Sophie Jarmouni, ou Jarm0u de son nom de joueuse, est une speedrunneuse, streameuse et comédienne belge d’origine tunisienne (les Parisiens peuvent aller la voir jouer au Cabaret Ta Mère), qui s’est également démarquée lors du Nikon Film Festival de l’année dernière. Dans le cadre de Speedons, Jarm0u a concouru en 2022 sur Tintin au Tibet et sera cette année ambianceuse. Sur la scène JV, elle est aussi et surtout une compétitrice (et championne) à l’international de Super Mario Kart. Nous avions eu la chance de nous entretenir avec elle, Senen et Bloupeuh l’année dernière, et, quelques jours avant le début de la 3e édition de Speedons, le moment paraît opportun pour revenir sur les échanges que nous avons pu avoir.
NG+ : Comédienne et speedrunneuse, ce n’est pas commun ! Comment est-ce que tu parviens à concilier tes deux casquettes ?
Jarm0u : J’y arrive notamment parce que l’intermittence existe, et qu’elle m’a permis de vivre autrement qu’avec des boulots alimentaires comme c’était le cas auparavant. En tant qu’actrice, j’ai des périodes de travail très intenses, et d’autres moments plus calmes où je peux me consacrer au jeu vidéo. J’ai la chance de pouvoir faire les deux choses qui me passionnent le plus et de me déplacer en événements pour ça. Il faut protéger l’intermittence !
NG+ : On te voit surtout jouer à des jeux des années 80-90. Comment est venue à toi la passion du jeu vidéo ?
Jarm0u : Je joue à la console depuis que je suis toute petite, j’ai reçu une Super Nintendo l’année de mes six ans. Je kiffe cette console, et je joue beaucoup aux jeux de mon enfance. J’ai eu d’autres consoles plus tard, mais je suis restée attachée à celle-ci. En gros, j’ai arrêté d’acheter des jeux après l’an 2000. Enfin, j’ai acheté une Switch pour jouer à Tetris 99 (NDLR : prononcer « nonante-neuf »). J’essaie de m’intéresser à ce qu’il se passe récemment, mais je kiffe le rétro, Super Mario Kart étant mon jeu préféré.
J’ai découvert qu’il existait une compétition mondiale en 2014, année depuis laquelle je participe. […] On a d’ailleurs été trois Européens à être invités en Louisiane cette année, et ça a été le hold-up, puisque nous nous sommes retrouvés tous les trois sur le podium. C’était très drôle, et j’étais hyper contente parce que c’étaient mes premières médailles et mon premier podium en compétition internationale.
NG+ : De quelle façon en es-tu arrivée à faire speedrun ?
J : J’ai commencé à speedrunner SMK (Super Mario Kart), parce que j’ai commencé la compétition. En fait, la compétition de SMK te prépare au speedrun en t’apprenant à conduire le mieux possible, éviter les obstacles, réaliser des actions au pixel près. L’entraînement naturel pour ça, c’est le speedrun : finir le jeu le plus vite possible en bossant tes strats. J’ai commencé à streamer en janvier 2020 pour enregistrer mes records de Time Trial sur SMK, rendre mes temps legit, et rigoler avec ça parce que la communauté est une niche où tout le monde se connaît. On se regarde tous les uns les autres, c’est assez chouette.
Pendant le confinement, j’ai atterri dans un collectif qui s’est monté à l’arrache, mais qui m’a sauvé la santé mentale : le Quaranstream, une chaîne communautaire un peu sur la base du recondustream de la grève de 2019. C’est une chaîne où on s’est rapidement retrouvés à faire du contenu de 9h du matin à 23h.
Au début, j’étais très monomanique à ne streamer que du SMK, mais ça m’a donné envie de faire d’autres choses tout en apprenant Twitch. J’ai commencé à faire Sailor Moon, Super Mario World, A link to the past. Et comme dans ma personnalité, j’ai un problème avec la compète, la seule façon que j’ai de kiffer les jeux, c’est de les faire le plus vite possible, et de battre mes temps et de faire des records. Donc le speedrun, c’est juste parfait pour moi. C’est l’aspect compétitif des jeux qui me donne envie de les speedrun.
À l’inverse, j’ai des jeux chronophages au possible, mes jeux doudou (quand j’ai mes règles et que je suis sous mon plaid) : Heroes of Might and Magic 3 que j’ai fait et refait, avec tous les scénarios et en mode impossible avec zéro ressource au départ.
NG+ : Sur la scène, il y a d’autres Belges que tu retrouves ?
Jarm0u : Sur Tintin au Tibet, il y a Neetsel, qui va correctement nous rouler dessus, qui a le double record du monde en mode normal et difficile.
Mais bon, il y a toujours une différence entre le record que tu fais chez toi, et ce qu’il peut se passer en marathon. Surtout sur un jeu Infogrammes, surtout lorsque ce jeu s’appelle Tintin au Tibet. Donc on verra… (NDLR : c’est finalement Baruche, le troisième compétiteur de la run, qui l’a emporté).
NG+ : De par ton métier de comédienne, tu es habituée au public. Est-ce que celui-ci influe sur ta performance de speedrunneuse, et en quoi c’est différent de jouer sur la scène de Speedons ?
J : C’est marrant parce qu’on me dit souvent « ouais, ça va, t’es actrice, t’as l’habitude ». C’est pas le même public, c’est pas les mêmes réactions et c’est pas la même concentration non plus. Il y a plus de libertés dans ce que tu peux faire en jouant sur une scène de théâtre que quand tu te plantes sur un jeu vidéo. Malgré les backup strats, il y a des actions qui s’exécutent à la frame perfect. Et si c’est raté, c’est raté. Par exemple, dans Tintin au Tibet, si tu meurs dans un niveau, tu perds une minute trente. Parce que les niveaux sont longs et qu’il n’y a pas de checkpoint.
NG+ : Tu as participé à plusieurs événements de speedrun, est ce que c’est toujours sur Tintin au Tibet ?
J : Alors, non, pas du tout. Normalement, c’est SMK, je fais des trucs que je gère un petit peu. Tintin au Tibet, c’est la deuxième fois que je le fais en marathon. L’année dernière, je l’ai fait pour le Stun Fest. Et je me fais avoir à chaque fois, parce que j’ai l’habitude de submit des runs blagues. Tintin au Tibet a la réputation d’être un jeu exécrable, avec des hitbox impardonnables, et je me dis « Allez, pour rigoler, on va submit Tintin ». Et puis ben je me retrouve à la run devant 50.000 viewers et j’en viens à questionner mes choix de vie….
NG+ : Quel est ton objectif sur cette run ?
J : Finir le jeu en moins de trente minutes, et essayer de ne pas finir dernière. J’ai réalisé hier que j’étais la seule runneuse de l’événement. Apparemment, ils ont anonymisé les candidats, et se sont concentrés sur les jeux plutôt que les participants. […] J’ai un peu la pression. Je n’ai pas le droit d’être la seule meuf de l’événement et d’être la dernière. Le but reste quand même de se marrer, et de montrer toutes les façons de se faire troller dans le jeu, et éventuellement de donner l’envie à des joueurs de runner Tintin au Tibet – ne faites pas ça. On est surtout dans un événement caritatif, ce n’est pas à propos de nous, ou de qui va faire le meilleur temps. C’est surtout de faire délirer les gens sur un jeu qui a la réputation d’être maudit, et de les motiver à valider l’incentive.
NG+ : Qu’as-tu pensé du public de Speedons jusqu’ici ?
Dans la salle, il y a une bonne ambiance : les ambianceurs et les casteurs sont supers, et tout le monde s’investit. Par contre, j’ai vu sur le chat que c’est plus compliqué. Je ne sais pas s’ils ont corrigé l’overlay, mais il faudrait que les noms et les pronoms soient là. Hier concourrait Porinu, un participant non-binaire, et le chat a passé vingt minutes de la run à débattre sur son genre présumé, malgré l’action des modos. Alors que si tu vas sur sa bio Twitter, les pronoms sont là. Twitch, c’est dur. Modérer Twitch, c’est dur. Être sur Twitch quand on fait partie d’une minorité, c’est dur. Que ce soit être une femme, LGBT, ça reste compliqué surtout quand on est propulsé devant une si large audience. Ça devrait être d’autant mieux encadré, et nécessiter de prendre plus soin des personnes qui sont plus facilement la cible des trolls. C’est pas comme s’il n’y avait pas jurisprudence. J’ai déjà eu à subir ça à l’époque où je bossais avec Nesblog, et je me suis dit plus jamais je vais voir les commentaires YouTube. Parce que ça m’a fait beaucoup de mal, alors même que j’étais absente des réseaux.
NG+ : Que penses-tu de l’inclusivité et de la représentativité dans l’événement ?
Elle est plutôt habituelle du côté des commentateurs et commentatrices, casteurs et casteuses, mais en termes des runneurs et d’ambianceurs, on aurait voulu en voir plus. Je pense que si le lieu a l’air d’être safe, ça donnera envie d’y aller. À l’inverse, si on sent que c’est le festival des masculinités et qu’on va être mal accueilli, ce sera bien plus difficile. Il y a un réel effort à faire de la part des organisateurs d’événements et de marathons pour montrer que le lieu est safe, et que la modération fait son travail immédiatement dès qu’il y a des propos intolérants. Ça donnera l’envie aux runneuses de s’investir et de submit. C’est pas qu’il y a peu de runneuses, et elles submit, mais il faudrait faire mieux l’année prochaine qu’une femme et une personne non binaire sur 55 heures de marathon. C’est pauvre. J’espère qu’en étant là, je donnerai envie à d’autres runneuses de submit.
Il y a des compétitions, notamment dans le versus fighting, où l’ambiance est très chaude. À l’époque, Mar_lard avait fait tout un dossier sur le sexime dans le milieu gamer, Kayane avait témoigné sur le sujet du harcèlement sexuel dans le milieu compétitif. En tant qu’organisateur, c’est ton devoir de t’assurer que tout le monde se sente en sécurité durant ton événement, mais également d’aller chercher des personnes des communautés LGBT, des femmes, pour être là à tous les points de visibilité de l’endroit et pas seulement dans les invisibles de l’organisation. Cette année, Damdam sera la seule ambianceuse.
Senen : La question de l’inclusivité et de la place des femmes n’a pas été prise en compte au moment de la sélection des runs, en tout cas pas assez bien, l’anonymisation des candidatures ayant été préférée. Pourtant, beaucoup de femmes avaient proposé des runs obtenant des doubles A (NDLR : la meilleure notation dans le système de sélection des participants). Mais la gestion du rythme de l’événement, et du type de jeu à choisir selon le moment, a prévalu dans la sélection. Je pense qu’ils n’ont juste pas considéré cet aspect dans le planning, et à la fin, ils se sont dit « Ah bah mince ! Il n’y a pas assez d’inclusivité… »
Jarm0u : Il n’y a pas de questions à se poser quant au niveau des runneuses. Quand t’es une meuf dans un milieu masculin, tu try hard beaucoup plus pour prouver ta légitimité. Pour chaque femme ayant submit à Speedons, il aura fallu surmonter un gigantesque syndrome de l’imposteur qu’on a toutes. Pourtant, aujourd’hui, il y a plus de joueuses que de joueurs dans le monde, alors que l’écart de temps libre entre les deux sexes est largement défavorable aux femmes. C’est aux grandes figures et organisations de faire en sorte que ça change par eux.
Sur ce dernier sujet, Speedons 2023 change la donne et montre l’exemple : cette année, en plus des commentatrices et des trois ambianceuses (Jarm0u, Damdam et Gom4rt), il y aura bien plusieurs speedrunneuses. Le progrès est notable, les remarques de l’année dernière ont bien été entendues et c’est pour le mieux !
En attendant le marathon, vous pouvez retrouver les différentes facettes de Jarm0u sur les réseaux : l’activiste sur Twitter, la streameuse et speedrunneuse sur Twitch, et la comédienne sur Instagram.