« Ils ont été créés par les humains. Ils ont évolué. Ils ont l’apparence et le sentiment d’êtres humains. Il en existe de nombreuses copies. Et ils ont un plan ». Le générique de Battlestar Galactica semble parfaitement adapté à The Talos Principle 2, la suite du puzzle-game sorti il y a bientôt dix ans, et souvent comparé, faute de « mieux », à Portal (Glados semble d’ailleurs apprécier cette suite).
The Talos Principle fut une véritable surprise des Croates de Croteam (racheté par Devolver Digital en 2020), que l’on connaît surtout pour la série des Serious Sam. Cette nouvelle itération, attendue par les fans de la première heure, est sortie début novembre et s’avère être un véritable succès critique et commercial, puisqu’elle s’est vendue à plus de 100 000 unités en deux semaines, et qu’il s’agit du jeu le mieux reçu par les critiques de toute l’histoire du studio.
Congrats to @Croteam on The Talos Principle 2 becoming the most acclaimed game in their thirty-year history!
And thanks to the over 100,000 players that have ventured into the mysteries of this philosophical masterpiece. pic.twitter.com/B721ia1Vxt
— Devolver Digital (@devolverdigital) November 19, 2023
Un succès inattendu pour une aventure à vocation tout aussi ludique que philosophique. À l’écriture, on retrouve Jonas Kyratzes (The Eternal Cylinder, Clash: Artifacts of Chaos) et Tom Jubert (FTL, The Swapper, Subnautica), désormais rejoints par Verena Kyratzes (The Hand of Merlin, Serious Sam 4). Et à l’inverse de l’opus original, dont l’écriture s’est faite autour du gameplay, le studio a décidé de faire l’inverse avec The Talos Principle 2. Une décision bienvenue pour ceux qui ont aimé le versant narratif du jeu, et qui a l’avantage de permettre d’étendre l’excellente diégèse (bien que souvent réduite à du texte) du premier épisode.
Alors que l’utilisation de plus en plus fréquente de l’IA dans nos vies questionne désormais tout un chacun, l’œuvre du studio Croteam déplaçait il y a dix ans le débat de l’intelligence à la conscience, et posait des problématiques bien différentes.
Encore plus qu’alors, cette suite parvient à être intelligemment contemporaine et pertinente, en se voulant un miroir de maux et de réflexions actuels de notre société. The Talos Principle ayant établi que les machines peuvent être humaines, il nous restait à savoir si elles produiraient les mêmes erreurs que nous, dans une itération qui se veut autrement plus grande. Quitte à payer le prix de l’ambition et de la démesure pour y parvenir.
(Test de The Talos Principle 2 sur PS5 réalisée à partir d’une copie fournie par l’éditeur)
Scriptures des sphères
Aventureux ludonautes, âmes égarées qui n’auraient pas joué au prologue qu’était le jeu original, soyez prévenus : l’intérêt de The Talos Principle 2 réside autant dans ses lignes de code que dans ses lignes de texte. Si vous n’aimez pas lire, que vous n’avez aucune patience avec les PNJ atteints de logorrhée aiguë, et surtout si vous n’appréciez pas vous questionner et résoudre des puzzles, il y a très peu de chance que l’expérience soit faite pour vous.
Si, malgré ces avertissements, la curiosité vous anime, réjouissez-vous : The Talos Principle 2 retourne les cerveaux dans ses mécaniques de gameplay comme dans ses questionnements existentiels, et c’est un sentiment qui nous aura envoûtés.
Vous incarnez 1K (à prononcer à l’anglaise « one-kay », et non pas à la française « inca »), le millième humain-machine depuis qu’Athéna est parvenue à se libérer du joug d’Élohim et à sortir de la simulation, événement qui marquait la fin du premier jeu. De nombreux siècles se sont écoulés depuis lors, et vous découvrez cette nouvelle civilisation pour qui votre naissance marque un accomplissement.
Athéna, que vos concitoyens surnomment également la fondatrice, aurait en effet établi un plan pour limiter l’impact de ces nouveaux humains sur leur environnement, afin de ne pas répéter les erreurs du passé, et vous êtes supposé être le dernier à naître. Le fait que ce qui apparaît, à nos yeux de joueurs de chair et de sang, comme des machines intelligentes soient en réalité des humains est un postulat du jeu, et la question ne sera jamais soulevée. Elles pensent comme les humains, donc elles sont humaines.
Alors que la cérémonie de votre naissance devait être une apothéose, une ombre vient freiner les réjouissances de la Nouvelle Jérusalem : en l’absence d’Athéna, disparue mystérieusement du jour au lendemain, une manifestation technologique inconnue, prenant l’apparence de Prométhée, vient interrompre la célébration. Celle-ci vous enjoint à la retrouver sur une île pour partager avec vous ses secrets, avant de se volatiliser.
1K fera évidemment partie de l’expédition pour cette île, si vous décidez toutefois d’y aller… Car oui, vous aurez une liberté (relative) de choix, qui influenceront les événements du jeu et vos relations. Le fil conducteur restera plus ou moins le même, mais l’évolution de la Nouvelle Jérusalem et de ses habitants reflètera vos décisions et vos paroles.
Mais la vérité du jeu est ailleurs : dans l’évolution de vos considérations. Le microcosme de cette Nouvelle Jérusalem est à l’image de notre monde, plein de différences et de dissensions, et c’est dans la cohérence et la tangibilité des propos des habitants que le jeu puise sa force narrative pour mieux nous questionner.
L’hubris, la folie des grandeurs
The Talos Principle 2 aborde avec justesse des sujets existentiels et clivants, témoins d’un jeu qui s’est donné les moyens de grandir. L’incroyable qualité d’écriture et de traduction devrait ravir tout amateur de SF, et donne une véritable personnalité aux différents habitants de la Nouvelle Jérusalem.
Esthétiquement, le jeu laisse son ancêtre à des années-lumière derrière lui. Les développeurs ont fait le choix de se séparer du Serious Engine qu’ils utilisaient depuis vingt-cinq ans pour embrasser l’Unreal Engine 5 à la place, et le résultat est impressionnant. Les effets de lumière sont à couper le souffle, le gigantisme des bâtiments laisse admiratif, et certaines énigmes profiteront de ce terrain aux dimensions décuplées.
Les mécaniques des puzzles ont elles aussi évolué, et se sont renouvelées de la meilleure des façons. Chacune des zones du jeu propose ainsi des concepts différents, avec une difficulté croissante et parfaitement dosée. Mais surtout, les concepteurs parviennent à provoquer en nous ce moment « Eurêka ! » où nous comprenons finalement comment parvenir à nos fins avec les outils qui nous sont donnés.
Les dernières énigmes tiendront à la fois du supplice mental, et de la satisfaction suprême lorsque vous parviendrez à les résoudre. Une réussite incontestable.
Le jeu parvient donc à être et à faire plus grand, mais ce n’est pas toujours à son avantage. Autant c’est une qualité lorsqu’il s’agit des réflexions qu’il permet, autant la taille du terrain de jeu nous aura parfois paru démesurée. Les maps sont cohérentes vis-à-vis du propos, mais en termes de gameplay, elles sont bien trop grandes et trop vides pour donner envie de les fouiller dans les moindres recoins.
Là où The Talos Principle était rempli de délicieux easter eggs intelligemment répartis, sa suite se perd dans la démesure et ne propose presque pas de clins d’œil cachés. Ou bien, s’il y en a, la superficie des cartes n’incitera pas à leur recherche.
À défaut, il faudra se contenter d’un mélange de références à des artistes réels (Iain Banks, Robert Byron, John Carpenter…) et fictifs (le groupe Mellow Macaron, et leur chanson « The Taste of your Elbows »). Mais quel plaisir ça aurait été de découvrir un clip sur YouTube, des pages IMDB (comme ça avait été le cas avec Immortality par exemple), ou juste de nouveaux commentaires sur le WordPress de Straton pour accompagner la sortie du jeu.
Nous pinaillons, certes, mais il s’agissait là d’idées qui avaient contribué au succès de The Talos Principle, et qui auraient permis à sa suite de devenir une expérience pas seulement plus grande, mais surtout plus riche.
Machine philosophique et compilateur de morale
Riche, The Talos Principle 2 l’est malgré tout. Croteam nous livre ici une œuvre hétérogène, aux influences multiples et qui remplit avec brio les objectifs ludiques et philosophiques de ses créateurs, et ceux de son audience.
Avec un soupçon d’humour et de malice, les différents dialogues du jeu virent du familier au soutenu, du commérage à la métaphysique, et maintiennent notre intérêt dans cette quête de transcendance collective opposant technophiles et naturalistes.
Se retrouver confronté à des idées philosophiques contraires aux siennes, mais argumentées, n’est pas l’apanage habituel du jeu vidéo. Sous le prisme de cette nouvelle civilisation, The Talos Principle 2 ne juge pas, mais nous invite à prendre du recul sur notre monde, à comprendre ce qui pourrait nous rendre meilleur, en tenant compte de la variété de nos « compilateurs de code moral » et en véhiculant un semblant d’espoir pour notre réalité.
En dehors de quelques moments de pur génie, à l’image de cette scène dans le somnodrome (une machine permettant de répondre à toutes nos questions en communiquant avec notre subconscient), il n’y a pas de surprises à attendre de The Talos Principle 2. Sa structure narrative est commune, les bases de son gameplay sont déjà connues, et pourtant…
À l’issue du jeu, après avoir posé notre manette suite à la cinématique de fin, nous ne pouvions que nous sentir grandis. Nous n’avons fait que regarder, lire et jouer, et pourtant, quelque chose a changé. Un rouage s’est enclenché, et, quelque part en nous, une machine vient de (re)démarrer : l’automate de notre conscience collective s’est éveillé, et semble vouloir nous raconter une nouvelle histoire.
Davor Hunski, Chief Creative Officer de Croteam, révélait dans une interview que le tout premier jeu conçu par le studio était un puzzle-game. The Talos Principle 2 est ainsi le digne héritier du premier jeu des développeurs croates, et une suite qui répond à toutes les attentes qu’elle cristallisait.
Plus grande et plus belle, cette itération est encore plus généreuse en lignes de texte, et vous questionnera sur la place de l’Homme dans son univers, tout en vous proposant des puzzles à la difficulté savamment dosée. Nous ne pouvons que saluer l’intelligence des créateurs, qui auront pris le temps nécessaire pour concevoir de nouvelles mécaniques de gameplay, et construire un univers d’une grande richesse.
Dans une industrie dans laquelle les suites sont parfois moins inventives que commerciales, Croteam démontre (entre deux épisodes de Serious Sam) que certaines œuvres nécessitent de la patience, pour laisser germer les bonnes idées.