Fiche de perso est une rubrique dans laquelle nous tirons le portrait d’acteurs du jeu vidéo, réels ou fictifs, qui pèsent ou ont pesé sur l’industrie. Aujourd’hui, on retourne sur l’histoire de l’E3, ex-plus grand salon du jeu vidéo, dont la fermeture a été officiellement annoncée par ses organisateurs il y a quelques jours.
L’E3, c’est fini. Après avoir été annulé de manière répétée depuis la pandémie de Covid, alors que la majorité des acteurs principaux de l’industrie lui avait tourné le dos, difficile d’être surpris par la dernière annonce de l’ESA. Si le salon a été, dès sa première édition en 1995, l’événement à ne pas rater pour les éditeurs comme pour les journalistes, force est de constater qu’au fil des années, l’image de l’événement s’est érodée, à tel point que cette fermeture n’était qu’une question de temps.
En même temps, au bout de 28 ans, le paysage dans lequel se place l’E3 a bien changé. Ce paysage aurait-il cependant tellement changé qu’il n’y aurait plus de place pour un tel événement ? Pourtant, des événements comme la Gamescom ou le Summer Game Fest ne se sont jamais aussi bien portés. Il y a bien une place pour eux. Alors, pourquoi n’y en a-t-il plus pour l’E3 ?
Pour comprendre ce qui aura mené l’E3 à sa perte, il faut revenir sur ses origines. La première édition de l’Electronic Entertainment Expo est avant tout une réponse de l’industrie du jeu vidéo à celle de l’informatique. Dans les années 1990, le statut du jeu vidéo est loin d’être ce qu’il est aujourd’hui. L’industrie se remet péniblement du krach de 1983, et les États-Unis, détrônés par le Japon sur le marché, voient le jeu vidéo comme un type de jouet.
C’est pourquoi les entreprises du jeu vidéo n’ont pas de vecteur direct pour présenter leurs sorties à venir – elles se retrouvent au fin fond du CES, le Consumer Electronic Show, loin derrière les télévisions, les téléphones et autres gadgets électroniques. Pire encore, Sega se retrouve exclu dans une tente à l’extérieur de l’événement, et la dernière console flambant neuve présentée par le constructeur, la Mega Drive, se retrouve trempée suite à une averse.
L’industrie a besoin de tirer son épingle du jeu. Patrick Ferrell, fondateur du journal GamePro, imagine un événement qui permettrait aux trois acteurs principaux du jeu vidéo d’interagir en centralisant les annonces. Les journalistes et les commerçants pourraient, pendant quelques jours, aller directement à la rencontre des studios, qui présenteraient leurs sorties à venir. L’idée de l’E3 était née.
Et ça tombe bien, parce que justement, malgré leurs différends, les grands studios se sont retrouvés obligés de collaborer il y a quelque temps, alors que l’industrie entière avait reçu un ultimatum de la part du gouvernement américain. L’ESA, l’Entertainment Software Association, est alors née de cet accord, elle rassemble les studios majeurs de l’époque et est notamment responsable de la classification ESRB (l’équivalent de notre PEGI aux États-Unis) ainsi que des relations publiques plus généralement.
Patrick Ferrell prend avantage de cette collaboration pour donner corps à son idée. Certains ne sont pas forcément d’accord, comme Microsoft et Nintendo qui ont réussi à s’en sortir avec le CES, mais ces studios se retrouvent forcés de suivre la marche lorsque le salon généraliste s’agenouille et laisse la place libre à l’E3.
Ils seront cependant les grands perdants de cette première édition : si Sony, avec sa PlayStation à 299$, est le studio qui se fait le mieux remarquer de l’événement, Nintendo et Microsoft sont relégués à des halls adjacents par manque de place.
« Grands perdants », car paradoxalement, si l’E3 est né d’une alliance, la guerre des consoles y bat son plein. Et, à ce moment, ce sont de réels enjeux qui sont disputés dans ce conflit. La querelle entre Sega, avec sa Saturn à 399$, et Sony et sa PlayStation, reste l’affaire la plus mémorable de l’événement.
Les conséquences de « gagner l’E3 » ou de « perdre l’E3 » ne sont pas les mêmes non plus : l’événement n’est pas une affaire d’influenceurs, mais bien de commerçants. À l’issue d’une conférence réussie, les vendeurs faisaient commande directement auprès du studio. Steve Race, président de PlayStation à l’époque, avait alors bien compris cette logique :
L’E3 était une affaire de commerce avec les revendeurs, des commandes étaient réellement notées, de l’argent était gagné et perdu. Aujourd’hui, l’expo est surtout une grosse conférence de presse. Gagner ou perdre l’E3 n’a plus vraiment le même impact commercial.
Ce premier E3 donne le ton qu’aura l’événement lors de son âge d’or. Avec un impact concret sur l’industrie et centralisant la majorité des annonces de l’année, à travers des conférences qui se veulent mémorables et sujets de discussions. Le salon rencontre bien évidemment quelques difficultés, mais l’E3 reste un incontournable.
Il se crée une image qui perdurera la majorité de son existence, avec des conférences remarquables, des célébrités du calibre de Steven Spielberg sur place, et de gros enjeux pour tous les studios : quand on développe des jeux, il faut être à l’E3.
Cependant, cela a un coût. Les gros stands et les conférences mémorables sont chères. Vers 2006, l’E3 commence à subir ses premières remises en question : d’un côté, les éditeurs ne veulent plus s’engager dans des projets aussi coûteux, de l’autre, l‘E3 commence à faire face à des restrictions de plus en plus strictes sur la manière dont les éditeurs promeuvent leurs produits.
C’est à ce moment que les premières fissures apparaissent. Elles sont causées, plus que par les femmes en petites tenues, par la montée d’un internet libre et facilement accessible. À partir de 2006, le salon doit changer et s’adapter à un nouveau paradigme : une décentralisation qui touche autant l’information que la vente. Désormais, c’est sur des sites comme Reddit que sont débattues les conférences et annonces plutôt qu’à travers les commentaires de journalistes.
Les joueurs commencent également à commander et vendre leurs jeux eux-mêmes, les boutiques et autres revendeurs commencent à perdre de l’importance. Si l’événement reste le moment crucial de l’année pour les studios, les enjeux changent, et les éditeurs, s’ils ne le comprennent pas forcément encore, le ressentent. Pour autant, le changement est en cours – l’industrie est loin d’avoir achevé la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. L’E3 n’a pas dit son dernier mot et le salon reprend vite du poil de la bête. C’est toute une culture que l’E3 a créée.
En 2009, l’abondance critiquée par les entreprises conviées est de nouveau la norme : des figures médiatiques sont de nouveau invitées, Microsoft va jusqu’à inviter les Beatles survivants pour promouvoir le prochain Rock Band, la surenchère pour impressionner les journalistes est de nouveau de mise. on ne pense pas alors que quatre ans plus tard, un premier coup serait porté à l’événement.
Pourtant, c’est en 2013 que Nintendo casse cette tradition. Le constructeur utilise une forme nouvelle pour sa conférence : c’est à ce moment que le Nintendo Direct naît. Pour la première fois, la conférence, plutôt qu’effectuée sur scène par le personnel du studio, est pré-enregistrée et diffusée au public présent à l’événement.
Non seulement cela laisse entendre que l’E3 n’est plus une priorité, mais cela souligne également que le paradigme énoncé dès 2006 se révèle de plus en plus vrai : les médiateurs que représentaient les journalistes et les revendeurs ne sont plus nécessaires. Ils ne font plus – ou moins – la pluie et le beau temps de l’industrie. L’entreprise souhaite désormais directement s’adresser au consommateur.
Cela a une conséquence directe et concrète : aussi efficace soit une vidéo, elle aura forcément moins d’impact que des personnes parlant réellement sur scène. Alors, le public visé par Nintendo, le consommateur qui regarde les conférences sur son PC, ça ne change rien, mais c’est une différence considérable pour les personnes présentes à l’événement. Et c’est aussi un changement radical pour la culture développée autour de l’E3.
L’E3 était certes composé d’annonces… mais aussi de moments d’anthologie, qui sont l’une des formes que prend la mémoire des communautés sur internet. Si nous ne sommes pas là pour vous faire un « top 10 des moments les plus mémorables de l’E3« , ce serait manquer de discernement que d’ignorer entièrement le rôle de ces moments dans le rayonnement de l’événement.
Cette fois, Nintendo est visionnaire. La conférence pré-enregistrée s’adresse à un public plus général que les journalistes et revendeurs. Un public qui sera invité au cœur de l’événement à partir de 2017, une décision polémique qui fait éclater au grand jour l’incapacité de l’E3 à réellement s’adapter à ce nouveau rapport.
Là où une Gamescom est pensée pour accueillir à la fois un public généraliste et une presse privilégiée dans des espaces définis, l’E3 place les deux dans la même arène, ce qui résulte en une édition catastrophique.
L’E3 perd encore plus en prestige – un mouvement amorcé lorsque des influenceurs avaient commencé à être invités – et, pire encore, démontre toute son incapacité à s’organiser. Prévu dans un espace trop petit, le public s’entasse et s’aligne dans des files d’attente bien trop longue vu le prix des billets, entre 149 et 249 dollars.
En parallèle, l’E3 continue de saigner et de perdre des studios. L’année 2019 est un coup particulièrement dur avec le départ de Sony – la première entreprise à avoir gagné l’E3. Il semblerait que « gagner l’E3 » n’ait plus beaucoup de sens. On préfèrera, à une conférence sur place, le développement des premiers State of Play en ligne, des conférences numériques.
L’E3 n’est donc plus un événement permettant de faire des affaires : les journalistes et les revendeurs n’ont plus aucun monopole. Ce n’est plus, non plus, le gros moment où les studios présentent leurs grandes sorties de l’année, on lui préfère des événements numériques, voire même des événements physiques dédiés à un seul studio.
Et, si cela ne suffisait pas, l’image professionnelle de l’événement souffre d’une fuite de données : les informations privées des journalistes présents sont récupérées et diffusées en 2019. L’E3 perd la confiance de ses premiers alliés, les journalistes.
Pourtant, l’ESA n’est pas au bout de ses peines : 2020, la pandémie de Covid-19… Dès 2020, l’E3 doit faire un bond vers le tout-numérique, un bond qui n’est pas très bien négocié. L’ESA refait entièrement sa communication, en visant avant tout les influenceurs et le public général, ce qui déçoit beaucoup. La réputation du salon n’a alors jamais été aussi basse.
Une réputation qui souffre d’autant plus de l’arrivée d’un nouveau challenger dans l’arène – le Summer Game Fest. Un nouvel événement, pensé entièrement pour être numérique, adapté au système de communication direct entre l’éditeur et son public sans médiateur. Le tout, sans le passif de l‘E3, qui ne peut se renouveler efficacement tant son image est attachée à l’ère où il est né. Pire encore, le Summer Game Fest est vu comme le successeur de l’E3, avant même que celui-ci ne soit enterré.
Une chose est certaine : l’E3 essaie. L’ESA fait tout pour réformer l’événement, mais c’est en vain. Il est impossible de reprendre son statut de figure de proue. Les studios continuent de partir, entre des excuses vides de sens et des événements organisés par eux-mêmes.
La fin de l’E3 n’aura été une surprise pour personne. Sur ces dernières années, l’événement était au mieux un zombie vide de sens, au pire un fantôme discret. Si c’est effectivement les échecs de l’ESA qui participent à cette fin, l’E3 est avant tout tributaire de sa propre raison d’être.
Lorsque Patrick Ferrell pense l’événement, le jeu vidéo n’a rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui. Le paysage de 1995, inconnu d’une grande partie des joueurs actuels, présentait des particularités qui rendait l’idée d’un grand rassemblement comme l’E3 nécessaire.
Il fallait que les deux principaux vecteurs de diffusion du jeu vidéo aient un accès simple aux annonces des grosses sorties à venir. C’était un lieu et un moment d’affaires – en 2024, ce n’est plus ce dont les studios ont besoin. L’ESA s’est alors retrouvé pris en tenaille dans un dilemme impossible : conserver un aspect élitiste et limité, l’image qu’on a attribuée et qu’on attend de l‘E3, ou ouvrir l’événement à un public généraliste ?
En réalité, il n’y aurait pas eu de bonne solution : l’E3 est avant tout une photographie d’un instant, et ne pouvait pas être éternel, pas avec une telle histoire derrière lui. On aura essayé de le maintenir artificiellement, quitte à en endommager l’image.
Pourtant, s’il aura rempli sa première fonction loyalement, des controverses récentes, notamment vis-à-vis de la gestion des Game Awards, soulignent bien qu’il reste un lourd travail à ceux qui restent et remplissent le trou laissé par l’E3, en réalité depuis longtemps : permettre au jeu vidéo de voler de ses propres ailes, sans que des organisateurs n’aient le sentiment qu’il faille se reposer sur le nom d’un acteur connu pour leur événement…
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