C’est le jeu de ce premier trimestre 2022, Elden Ring, dernier-né du studio FromSoftware, est un succès critique (et commercial) retentissant, et l’occasion était trop belle pour ne pas décortiquer son game design avec Emeric Thoa, co-fondateur du studio The Game Bakers (derrière l’excellent Furi).
En effet, ce dernier s’est fendu d’un tweet très pertinent sur ce que représente Elden Ring, dont le game design va à l’exact opposé du cahier des charges d’un triple A moderne. L’occasion de découvrir avec lui ce qui fait un peu la magie du jeu vidéo au final.
NG+ : Elden Ring est un véritable carton. Pourtant, en reprenant votre tweet, il semblerait qu’il soit à l’opposé de ce que l’on demande aux game designers en général. Aujourd’hui, que demande t-on aux game designers ? Quelles sont les « règles » et pourquoi ?
Emeric Thoa : En général, quand on veut faire un jeu grand public et des millions de ventes, on essaie de s’assurer qu’un maximum de gens vont se sentir capables d’y jouer. Chez les game designers, ça se traduit par tout un tas de sujets à couvrir autour de la compréhension, de la difficulté et de l’accessibilité. Les développeurs vont faire des sessions de tests avec des joueurs réels (pas du test technique, du test qui sert à voir si les joueurs s’en sortent), et améliorer le jeu autour de ça.
Par exemple, ça va concerner le fait que les joueurs sachent quels sont leurs objectifs, où ils se trouvent et comment s’y rendre. Mais aussi la prise en main des contrôles, la compréhension des mécaniques de jeu. On va essayer de permettre à plusieurs types de joueurs de trouver la difficulté qui leur convient. On va essayer de rendre chaque information importante visible nettement à l’écran, à grand renfort d’effets spéciaux, éléments de HUD, bruitages ou vibrations.
Elden Ring est intéressant parce qu’il semble contourner la plupart de ces objectifs pour privilégier une découverte naturelle de tout ça par les joueurs. La narration est aussi sur ce modèle. Il ne raconte pas l’histoire aux joueurs. C’est aux joueurs de relier les éléments du lore pour comprendre l’histoire. C’est un style qui ne convient pas à tout le monde, mais pour les curieux qui aiment s’immerger dans un monde ouvert, quitte à y passer des heures pour en comprendre les règles, c’est une expérience unique.
NG+ : Que pensez-vous de ces règles de manière générale ?
E.T : Les bonnes pratiques de game design qui servent à rendre le jeu clair et accessible ne sont pas mauvaises. L’énorme majorité du temps, elles sont d’ailleurs tout à fait pertinentes. En accessibilité pure, avoir la capacité de régler la taille des sous-titres ou de changer les contrôles, c’est toujours une bonne chose. En termes d’expérience de jeu, certains jeux ne gagnent rien à être inutilement compliqués, désorientants, difficiles.
Donc je pense qu’en général, c’est bien de faire de son mieux pour rendre le jeu jouable par le plus grand nombre. Mais, il y a un mais. À force d’avoir voulu que tous les jeux soient jouables par toutes et tous, on a un peu trop standardisé ces règles, un peu trop chargé les HUD d’indicateurs d’objectifs, un peu trop fait des quest log qui ressemblent à des to-do list, un peu trop adapté la difficulté. Quand les jeux Souls sont arrivés, ils ont su capturer une niche (grosse niche) de personnes qui ont trouvé séduisant d’avoir à s’investir, de galérer à chercher ou recommencer pour finalement comprendre et trouver par eux-mêmes.
Et comme c’était (et c’est toujours un peu) les seuls à le faire, ils sont respectés pour ça. Si la proportion s’inversait, si tous les jeux étaient obscurs et super difficiles, celui qui sortirait un jeu facile d’accès serait le roi du monde.
NG+ : Qu’avez-vous pensé de Elden Ring (du point de vue d’un créateur de JV) ? Comprenez-vous son succès ?
E.T : Je ne suis qu’au début, mais j’ai joué suffisamment (et à d’autres jeux de FromSoftware) pour comprendre effectivement que l’expérience est à la fois unique, très riche et profonde, très immersive, et satisfaisante. C’est un peu l’équivalent de Zelda BotW en plus sombre, plus mystérieux, plus « adulte ».
Je comprends le succès auprès d’un grand nombre de joueurs et joueuses (dans un genre niche, c’est énorme), mais je suis quand même surpris de l’uniformité des notes de la part de la presse. Récemment, un jeu comme Sifu a eu beaucoup moins de clémence juste parce qu’il était lui aussi un peu difficile (et pourtant, à mon sens, bien plus facile d’accès). Je m’attendais à voir des bonnes notes, mais aussi des mauvaises, ici et là.
NG+ : Voici l’article d’un de mes collègues, qui a découvert le gameplay des SoulsBorne grâce à Elden Ring. Que pensez-vous de son avis ?
E.T : C’est assez classique, c’est pour ça que je dis qu’Elden Ring reste malgré son succès un jeu de niche. Ce n’est vraiment pas pour tout le monde. Je pense qu’il se trompe en supposant que le jeu est fait pour être joué avec un let’s play sous les yeux. Au contraire, le plaisir vient avant tout des surprises dont le jeu est parsemé. Mais pour tout le reste, je comprends son problème.
Il dit lui-même qu’il n’a pas le temps pour ça. Or, tout l’intérêt du jeu vient de la satisfaction à voir du temps et des efforts investis se transformer en quelque chose d’intéressant : une surprise, une nouvelle zone, un loot, une découverte quelconque. Il dit avoir joué deux heures… quand j’ai découvert Bloodborne, j’ai joué une vingtaine d’heures en maudissant le jeu, avant de m’extasier complètement. Pas pour tout le monde, en effet ! 🙂
NG+ : Qu’est-ce qu’Elden Ring nous apprend au final ?
E.T : Une leçon parmi d’autres, c’est sans doute que si le cœur de l’expérience est bonne et que l’exploration est juchée de surprises et de mystères, il vaut mieux ne rien spoiler en voulant à tout prix tout expliquer et clarifier. S’il y a une forte motivation à rester dans le jeu, il y a vraiment du plaisir à tout découvrir par soi-même.