roue du hamster va très vite. Immortals of Aveum, qui est un jeu moyen, a eu 45% de son équipe limogée trois semaines après la sortie du jeu. Avec une campagne marketing d’EA presque absente pour le jeu, dommage, c’était son rôle d’éditeur, les solutions apportées à l’échec sont plutôt drastiques. Et cela mène à un autre problème.
D’un point de vue RH, l’industrie du jeu vidéo n’arrive pas à garder ses seniors. On le voit dans une étude de Games Jobs Live, au Royaume-Uni, les tranches d’âges les plus touchées par les licenciements sont les seniors. Les compétences, qui sont souvent très pointus dans cette industrie, s’en vont et les savoir-faire des studios par la même occasion.
Virer un senior comporte plusieurs avantages. Premièrement, une personne de 40 ans trouve le crunch moins fun lorsqu’il a 2 enfants et une vie de famille qui demande son attention et sa présence. Deuxièmement, avec les compétences viennent aussi les revalorisations salariales, le senior a des compétences mais il coûte cher.
Renversons le problème, avec une base salariale plus jeune, on favorise : la pérennisation de la culture du crunch, le fameux « métier passion », des salaires moins hauts, qui soit dit en passant sont très bas dans l’industrie du jeu vidéo. À compétences égales, n’importe quel secteur ou presque sera mieux payé, là encore, pas de quoi faire rester les plus aguerris. Et les cultures toxiques ne favorise pas l’épanouissement personnel et ne donne pas envie de faire carrière au même endroit bien longtemps.
Comment faire de bons AAA si le savoir-faire n’est plus là ? De quoi jeter quelques ombres au tableau.
De l’eau dans le GaaS
Il serait difficile de parler du prix des jeux sans évoquer leurs différents moyens de consommation. La vitalité du Gamepass et ces autres formes de revenus qui détournent l’irrigation financière du modèle roi est un vrai problème pour le modèle AAA. Autrefois, le AAA était la source principale de revenus pour les développeurs et les éditeurs, aujourd’hui, c’est toujours le cas, mais le modèle rentre de moins en moins dans ses frais comme on l’a vu plus haut.
La mode du GaaS, du jeu service, est en train de doucement passer. En témoigne la sortie de Jim Ryan, ancien patron de Sony, stratégiquement tourné vers le jeu service. L’estime de cette formule est nulle et ne séduit plus du tout, elle est même parfois l’argument principal pour descendre un jeu, Suicide Squad est en l’exemple parfait. Toutefois, la faute n’est pas à mettre sur le dos des développeurs, ici Rocksteady, les projets imposés sont malheureusement une norme.
C’est avec tristesse que l’on voit beaucoup de projet séduisant emprunter la voie du jeu service, la rétention de joueur étant souvent l’objectif assumé de certains jeux. Sur ce point, et nous pourrions en parler des heures, il convient de poser la question suivante : à quoi sert un triple A ? Une des réponses serait celle-ci : un triple A est avant tout un jeu qui cherche à vendre des consoles.
Spider-Man 2 ou Last of Us sont là pour cela : engager les clients à se tourner vers une PS5 plutôt que vers une Xbox ou un PC. Mais là encore, le AAA n’est plus le seul à remplir ce rôle. On peut aujourd’hui se tourner plus facilement vers une Xbox car la formule du Gamepass est plus intéressante que le Playstation Plus, God of War ou non.
Microsoft a essayé de changer la donne avec son basculement stratégique concernant des exclusivités fortes restant dans un seul écosystème. On a vu la prise de température : des rumeurs de bascule pour Hi-Fi Rush, c’est passé, des rumeurs pour Sea of Thieves, grincements de dents, mais cela passe, des rumeurs sur un Indiana Jones ? Levé de boucliers. Bon, attendons encore un peu, les joueurs ne semblent pas prêts.
Toutefois, le service d’abonnement montre lui aussi des signes de fatigue. Bien que les communications de la part de Microsoft, mais aussi des autres, sur le nombre de ses abonnés soit assez opaque, le SELL a indiqué qu’en Europe, les services d’abonnements connaissent une baisse de 39%. Les prix grimpent, ce qui montre aussi un moyen pour les plateformes de combler le manque prévisionnel. N’enterrons donc pas le AAA trop vite.
Comment parler du Gamepass sans parler du dématérialisé ? Là encore véritable sujet que nous nous contenterons de survoler, le dématérialisé est une véritable aubaine pour l’industrie. Avec toujours 30% de commission qui date d’une époque reculée et des sorties physiques beaucoup moins fréquentes pour éviter les coûts de fabrication, les gains sont non négligeables.
C’est aussi la consommation des jeux qui changent. On pourrait parler encore une fois bien trop longtemps du critère de durée de vie du jeu. Rappelons que les premières expériences vidéoludiques, sur borne d’arcade, n’étaient pas faites pour être terminées. C’est dans le milieu des années 90 que ce critère est arrivé et a commencé à être juxtaposé au prix.
La popularité énorme de Howlongtobeat témoigne bien de cette nouvelle consommation du jeu par rapport au temps. Nombre de joueurs le disent : leur temps de jeu s’est réduit. Avec l’âge adulte, on ne joue plus autant qu’avant, vie de famille, travail, etc. Le public des joueurs est vieillissant, du moins ceux qui consomment du triple A. Une étude montre que seulement 8% du temps de jeu mondial de 2023, hors Chine et hors jeu mobile, est alloué à des jeux sortis en 2023 (ne sont comptés que les jeux qui ne sont pas des suites qui sortent tous les ans, comme Call of Duty ou Fifa).
Toutefois, l’offre n’est plus la même, nous sommes en avril 2024 et nous n’avons pas encore terminé tous les jeux de 2023 qui nous tenaient à cœur, le PS+, Gamepass rendent disponibles de nouveaux jeux chaque mois, bref, l’offre sature le marché et un jeu trop long fait maintenant plus peur qu’il n’attire.
En 2024, la recrudescence du piratage montre encore l’essoufflement du modèle économique du jeu vidéo (ou peut-être un pouvoir d’achat trop faible ?). Il y a de cela encore 5 ans, on pensait la pratique morte et enterrée par Steam et Netflix, seul les pirates aux convictions politiques fortes restaient à la barre mais l’inflation souffle un vent nouveau dans les voiles du piratage.
Cette culture pirate aura aussi eue le mérite de faire baisser les prix des jeux sur PC, sortir un jeu sur console est également plus compliqué (le jeu est plus difficilement approuvé, le DevKit est plus cher sur console, etc.) mais c’est surtout le monopole des consoles et des stores qui forcent les joueurs à payer le prix fort. Une machine, un store, ce qui est beaucoup moins vrai sur PC où il existe une pléthore de stores qui se font concurrence.
Le prix des jeux est un sujet vaste et passionnant car il englobe beaucoup de problématiques assez complexes. Il est également un sujet brûlant car il touche l’accès au jeu vidéo d’un point de vue matériel et est en même temps très incertain, les contre-exemples étant multiples et les imprévues (comme le Covid) peuvent fausser toutes les prédictions. Néanmoins, les mutations se font ressentir et le passage vers une nouvelle consommation du jeu vidéo est maintenant indéniable.
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