Nous vous parlions il y a quelques jours de la dissolution de l’association créative ZA/UM, partie essentielle du studio derrière le très apprécié Disco Elysium. Dans une interview pour GamePressure, Martin Luiga s’ouvre un peu plus sur la situation qui a mené au renvoi malhonnête des artistes derrière le jeu. L’une des choses sur lesquelles Martin Luiga insiste en premier, c’est que l’univers Elysium, dont Disco Elysium fait naturellement partie, est bien plus ancien que ZA/UM en tant qu’entreprise.
Elysium en tant qu’univers a commencé à germer dans la tête de Robert Kurvitz en 2002, là où le collectif ZA/UM n’a été fondé qu’en 2009. Disco Elysium était censé n’être qu’une introduction à celui-ci.
« Pour l’instant, nous n’avons pu vous en [Elysium] montrer qu’une petite partie insignifiante : le district de Martinaise à Révacholsur Insulinde. Il m’est impossible d’expliquer à quel point il ne s’agit que d’une introduction. (« Disco Elysium » signifie « j’apprends Elysium »). C’est petit. Un monde dans une boîte d’allumettes. C’est tout ce pour quoi nous avions suffisamment de budget. » – Propos de Robert Kurvitz, dans l’artbook inclus dans l’édition collector du titre.
Les investissements pour le projet sont arrivés dans un second temps, après la phase de conceptualisation. Luiga décrit Margus Linnamäe, l’investisseur initial, avant tout comme travaillant dans l’industrie pharmaceutique, et souhaitant agrandir son domaine d’activité de telle sorte à ce que chaque partie de la société estonienne lui soit redevable.
Dans les faits, Robert Kurvitz, Helen Hindpere et Aleksander Rostov pouvaient profiter d’une grande liberté artistique malgré quelques compromis nécessaires, tandis que les investisseurs n’avaient, comme d’habitude, pas grand intérêt pour la production en elle-même. Selon Luiga, c’est ici qu’il faut chercher les premières graines qui ont mené à la dissolution du collectif.
« Les idéalistes d’avant-garde ont dû signer un pacte avec le diable afin d’avoir des libertés artistiques au niveau de leurs ambitions. » – Karol Laska, rédacteur pour GamePressure.
En soi, ce n’est pas quelque chose qui est unique à Disco Elysium ou à ZA/UM : la liberté artistique est un luxe dans des industries comme le cinéma ou le jeu vidéo. Jamais un projet ne peut voir le jour tel qu’il est imaginé à l’origine – pour peu qu’il parvienne déjà à être concrétisé. Ce sont des tensions qui se retrouvent forcément dès qu’il est question d’inscrire un art dans une logique capitaliste. C’est cette logique qui aura eu raison de l’association créative de ZA/UM, ainsi que le trop grand succès du jeu.
Un jeu aussi politique que Disco Elysium, avec son message anti-capitaliste, se marie très mal avec la logique ultra-consumériste qui gangrène les projets connaissant le succès. Disco Elysium ne déroge pas à la règle : la version Final Cut avait été désavouée comme non-nécessaire par Luiga lui-même, mais le jeu a également reçu une édition collector et divers objets dérivés vendus à travers des sites en ligne et des pop-up stores.
Pour ce qui est du départ de Robert Kurvitz, Helen Hindpere et Aleksander Rostov, si Martin Luiga ne peut pas tout dire, il réaffirme que ce n’était pas un départ volontaire, et encore moins un départ suite à un accord entre les artistes et l’entreprise.
« C’est arrivé à la fin de l’année dernière. Ils ont été virés pour des raisons fausses, et c’était une épreuve vraiment traumatisante pour eux et leurs proches. » – Martin Luiga, cofondateur de ZA/UM et éditeur de Disco Elysium.
Au-delà de potentiels accords de confidentialité, Martin Luiga choisit de ne pas en dire plus, car il a conscience que même lui a une connaissance lacunaire de l’affaire. Ce que le journaliste Karol Laska suppose, et ce qui semble être la conclusion la plus plausible, c’est que Kurvitz, Hindpere et Rostov étaient, au vu du succès économique de Disco Elysium, devenus des poids morts à cause de leur engagement marxiste, au sens propre du terme (Kurvitz gardait même un buste de Lénine dans son bureau).
L’ironie, c’est qu’au milieu de toute la souffrance que cela cause pour les créateurs, ces derniers avaient conscience de leur situation précaire. Une citation de l’un des personnages du jeu est ainsi devenue particulièrement populaire à la suite de l’affaire.
« Le capital a la capacité d’intégrer ses propres critiques. Même ceux qui tenteraient de *critiquer* le capital finissent par le *consolider*. » – Joyce Messier
Martin Luiga critique également la réaction de l’entreprise ZA/UM. Tardive, décevante et peu engagée, elle n’a fait qu’animer les tensions d’une situation devenue hors de contrôle.
« Comme n’importe quel jeu, le développement de Disco Elysium était et est encore un effort collectif, avec chaque contribution des membres de l’équipe considérée comme essentielle et valorisée en tant qu’une partie d’un tout plus grand. Actuellement, nous n’avons rien à dire si ce n’est que la concentration de l’équipe créative de ZA/UM reste sur le développement de notre prochain projet, et nous sommes impatients de pouvoir partager plus d’informations à son sujet prochainement avec vous tous. » – Communiqué de presse de ZA/UM suite à l’interview de Martin Luiga.
Il fait valoir que cette dissolution serait surtout symbolique, la rupture entre son ethos créatif et celui de l’entreprise étant consommé depuis bien longtemps. Cependant, il estime que le public a le droit de savoir. D’un autre côté, il critique les réactions trop virulentes envers les employés actuels de l’entreprise. Enfin, il mentionne l’avenir, à la fois pour ZA/UM, mais également pour Robert Kurvitz, Helen Hindpere et Aleksander Rostov.
Une suite pour Disco Elysium semble peu probable dans la situation actuelle pour plusieurs raisons : tout d’abord, Kurvitz s’est fait arracher un univers qu’il a conçu et sur lequel il travaille depuis plus d’une vingtaine d’années. Ensuite, Martin Luiga admet être incapable de dire combien de personnes ayant travaillé sur le jeu d’origine sont encore présentes au sein de ZA/UM.
Pour autant, ZA/UM, de son côté, a un projet déjà en cours, et Kurvitz, Hindpere et Rostov, à son avis, continueront à créer des jeux : peut-être est-il encore possible d’espérer une suite spirituelle à Disco Elysium ? Pour Karol Laska, plus qu’un scandale, cette affaire met en exergue la manière dont la propriété intellectuelle fonctionne dans l’industrie vidéoludique.
« Une vision artistique n’appartient pas indéfiniment à son auteur, surtout du moment où elle porte un costard. » – Karol Laska, rédactrice pour GamePressure.
En tant que public, nous n’avons qu’une vue limitée de ce qu’il se passe derrière la conception des jeux. Cette fois-ci, c’est le cran de Martin Luiga ainsi que l’investissement d’une communauté proche de ses créateurs fétiches qui a pu rendre cette affaire aussi bruyante. Mais il n’y a aucun doute que, pour les personnes impliquées dans l’industrie, cette histoire reste tristement banale.
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