On ne présente plus Jason Schreier (même si quand on lit cette phrase, c’est que généralement son auteur va quand même présenter le personnage dont il parle) : c’est probablement le journaliste jeu vidéo le plus célèbre au monde, qui a fait les grandes heures de Kotaku avant de partir pour Bloomberg. Déjà auteur de deux enquêtes au long cours sur le jeu vidéo (Du sang, des larmes et des pixels ainsi que Press Reset, toutes deux éditées chez Mana Books), il revient en librairie avec Play Nice, ouvrage dans lequel il raconte le succès incroyable de Blizzard, mais aussi sa face sombre…
De Silicon & Synapse à ActiBlizz
Ce qui a fait le succès de Jason Schreier, c’est d’abord sa façon de s’attaquer frontalement au côté obscur du jeu vidéo, comme il le nomme lui-même dans l’intro de Press Reset, son second bouquin. Avec un regard sans compromis sur la façon dont fonctionne l’industrie, la culture du crunch ou le management toxique des studios, il s’est attiré la confiance de ceux qui croient encore à cette « industrie du rêve ». Il possède ainsi un incroyable réseau qui lui permet de jouer les petites souris et de savoir tout ce qu’il se passe au sein des ateliers de fabrication de jeux vidéo.
Un réseau qu’il met à profit dans ce dernier ouvrage, Play Nice. dans lequel il raconte comment Blizzard, créateur de Warcraft ou Diablo, (jadis ?) l’une des boites les plus aimée de l’industrie, d’abord conduite par d’authentiques passionnés, s’est retrouvée empêtrée dans l’un des plus gros scandales de harcèlement sexuel de l’économie américaine (et pas seulement de l’industrie du jeu vidéo), de ceux qui se règlent à coup de millions de dollars pour éviter les procès.
C’est l’un des aspects les plus impressionnants de l’ouvrage. Basé sur les interviews de plus de 300 personnes passées par Blizzard, le livre raconte toute l’histoire de Blizzard avec une incroyable quantité de détails. On apprendra ainsi comment une blague d’étudiant aura d’abord rapproché Allen Adham et Mike Morhaime, pour les conduire ensuite à fonder Silicon & Synapse, le studio monté en 1991 avec 20 000$, qui deviendra plus tard Blizzard, qui, une fois fusionné avec Activision, sera valorisé à presque 20 milliards de dollars !
Three is family
Bien entendu, on suivra l’aventure Blizzard dans chacune des étapes qui séparent les deux évènements, comme les portages des débuts, et les premiers jeux dont le fameux The Lost Vikings, dont on assiste au développement dans les moindres détails, grâce aux témoignages recueillis par Schreier :
« Dans le futur, l’industrie du jeu vidéo développera une compétence baptisée « game design » pour régler des problèmes comme celui-ci [les problèmes engendrés par le fait d’avoir trop de personnage à l’écran, NDLR], mais au début des années 1990, le processus était moins rigoureux. Tout le monde à Silicon & Synapse était soit artiste, soit programmeur, et Adham les réunissait dans une pièce pour déboucher sur une solution. « Chacun avait le droit à la parole », dit Joeyray Hall. « Il n’y avait jamais d’animosité, juste des propositions autour de : Qu’est ce que vous trouveriez cool ? ». Pour The Lost Vikings, ils décidèrent finalement de réduire le nombre de Vikings à trois, ce qui semblait être un bon équilibre. » (traduit par la rédaction)
On assistera aussi au développement du premier Warcraft, qui sera en réalité une sorte de plagiat de Dune II, au point que, comme le raconte l’ouvrage, certains menus de la toute première version auront par oubli gardé les polices de caractère du jeu de Westwood Studios, utilisées dans les versions de travail… !
Puis viennent les enchaînements de hits imparables Warcraft II, Diablo, Starcraft,…, et surtout World of Warcraft, qui dépassera de très loin les ambitions du studio et lui apportera la fortune, et avec elle, les ennuis…
Play Nice, Play Fair
L’anecdote n’est pas dans Play Nice, mais on raconte que le succès de Mr Oizo avec Flat Beat a mis très en difficulté le label F Communication (appartenant, au passage, à Laurent Garnier), lui mettant la pression en termes de succès, le poussant à des investissements un peu hasardeux qui n’ont pas tous été payants.
De même la trajectoire sans faute qui a amené Blizzard à sortir hit sur hit dans un parcours assez incroyable a mis sur le studio une pression quant à la réussite, mais a aussi attiré des investisseurs qui deviendront le problème principal du studio, n’ayant pas l’état d’esprit qui a grandement participé au succès de Blizzard.
« Alors que l’entreprise faisait face à ses effectifs en pleine expansion, un groupe de cadres supérieurs et de managers de Blizzard s’est réuni pour une réunion hors site avec un objectif ambitieux : comprendre ce que Blizzard représentait. Avec l’aide extérieure d’un gourou du management, Morhaine et son équipe ont résumé la philosophie de l’entreprise à huit valeurs fondamentales, chacune représentée par une phrase courte et accrocheuse :
1. Le gameplay d’abord
2. Un engagement pour la qualité
3. Jouer sympa, jouer réglo (le « Play Nice » qui donne son titre au livre, NDLR !)
4. Accepter son geek intérieur
5. Apprendre et grandir
6. Chaque voix compte
7. Penser global
8. Diriger responsablement »
(traduit par la rédaction)
Blizzard est resté longtemps entre les mains de joueurs. C’était même un impératif pour intégrer la société : l’entretien d’embauche comprenait systématiquement une longue séquence qui permettait de vérifier que le candidat était effectivement un « gamer ». Un aspect qui a disparu en même temps que sont arrivés les financiers, Bobby Kotick en tête, pour qui la première des valeurs sur lesquelles étaient basée la société, « Gameplay first », allait devenir « Profit First ».
Le million, le million…!
Au-delà du cauchemar néo-capitaliste qu’a finalement représenté la fusion avec Activision, et la prise de pouvoir de Bobby Kotick (ainsi que celle, moins connue mais tout aussi destructrice d’un certain Armin Zerza, sorte de Dark Vador au service d’un Empereur que serait Kotick…), on découvre dans le livre que Blizzard possédait en son sein, et dès le départ, dès les années Silicon & Synapse, quelque chose de pourri.
Si Morhaime et Adham, fondateurs de la société, pouvaient se donner sans compter, c’était évidemment de leur propre chef, et pour leurs propres bénéfices. Cependant, il s’est rapidement et pernicieusement installée une culture du crunch au sein des studios, et bien que personne n’ait exigé d’heures supplémentaires des employés, ces derniers s’y sentaient quand même contraints :
« Il y a avait cette idée que le calendrier n’était pas notre ami », déclare Phinney¹. « Si vous pouviez faire plus pour l’entreprise, vous le faisiez. Sans cela, les choses pouvaient devenir pires encore. ». Les salariés de Blizzard avaient travaillé de longues heures supplémentaires sur les jeux précédents, mais jamais à ce niveau – un processus violent de tests et suppressions des bugs qui demandait aux développeurs de passer le plus de temps possible au bureau. L’un des artistes s’était mis à vivre sur un futon dans son bureau – où se trouvait, et cela faisait rire tout le monde, un tapis en peau d’ours – et avait pris l’habitude d’arriver aux réunions en kimono. Le crunch n’était pas obligatoire, mais n’était pas non plus exactement un choix. « Si vous alliez devenir membre du groupe, c’était juste ce que vous faisiez », déclare Eric Flannum² » (traduit par la rédaction)
On est ici en 1997. Blizzard est déjà une entreprise à succès, mais pas encore l’ogre industriel qu’il deviendra une fois uni à Activision. Pourtant, on le voit, la culture du crunch est déjà bien installée. Alors même qu’il s’agit encore d’un studio d’abord conduit par la passion du jeu vidéo, qui a pour règle intangible de publier des jeux finis, et bien finis, quitte à sortir en retard, quitte même à rater des étapes importantes du calendrier, comme les fêtes de fin d’année, ce qui semble impensable à de nombreux acteurs du secteur.
Mais, et le livre le montre entre les lignes, c’est comme si le studio portait en lui les racines du mal. Dès les premiers succès de Blizzard, après la sortie de Warcraft et l’arrivée du premier investisseur (une société de logiciels éducatifs), Adham et Morhaime sont devenus millionnaires.
Les studios fonctionnaient alors comme une sorte de club de passionnés, où l’on passait autant de temps, si ce n’est plus, à jouer qu’à travailler. Après tout, il fallait être capable de voir ce qu’était un bon jeu pour en fabriquer un. Mais quand les premiers millions sont tombés, les salariés ont certes eu des augmentations et de meilleures assurances santé, mais rien de comparable avec la fortune qu’ont touché les fondateurs, déclenchant les premiers ressentiments, et les premiers départs. Nous ne sommes alors qu’en 1994, mais on voit déjà que la passion et l’esprit de chaos (« Chaos » fut même brièvement le nom des studios, juste avant « Blizzard ») a facilement cédé devant le succès financier.
C’est finalement ce qu’on retiendra de Play Nice, la dernière enquête de Jason Schreier. Même avec la passion, et un mode de fonctionnement alternatif, et même quand l’expérience prouve que ce mode de fonctionnement alternatif, qui laisse les artistes à la manœuvre, fonctionne, une sorte de cruel principe de réalité rattrape rapidement le projet.
L’odyssée de Blizzard est racontée avec force de détails, et rarement l’on aura vu d’aussi près la fabrication de jeux vidéo, les discussions, les disputes parfois (souvent), qui ont mené à faire des jeux devenus légendaires, mais aussi parfois à l’échec. A travers Blizzard, c’est un peu l’histoire du jeu vidéo que l’on revisite, avec l’évolution technologique, l’arrivée de la 3D, celle du jeu en ligne, mais aussi la sortie du média de sa niche pour devenir un loisir de masse.
On voit que ce qui a fait le succès des jeux Blizzard, c’est bien entendu le talent de ses développeurs, mais aussi une philosophie qui donnait la priorité aux jeux et aux joueurs. Mais on en vient aussi à se demander si les travers du studio, pourtant portés par deux passionnés pas forcément conduits par une ambition autre que de faire de bons jeux, ne sont finalement pas propre à l’industrie, et s’il est même possible de faire un jeu vidéo « respectueux », sans exploiter ses salariés, sans crunch, et où le travail serait normalement rémunéré, sans qu’il faille considérer qu’un emploi dans le milieu du jeu vidéo soit une forme de chance qui exige des sacrifices ?
Play Nice : The Rise, Fall and Future of Blizzard Entertainment, de Jason Schreier, 384 pages, pour le moment en anglais uniquement.
¹ James Phinney, co-créateur de StarCraft
² Eric Flannum, artist et level designer sur Warcraft 2, Diablo ou StarCraft…
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