Nous vous avions fait part dans nos colonnes de la sortie de Saviorless, petit événement culturel en soi puisqu’il ne s’agit pas moins que du tout premier jeu développé à Cuba à sortir à l’international. Les difficultés rencontrées au cours de ce développement par la petite équipe de Hempty Head Games (coupures de courant supprimant plusieurs jours de travail, difficulté d’accès aux outils traditionnels, obligation de passer par un VPN…), faisant de la production du jeu une vraie aventure, nous ont donné envie d’aller voir à quoi ressemblait cette petite « revolución » vidéoludique…
(Test de Saviorless sur PC réalisé via une copie commerciale du jeu)
Cuba Libre
Rien n’indique, à priori, le pays d’origine de Saviorless. Les développeurs auraient pu faire le choix d’un titre à forte emprunte culturelle, comme pour Never Alone (autour des peuplades inuites d’Alaska) ou plus récemment Tchia (qui présente nombre de traditions calédoniennes), mais ont préféré s’en tenir à du « pur » jeu vidéo. Le jeu échappe aussi aux modes, et ne donne ni dans le Roguelite, ni dans le Metroidvania. C’est un jeu de plateforme en 2D dans la pure tradition de ce qui se fait depuis les consoles 8 bits. Mais ce n’est pas que ça.
On reconnait dans les décors ou dans l’ambiance des inspirations venues des derniers grands succès du platformer 2D, comme Gris, avec ses statues brisées, ses temples en ruines, et l’évocation du deuil, ou Blasphemous, et son climat religieux et gore. Ainsi, dans Saviorless, malgré un dessin très propre, très « ligne claire » (pensez Tintin, ou Blake et Mortimer), les gerbes de sang jaillissent par litres, et les monstres explosent en laissant derrière eux organes et boyaux !
à gauche, Gris, à droite, Saviorless
Une inspiration qui ne se limite pas à la direction artistique. Le cinematic platformer, dernière déclinaison du jeu de plate-forme, a lui aussi été digéré par le studio cubain, et son influence est prégnante dans Saviorless. Le personnage qu’on joue la majeure partie du temps est ainsi dénué de pouvoir ou d’attaque, et comme dans les œuvres de Playdead (Limbo, Inside), il devra ruser et jouer de manœuvres d’évitement pour se débarrasser des ennemis qui se dresseront sur sa route.
Il n’y a plus de consensus ni de Cuba sans cacao
Saviorless est donc un jeu, bien que de facture somme toute classique, très moderne. Ce qui transparait aussi dans sa narration. On y joue Antar, un protagoniste dont on ne sais pas grand-chose, même pas le genre (ce qui satisfera tout le monde, chacun décidera de s’il joue un garçon ou une fille), si ce n’est la motivation d’atteindre les mythiques Iles Souriantes (au nom plutôt paradoxal, comme nous le découvrirons !).
Et son parcours nous est compté par un narrateur assumant ce rôle au premier degré : le jeu auquel on joue est en fait une histoire racontée par un vieil homme, le Narrateur Tobias, qui a la responsabilité de mener à bien cette histoire, tout en enseignant à ses jeunes neveu et nièce l’art de la narration.
D’une façon très méta, le Narrateur Tobias édicte ainsi des règles qui correspondent non pas à l’art du conte, mais à celui du récit dans le jeu vidéo. « Un bon narrateur ne laisse jamais un protagoniste atteindre ses objectifs », par exemple, justifie les épreuves et la difficulté rencontré par Antar, mais aussi par tous les personnages de jeux vidéo au cours de l’histoire. Pourquoi Crash Bandicoot n’arrive-t-il jamais à sauver Coco à la fin des stages bonus ? Pourquoi le Docteur Robotnik s’enfuit systématiquement à la fin des niveaux de Sonic alors même qu’on venait de détruire sa dernière machine en date ? Et pourquoi la Princesse est irrémédiablement « in another castle » ? Tobias répond à toutes ces questions : c’est le boulot du narrateur que de rendre la vie du protagoniste impossible !
Basta !
Mais bien entendu, les règles sont faites pour être enfreintes, ce que ne manqueront pas de faire les deux neveu et nièce écoutant le récit de Tobias dès que celui-ci sera tombé endormi. Ils intègreront ainsi un second personnage dans l’histoire, brisant la règle qui veut que l’on ne contrôle qu’un seul protagoniste (règle brisée par le jeu vidéo depuis bien longtemps déjà, en vérité), et mettant toute l’histoire en danger ! Au passage, ils intègrent un peu de variété dans le gameplay puisque contrairement à Antar, ce deuxième personnage posséder bien, lui, des capacités d’attaque.
Le scénario intègre ainsi l’idée que l’histoire n’est plus toute tracée, et que la fin dépend désormais du protagoniste, et plus du narrateur. Comme dans un jeu vidéo (ce qui tombe plutôt bien…), la fin n’est désormais plus garantie ! Au joueur de réussir à atteindre le « happy end » initialement prévu, ou au contraire, de faire mourir le héros (volontairement, ou, plus souvent, involontairement), et de mettre fin à l’histoire prématurément. C’est d’ailleurs ce que dit le hit du moment, Dragon’s Dogma 2, lorsque l’avatar du joueur meurt : pas de « Game Over », mais « Cette histoire est terminée ».
Un aspect méta qui se traduira aussi dans une phase de gameplay où les indications appartenant normalement au H.U.D. ou aux menus deviennent des plateformes sur lesquelles le personnage prendra appui !
Enfin, et sans en dire trop, le jeu continuera d’interroger sa propre narration jusqu’à la dernière seconde où sera posée la question au personnage, et à travers lui au joueur, de pourquoi vouloir finir un jeu (une histoire) dans lequel on se sent bien ?
Graphiquement très réussi, Saviorless possède aussi une construction classique mais solide. Sa difficulté, croissante, n’est jamais très élevée, même si les derniers niveaux demandent un peu plus de « skill », et le titre reste très accessible. Comptez 4 à 5 heures pour venir à bout de l’histoire principale, un peu plus pour récupérer toutes les pages de livres cachées dans les niveaux et accéder à la vraie fin.
Outre son origine cubaine qui est un petit événement en soi, le traitement de la narration sur un jeu de plateforme très classique en font un objet vidéoludique plus intéressant qu’il n’y paraît. Proposé à un prix très raisonnable, le titre est déjà disponible sur PC (via Steam et l’Epic Games Store), PlayStation et Switch.