Sortir un jeu de pur FMV en 2021, de plus sans tenter de jouer sur la fibre nostalgique, pourrait paraître anachronique. C’est pourtant ce qu’est Dark Nights with Poe and Munroe. Un jeu d’aventure narratif dans la plus pure tradition du genre. Un genre qui survit aux modes puisque le jeu est sorti il y a un an déjà sur Steam et débarque aujourd’hui sur consoles, preuve qu’un certain intérêt existe toujours pour ce genre de productions. Mieux, Dark Nights with Poe and Munroe est le spin-off d’un autre jeu narratif, The Shapeshifting Detective, dans lequel on rencontrait déjà Poe et Munroe. Alors, une telle proposition est-elle toujours d’actualité ?
(Test de Dark Nights with Poe and Munroe réalisé sur PC via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
BFMTV ? BHV ? FMV !
Dans les années 90, le FMV – pour Full Motion Video, cette technologie qui intègre des vidéos en prises de vue réelles dans les jeux vidéo – représentait le summum de la qualité graphique atteignable pour l’époque. Des séquences filmées, parfois avec de véritables stars d’Hollywood, venaient alors habiller les grosses productions et en mettre plein les mirettes des joueurs, un peu à la façon du ray-tracing d’aujourd’hui. On pense ici par exemple à Wing Commander IV (1996), qui mettait en scène Mark Hamill himself !
Des jeux entièrement réalisés en FMV sont aussi sortis, à l’image de l’infamous mais culte Night Trap (1992). Cependant, si graphiquement le genre représentait une sorte d’aboutissement, côté gameplay, c’était (et c’est encore) complètement le contraire. Les limitations en termes d’interactivité du format en ont fait un épiphénomène rapidement éteint, resurgissant à l’occasion comme une curiosité.
À gauche : Night Trap ; à droite : Mark Hamill dans Wing Commander IV.
Ces dernières années, on a vu un certain retour du FMV dans des projets un peu décalés : la réédition full nostalgie de Night Trap, les expériences sur la narration de Sam Barlow (Her Story, Telling Lies), ou Erika, le titre PlayStation, à peine vendu comme un jeu vidéo, se contrôlant d’ailleurs via un smartphone.
On le voit, on ne fait pas un jeu en FMV gratuitement, sans avoir une idée précise de ce que l’on souhaite. Alors quel projet se cache derrière Dark Nights with Poe and Munroe ?
Nonfilm
Le terme de cinéma interactif est employé plutôt négativement pour certains jeux. C’est une description qui colle par exemple à la peau des productions Quantic Dreams, surtout pour leur retirer leurs qualités de gameplay. Ce n’est pourtant pas un défaut, mais un choix artistique quant à la façon de raconter son histoire. Et puis, le FMV est sûrement ce qui ressemble le plus au chaînon manquant entre le cinéma et/ou les séries télé, et le jeu vidéo. Du moins celui qui décide de raconter une histoire.
Dark Nights with Poe and Munroe s’inscrit complètement dans ce cadre. On est au moins aussi proche de la série télé que du jeu vidéo, si ce n’est plus. Le jeu n’en est pas plus un que Bandersnatch, l’épisode interactif de Black Mirror diffusé sur Netflix. Ce n’est, d’un autre côté, pas non plus moins un jeu vidéo que le Minecraft de Telltale.
Le titre cite pourtant en référence plus volontiers des supports narratifs comme la littérature ou les séries télé que le jeu vidéo. La littérature à travers la figure d’Edgar Allan Poe, dont l’un des deux personnages tire son surnom, et le scénario, son ambiance fantastique. Le deuxième épisode est d’ailleurs une référence directe à l’une des nouvelles de l’écrivain. La série télé, aussi, avec le découpage du jeu, en épisodes, et son récap très « TV show » («previously in…»), mais aussi avec les X-files, assez directement convoqués : des histoires souvent aux frontières du réel, un couple de héros formé d’un personnage masculin aussi sarcastique que Fox Mulder, et d’un personnage féminin dont la rousseur évoque forcément celle de Dana Scully.
Couch coop
Dark Nights with Poe and Munroe se savoure comme une bonne série, seul ou à plusieurs lors d’une bonne vieille soirée canapé. Ce sera d’autant plus vrai qu’il est désormais disponible sur consoles, et donc bien plus facile à jouer sur la télé du salon. C’est aussi un jeu vidéo à partager avec celui, celle, ou ceux qui n’aime(nt) traditionnellement pas les jeux vidéo.
Le gameplay y est par définition limité, tout juste devra-t-on prendre certaines décisions à divers endroits du scénario, ce qui donnera telle ou telle direction à ce dernier. Une enveloppe est glissée sous la porte. Va-t-on demander à Poe de la ramasser ostensiblement, ou de la cacher à sa partenaire ? Un bruit inquiétant se fait entendre au bout du couloir… Laisse-t-on le personnage prendre le risque d’aller voir ce qui se passe ? Ou le laisse-t-on fuir dans la direction opposée ?
On débattra (rapidement, le temps de la décision est compté) entre amis de l’inflexion à donner à l’histoire, ou on s’organisera pour décider à tour de rôle… Aucun texte à l’écran : les choix proposés le sont sous forme de macarons présents sur différents objets de la scène. On regrettera sur ce point que les options qui s’offrent à nous sont parfois un peu difficiles à interpréter, et que le hasard le plus total entre alors en jeu. Dommage.
Et puisqu’on parle des défauts, il faut aussi signaler le léger manque de polish au niveau de la photo. C’est l’un des aspects qui nous rappelle assez régulièrement qu’on n’est pas tout à fait devant une « vraie » série télé. Pour le reste, on voit que les acteurs s’amusent, les scénarios recèlent quelques surprises et autres twists bien sentis, et le découpage en épisode sied particulièrement à ce jeu en particulier, permettant de s’y plonger par petites sessions, surtout si on partage l’expérience avec une personne moins habituée à passer du temps devant la console. C’est aussi un excellent titre pour profiter de Steam Link sur un smartphone ou une tablette, confortablement affalé dans son canapé, ou même au lit. Ne réclamant aucun skill ni timing particulier, le jeu ne souffrira d’aucun « input lag » que le streaming provoque parfois.
Sympathique et bien écrit, les qualités de Dark Nights with Poe and Munroe sont celles d’une bonne série indé. Certes, le titre ne dispose pas du budget luxueux d’une grosse production Netflix, et cela transparaît à l’écran. Mais il se rattrape largement avec son couple d’acteurs qui cabotine d’une façon jubilatoire, et, surtout, par ses propositions interactives. La série se regarde alors différemment d’une série traditionnelle, surtout en couple ou entre amis. Pas tout à fait un jeu vidéo, ni tout à fait un programme télé, mais au diable les étiquettes : Dark Nights with Poe and Munroe nous permet de nous amuser durant les trois à quatre heures que dure l’aventure, et c’est bien là l’essentiel !