Dans nos parcours de vie de joueuses et joueurs, nous nous sommes tous retrouvés dans un salon (virtuel ou non) entre amis, collègues ou en famille, en train d’échanger à propos du dernier jeu que l’on vient de finir. Rapidement, on constate que nous avons tous vécu des expériences différentes vis-à-vis de ce titre. Certains se révèlent être de parfaits compétiteurs et ont passé tout leur temps en ligne, d’autres ont préféré son côté fun et convivial, et d’autres se sont concentrés sur l’exploration.
Il ne sera pas question ici de savoir si vous êtes un hardcore gamer, un casual, si vous jouez sur smartphone ou sur un PC de combat tout droit sorti de la NASA, mais plutôt de se demander : et si nous avions tous un profil de joueur déterminé, qu’y changeraient nos expériences de jeu ?
Ready for Bartle ?
Né en 1960, passionné de littérature, écrivain et chercheur spécialisé dans les jeux vidéo, Richard Bartle co-crée en 1978 MUD (Multi-User Dungeon – jeu de mots avec Mud, Boue en anglais), le précurseur textuel des MMORPG actuels, tout en étudiant à l’Université d’Essex.
MUD est un jeu textuel, considéré comme le premier jeu multijoueur en ligne. Pas d’interface graphique, pas de personnage à l’écran, pas de carte du monde, MUD est âpre et rude de prime abord (et dire qu’on croit Dark Souls cryptique). Très inspiré des jeux de rôle sur table Donjons et Dragons ou d’un « Livre dont vous êtes le héros », un texte explicatif décrit une scène et le joueur entre des ordres sur son clavier pour indiquer ce qu’il fait (fouiller une pièce, aller dans telle direction, utiliser une arme…).
Les heures passées sur MUD et à interagir avec les autres joueurs vont l’amener à se questionner sur la notion de « profil de joueur ». Il s’agira pour lui des premiers pas vers la formulation de la théorie (développée en intégralité ici) selon laquelle tous les joueurs de MUD pourraient être divisés en quatre types principaux : Killers (les tueurs), Achievers (les collectionneurs ou accomplisseurs), Explorers (les explorateurs) et Socializers (les sociables).
Dans la vie de tous les jours, nous avons tous des personnalités différentes. Ce qu’on appelle la taxonomie de Bartle sert simplement à pouvoir dresser le profil de joueur de tout un chacun. Chaque individu, une fois manette/clavier+souris/smartphone en mains (rayer les mentions inutiles) adopte un comportement particulier. Tous les joueurs ne jouent pas de la même façon et le test sert à identifier certaines tendances.
Connaître cette typologie offre aux concepteurs de jeux vidéo la possibilité de construire des expériences de jeu qui conviennent à chaque type de personnalité. La théorie de Bartle a depuis été utilisée dans toutes sortes de situations de conception de jeux vidéo, mais aussi hors des murs vidéoludiques, dans les domaines de l’éducation et de la gamification en entreprise par exemple (nous y reviendrons).
Digression terminée, revenons à cette typologie.
Tueurs, Explorateurs, Sociables et Accomplisseurs.
Le test de Bartle est très simple. Il s’agit d’une liste de trente questions proposant à chaque fois deux réponses possibles. Par exemple :
Vous êtes un joueur dans un jeu en ligne et vous voulez combattre un dragon vraiment coriace. Comment aborderiez-vous ce problème?
1/ Vous demandez à un grand groupe de joueurs de vous aider à le tuer.
2/ Vous essayez un maximum d’armes et de magie contre la créature, jusqu’à ce que vous trouviez sa faiblesse.
Les résultats de ce questionnaire permettent d’obtenir votre profil de joueur. On identifie quatre types : Killer, Socializer, Explorer, Achiever. L’ensemble des critères est noté sur un total de 200%. Le premier trait se situe presque toujours entre 90 et 100%. Les 100% restants se répartissent alors sur les trois autres critères. Par exemple, on peut être 95% social, 55% tueur, 30% explorateur et 20% accomplisseur.
Pour que cela soit plus parlant, voici les résultats de celui qui rédige ces lignes :
Mais à quoi cela réfère-t-il clairement ?
- Killer (Tueur). Les Tueurs sont portés sur la compétition. Leur principal plaisir est de battre les autres joueurs. Par exemple, la réponse du Killer à la question citée au dessus est l’option 2 serait : essayer un maximum d’armes jusqu’à remporter la victoire. Ce type de joueur aime être reconnu, et vise les premières places des classements.
- Socializer (Sociable). Un Sociable recherche le contact et la coopération. Une expérience de jeu solo n’est pas envisageable pour un Socializer. Ils sont souvent très impliqués dans les guildes et clans. À l’inverse, il ignorera certainement de nombreux éléments concernant le jeu en lui-même, les armes, les missions, etc.
- Explorer (Explorateur). Un Explorateur acquiert avec le temps une connaissance parfaite du jeu. Un explorateur voudra tout connaître sur le jeu. Il visitera l’ensemble des donjons et saura exactement où se cache tel ou tel objet. Par ailleurs, un Explorer aura une connaissance parfaite du scénario et de tous les éléments du lore du jeu.
- Achiever (Collectionneur/Accomplisseur). Un Collectionneur/Accomplisseur veut finir le jeu. Il veut avoir tous les objets, avoir tous les types de personnages possibles, battre tous les boss dans tous les modes (facile, normal, difficile, etc.). En forçant le trait, disons qu’il a capturé les 151 Pokémon et estime avoir fini un jeu lorsqu’il a remporté tous les succès/trophées.
Vous pouvez vous aussi passez le test ici : le Test de Bartle. Le test est en anglais, mais magie d’internet, un petit clic sur l’option « traduire cette page » dans la barre de recherche de votre navigateur et le tour est joué.
Cependant, attention aux abus et aux stéréotypes. Gardez bien en tête que plusieurs traits alimentent les schémas de pensée des joueurs en simultané. En prenant en compte ces quatre types de profils de joueurs, et en particulier le nom potentiellement facile à détourner du Killer, nous pourrions être tentés de penser à une personne en particulier et de dire : « Celle-ci, c’est un type Killer. Elle ne s’éclate que quand elle détruit une ville pleine de zombies en mode multi et massacre tout le monde en PvP ».
Eh bien, votre effrayant ami n’est pas pour autant une cause perdue qui ne pense qu’à se barricader dans sa maison le week-end pour pouvoir « tuer » à sa guise (ou alors vous avez d’étranges fréquentations). Ne nous arrêtons pas aux idées préconçues. En outre, un Killer ne se résume pas à un besoin de faire saigner les autres, de la même manière que les sociables ne passent pas leur temps à servir des bières (avec modération) à l’Auberge du Poney Fringant.
C’est justement la mixité des traits qui définit votre profil de joueur et joueuse à part entière, et contribue au fait de rendre votre style de jeu unique.
Mais à quoi ça sert, tout ça ?
La théorie de Bartle trouve de nombreuses applications. Tout d’abord, dans le jeu vidéo évidemment. Les game-designers s’appuient énormément sur ces travaux pour construire des mécaniques de jeu efficaces et addictives. Mais le champ d’application est beaucoup plus vaste que cela.
Dans l’éducation tout d’abord. En 2013, Sankyun Kim, de l’université de Kangwon en Corée du Sud, a publié un article passionnant où il associe les types de joueurs à la gestion d’une classe. Cela suppose de mieux connaître ses élèves afin de mieux pouvoir les solliciter et donc de les impliquer davantage dans la vie de la classe, et dans l’apprentissage.
En utilisant le modèle type de profils de joueurs de Bartle, on peut concevoir et mettre en œuvre des tâches d’apprentissage qui plaisent à différents types de joueurs.
Les Achievers sont de très bons étudiants. Ils veulent finir en tête et on doit leur offrir des opportunités de démontrer leur maîtrise en classe, en les récompensant avec des mécanismes de jeu de style classement de tête de classe (sur les trois ou cinq premières places) et en facilitant une approche mentorat/tutorat où ils seront valorisés.
Les Explorers sont des « apprenants curieux » qui aiment le parcours d’apprentissage et aiment partir sur des voies parallèles. Ce sont des élèves qui aiment faire des recherches, et fonctionnent beaucoup par association d’idées. L’idéal est de leur fournir une approche de type projet ou solliciter leurs passions extra-scolaires, pour présenter des exposés libres par exemple. Il faut les encourager à définir leur propre parcours d’apprentissage.
Les Sociables sont là pour s’amuser ! Ils fonctionnent bien dans des dynamiques de petits groupes et adorent s’engager avec les autres. Il faut leur donner priorité aux tâches d’apprentissage coopératif, à la pédagogie active et à une gamme d’activités basées sur le jeu pour faciliter le développement de compétences interpersonnelles. Ils sont des moteurs de relations sociales.
Les Killers défient le statu quo, l’autorité et sont motivés par la pensée critique. Ils ne prennent rien au pied de la lettre. Ce sont les apprenants les plus « difficiles » à stimuler, car ils ont besoin d’être mis au défi et adorent interroger leur enseignant. Il faut tenter de leur offrir la possibilité de sortir de l’environnement d’apprentissage éducatif « traditionnel ». Tout comme les explorateurs, un projet de passion ou une approche thématique suscitera l’enthousiasme et l’engagement de ce type d’apprenants.
Et une fois les bancs de l’école quittés ? Les entreprises utilisent de plus en plus de techniques de gamification, dont une grande partie découle des travaux de Bartle. Gamification ? Quésaco ? La gamification (ou ludification en bon français) consiste à transposer les mécaniques du jeu dans un domaine non-ludique, pour résoudre des problèmes de la vie réelle ou améliorer une offre stratégique ou marketing par exemple.
Elle repose donc sur l’observation des mécaniques permettant de construire un « bon » jeu, et sur l’étude du comportement des joueurs. Elle vise alors à rendre plus ludiques des activités qui ne sont pas considérées comme des jeux.
Dès lors, rien d’étonnant à comprendre que les entreprises s’intéressent de plus en plus aux profils de gamers de leurs futures recrues. On retrouve sur le site Monde des Grandes Écoles, dans l’article du 16 mars 2021 intitulé « Entreprise : le meilleur terrain de jeu des gamer », la déclaration suivante :
« La gamification est aussi de plus en plus prégnante dans le monde professionnel. Renforcer la motivation, mais aussi créer de l’engagement, mener à bien des projets d’innovation, développer l’autonomie des collaborateurs, simplifier les objectifs, attirer des cibles, améliorer l’image de la marque… Les avantages d’avoir des gamers en entreprise sont nombreux ! »
Nous n’allons pas faire une redite des explications précédentes concernant les types de joueurs de Bartle, vous les avez comprises, et il est aisé de croiser les besoins des entreprises avec les profils Killers, Achievers, Explorers et Socializers.
N’oublions pas la prudence
Comme toutes les théories, celle-ci n’est que… théorique. De nombreux autres chercheurs s’en sont emparés pour la faire évoluer, Bartle lui-même a proposé plusieurs versions du profil de joueur. L’auteur tire également la sonnette d’alarme en ce qui concerne son usage en entreprise en particulier.
Il est très important de se rappeler que jamais une personne ne pourrait répondre à un seul trait, ou un seul profil. Il s’agit d’une base de travail pour faire évoluer les méthodes de construction de jeux ou d’enseignement, mais il faut toujours relativiser les résultats à ces tests. Les stéréotypes mènent systématiquement à la discrimination, évitons donc de ranger les personnes dans des cases trop fermées.
Quoi qu’il en soit, il est tout de même très intéressant de mieux se connaître soi-même et ce test de Bartle est un bon indicateur de notre façon de jouer et de notre rapport au jeu. Nous sommes curieux de connaître vos résultats ! N’hésitez pas à partager votre profil de joueur dans l’espace des commentaires.