Pour peu que vous soyez possesseur d’une WiiU ou d’une 3DS, il est fort probable que vous ayez été attristés d’apprendre la fin de vie de leurs stores respectifs. En dehors de la fermeture progressive – logique – des serveurs permettant de jouer en ligne à vos jeux préférés, maintenus par leurs éditeurs respectifs, il sera donc impossible d’acheter de nouveaux jeux sur l’eShop des deux consoles de Nintendo à compter de la fin de ce mois de mars.
À cette nouvelle, une autre bien plus inquiétante est venue s’ajouter récemment : le brick temporel de la WiiU. Si vous n’avez pas allumé votre console depuis un certain temps, il est possible que celle-ci se retrouve bloquée dès le démarrage (la faute incombant à la mémoire flash de la console), vous laissant dans l’incapacité de jouer à vos jeux de cœur, dont certains sont désormais voués à disparaître avec la fin du store Nintendo. Parmi ceux-ci, on compte notamment les remake HD de Wind Waker et Twilight Princess, disponibles uniquement sur WiiU.
En dehors de la responsabilité pouvant incomber (ou non) au constructeur nippon, qui n’assure plus de support pour la console depuis 2017, ce récent problème hardware pose une question essentielle inhérente au support du jeu vidéo : malgré tout l’affect que l’on peut avoir pour les œuvres avec lesquelles nous avons grandi, faut-il considérer l’art vidéoludique comme éphémère ?
Temporalité technologique et obsolescence du support
Le jeu vidéo est, par définition, lié à la technologie informatique. Que ce soit sur ordinateur, comme à ses débuts, ou sur consoles, le média s’appuie sur les différents supports de son époque, qui eux sont bien éphémères. D’un point de vue hardware, la notion de rétrocompatibilité est complètement vide de sens, tant ces supports ont changé et changeront encore dans les années à venir.
La diversité des moteurs de jeux, la multitude de supports (qui ont longtemps été propriétaires !) suivant ceux de l’industrie cinématographique, la fréquence d’images (les incompatibilités entre PAL et NTSC nous semblent bien loin désormais), et la taille des composants impactant forcément le volume et les capacités de nos machines… Dans un milieu évoluant sans cesse, il semble impossible pour un studio de développement de s’assurer que son jeu puisse toujours être lancé après quinze ou vingt ans sur une autre machine.
Que ce soit pour les consoles de salon comme pour les ordinateurs, certaines connectiques ne sont plus disponibles sur les écrans. Certes, vous pourrez toujours trouver un adaptateur péritel vers HDMI pour jouer avec votre Nintendo 64 ou votre PlayStation 2, mais ce qu’il faut entendre, c’est que l’industrie vidéoludique évoluera forcément avec celle de l’image. Il viendra forcément un jour où, malgré un entretien minutieux, votre console ne pourra plus être branchée nativement sur votre nouvel écran.
Le parallèle avec l’industrie du cinéma est ici évident : de la même façon que nous sommes passés du Super 8 à la VHS, puis au CD, au DVD, à l’HD DVD puis au Blu-Ray, les supports de jeu n’ont cessé de changer jusqu’à l’uniformisation des supports avec la dernière génération de consoles (en dehors de Nintendo). À ce sujet, l’harmonisation de l’USB-C imposée par le Parlement européen sur tous les appareils connectés est une aubaine, qui nous permettra de profiter de nos différents appareils et de nos jeux pendant encore de longues années.
Néanmoins, il y a, du point de vue hardware, une incohérence à réclamer à corps et à cris une rétrocompatibilité des jeux avec nos dernières consoles quand ni les machines, ni les manettes, ni les écrans, ni les connectiques ne sont les mêmes. Et ce n’est pas la numérisation des jeux qui permettra de les préserver, tant qu’ils ne seront pas accessibles sur un support universel et pérenne.
Qu’à cela ne tienne, l’émulation nous sauvera ! Ou en tout cas, elle sauvera les certaines œuvres vidéoludiques.
La préservation du patrimoine vidéoludique est une histoire de passionnés
L’émulation, vous le savez sûrement, c’est la capacité de simuler le comportement d’une console ou d’un OS pour faire tourner dessus des images de jeux. Celle-ci est donc un moyen d’outrepasser la barrière hardware et les contraintes que nous mentionnions plus tôt, et elle sera souvent accompagnée d’améliorations, de nouvelles fonctionnalités ou de modifications rajoutées par les développeurs permettant de mieux profiter des jeux (notamment sur la scène du speedrun).
Posons d’emblée l’évidence : l’émulation pure n’a aucun intérêt commercial pour les constructeurs de consoles et les studios de développement. Permettre de lancer ROM et ISO tel quel ne leur rapporterait probablement pas d’argent, nécessiterait d’investir en termes de R&D, et ne garantirait pas de faire de profit sur les jeux d’époque désormais uniquement disponibles sur le marché de l’occasion, quand ils ne seraient pas déjà tombés dans le domaine public. À l’inverse, les pontes de l’industrie se seront distingués par des actions juridiques contre certains moteurs d’émulation, et ont préféré nous gaver ces dernières années de remasters et de remakes en tous genres, leur permettant de surfer sur la vague nostalgique grandissante d’un public de joueurs de plus en plus âgé.
Alors que le business model des constructeurs s’appuie principalement sur leurs royalties des ventes de jeux, les consoles étant la plupart du temps vendues à perte les premières années pour établir un parc de joueurs le plus large possible, il leur faudrait repenser celui-ci (ainsi que la gestion de la propriété intellectuelle des jeux) pour rendre l’émulation profitable.
C’est toutefois une entreprise (lucrative) à laquelle se seront essayés Nintendo, Microsoft et Sony avec les versions « mini » de leurs consoles, ainsi qu’avec les stores de leur dernière génération de consoles, Xbox – dont nous saluons l’initiative – en tête, mais avec un résultat mitigé, rarement meilleur que celui des émulateurs de la communauté et surtout bien plus pauvre au niveau du contenu.
En l’état, la grande majorité de l’émulation des jeux est donc le fruit du travail acharné de passionnés, et basée sur du reverse engineering pour ne pas compromettre d’informations confidentielles des constructeurs. Cette passion rejoint un aspect non pécunier important, rarement au cœur des préoccupations de l’industrie du jeu vidéo : la préservation des œuvres. Car en assurant un accès « software » aux consoles et aux jeux sur d’autres supports, durables et évolutifs, l’émulation est certainement le meilleur moyen de lutter contre le caractère éphémère des jeux.
C’est en raison de son rôle historique que l’émulation a vite été récupérée par différents organismes ayant pour vocation de préserver les œuvres vidéoludiques, à des fins culturelles et scientifiques. Si elles sont de plus en plus présentes dans les musées (parmi lesquels le Computerspielemuseum à Berlin, le Museum of Art and Digital Entertainment à Oakloand), des associations comme MO5 en France ou la Video Game History Foundation promeuvent également l’importance de l’émulation dans l’accès aux œuvres pour le grand public.
Un autre établissement français exemplaire assurant la préservation du jeu vidéo est la BNF (Bibliothèque Nationale de France) qui, en plus de proposer régulièrement des débats autour du jeu vidéo et de collectionner toutes sortes d’œuvres culturelles sur le secteur vidéoludique, impose depuis 1992 aux éditeurs publiant des jeux en France de leur fournir des copies de ceux-ci, dans tous les formats disponibles à la vente.
Celle-ci se retrouve néanmoins confrontée, de la même façon que tous les acteurs souhaitant protéger l’histoire du jeu vidéo, à une nouvelle problématique posée par la démocratisation du cloud : à l’ère de la dématérialisation des supports, des mises à jours fréquentes et des jeux-services, comment récupérer l’image d’un jeu qui n’est plus une œuvre figée dans le temps, mais au contraire en perpétuelle évolution ?
Dématérialisation et game as a service : symboles de la nature éphémère du JV
World of Warcraft est l’un des exemples qui nous vient rapidement en tête. Le jeu est sorti il y a bientôt vingt ans, et il est désormais impossible de vivre l’expérience telle qu’elle aura été conçue à l’époque. Entre les différentes mises à jour, le contenu additionnel, et l’évolution du nombre de joueurs, il serait absurde de vouloir assurer une préservation « figée » du jeu : il a été conçu comme une œuvre mouvante, quasi organique (dont le sang a été corrompu un temps), et évolutive par design.
Fortnite est un autre exemple, plus récent, ayant totalement embrassé son aspect éphémère, pour tourner ce statut temporaire en force marketing avec ses différentes saisons. Cherchant à se réinventer en permanence, prise de risque plutôt osée dans le milieu du jeu vidéo, le contenu de chaque année propose une vision nouvelle, sur le modèle des séries TV.
Par ailleurs, l’essor de la distribution numérique via les stores (Steam, Epic Game Store, EA Origin,…), qui aura fortement remuer les revendeurs physiques, impacte forcément le stockage des jeux pour les différents musées. De plus, certains jeux sont exclusifs au store d’un constructeur, et leur disparition de ceux-ci pourra alors signifier une impossibilité définitive d’y jouer pour ceux ne l’ayant pas téléchargé (comme ce fut le cas de la démo Silent Hills).
Derrière les difficultés que les jeux vidéo peuvent désormais poser à ceux qui souhaitent préserver l’histoire vidéoludique, c’est l’essence même du média qui est questionnée. À l’inverse d’un livre pouvant être réimprimé et relu à l’infini (tant qu’une copie existe), il serait peut-être temps de regarder le jeu vidéo comme ce qu’il est véritablement : un art éphémère, ancré dans les contraintes et possibilités technologiques de son temps.
À l’inverse du papier, support pouvant résister à l’épreuve du temps malgré sa fragilité, l’électronique n’a jamais été pensé pour traverser les âges. Alors que les écrits d’Aristote et Platon nous sont encore accessibles, il est presque certain que Super Mario Bros. ne sera plus jouable dans deux millénaires (si les humains sont toujours présents à ce moment-là).
La vitesse d’évolution des technologies, fabuleuse et inarrêtable locomotive ayant permis la création de chefs-d’œuvre dans son sillage, s’oppose au statisme de nos souvenirs. Bien que cela puisse nous paraître aberrant parce qu’ils nous ont forgés, les jeux vidéo sont à rapprocher, à échelle séculaire, de la photographie et du cinéma plutôt que de la peinture ou la littérature : des œuvres vouées à disparaître, effacées par le temps et les couches technologiques qui viendront s’ajouter par-dessus. Ce qui ne leur enlève en rien de leur sublime, et devrait nous inciter à les apprécier de notre mieux, tant qu’on le peut.