Deux ans avant Yakuza: Like a Dragon, en 2018, Yakuza 6 et son casting à gros budget réussissaient à s’imposer en dehors du Japon. Dans le même temps, SEGA mettait en place une stratégie pour exploiter ses licences dans le monde entier au même titre qu’au pays du Soleil-Levant. Résultat, Persona 5, Sakura Wars et Judgment (spin off de Yakuza) connaissaient tous trois les honneurs d’une traduction multilingue.
Rejeton de ces deux phénomènes, Yakuza: Like a Dragon était calibré pour une sortie mondiale et un succès à l’international : nouveau héros, nouvelle histoire, nouveau système de jeu, tout est fait pour que n’importe qui puisse se lancer dans l’aventure sans avoir touché aux précédents titres. Mais les anciens y retrouveront-ils l’essence de leur saga préférée ? Et la licence peut-elle survivre à Kiryu Kazuma ?
(Test de Yakuza: Like a Dragon sur PlayStation 4 réalisée via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Meta
Le jeu s’ouvre sur une pièce de théâtre. Mise en scène d’une mise en scène qui veut dire beaucoup : toute l’aventure sera une vertigineuse mise en abîme. La mise en abîme, c’est cette figure de style qui fait parler un média de son propre média. C’est un roman qui raconte un écrivain, le film dans le film, ou, comme ici, le jeu dans un jeu. Like a Dragon nous dit le titre. « Comme un Dragon », mais aussi « Comme dans Dragon ». Quest, sous-entendu.
Le héros est fan de Dragon Quest, qui est abondamment cité dans le jeu, et vit ainsi son « aventure » (mésaventure, devrait-on dire) comme un scénario de jeu vidéo. C’est cette astuce scénaristique qui a conduit le jeu à proposer un système de combat inédit dans la série : le tour par tour, à la Dragon Quest, justement. Dans les épisodes précédents, les combats se réglaient façon beat’em up. Une touche pour les coups rapides, une pour les coups puissants, et des coups spéciaux déclenchés par une combinaison de touches, en gros. Ici, c’est un système proche de celui qu’on trouve dans les J-RPG, avec, à chacun son tour, le choix entre l’attaque, la parade, la « magie » et l’utilisation d’objets.
C’était l’une des grosses nouveautés de cet épisode, et l’une des grosses craintes de la fanbase de la licence. On brise ici un système en place depuis plus de 15 ans et la sortie du premier Yakuza, en 2005, sur PlayStation 2. En vérité, ce nouveau système de combat est plus un item scénaristique qu’une vraie révolution dans le gameplay. Les combats dans Yakuza manquaient de finesse, et malgré les propositions faites par les jeux d’aller maîtriser des techniques, parades et contre-parades, beaucoup de joueurs finissaient par spammer la touche d’attaque jusqu’à ce que mort (de l’adversaire) s’en suive. Tout juste utilisait-on le système de Heat qui, une fois chargé, lançait des attaques spéciales.
Le trait est un peu grossi, mais pas si loin de la vérité. Ici, de même, si le système s’inspire clairement du jeu de rôle, cela reste assez basique, et on veillera juste à dépenser ses points de magie au moment le plus opportun. Il faut noter aussi que le passage au tour par tour n’enlève pas le côté dynamique des combats, l’efficacité des coups spéciaux dépendant de QTE, tandis que la garde se fait en temps réel.
Autre détail des combats que ce nouveau système conserve : on peut toujours, question de placement, maraver les ennemis à coups de vélos, de plots ou autres objets du mobilier urbain !
Enfin, toujours pour singer les RPG, Ichiban Kasuga , le héros de ce Yakuza: Like a Dragon, possède désormais une fiche de personnage, des stats, et des points d’alignement. Si Kiryu Kazuma (héros des épisodes antérieurs) a toujours eu un arbre de compétences et des points d’expérience, la forme est ici renforcée pour se rapprocher en esprit du « modèle » Dragon Quest.
Mais les combats ou les clins d’œil d’Ichiban quand il s’y réfère ne seront pas les seules références au jeu vidéo. Les jobs et mini-jeux qui constellent le titre en seront tout autant. L’un des tous premiers mini-jeux qui nous est proposé, à base de canettes à ramasser à vélo, est en fait un Pac-Man ! Et un peu plus loin, un mini-jeu qu’on a largement vu dans les trailers n’est autre qu’un Mario Kart-like…
Le jeu est perpétuellement dans la citation, mais pas gratuite, puisqu’à chaque apparition d’un jeu, il essaie d’en tirer le substantifique fun.
Et puis, toujours dans cette constellation de mini-jeux, on retrouve les salles SEGA, présentes depuis les débuts de la licence, et dans lesquelles il est possible de retrouver réellement des classiques du jeu d’arcade, et d’y jouer dans leur version complète. Hélas, cette feature prend un tournant un peu différent cette année, avec les tourments que connaît SEGA Sammy et la fermeture de la salle emblématique d’Akihabara, victime des nouveaux usages (mobiles, etc.), mais aussi et surtout de la pandémie.
On se dit, en parcourant Kamurocho au début du jeu, que Yakuza sera peut-être le dernier endroit où resteront les salles SEGA. D’ailleurs, probablement un drôle de hasard, mais la salle de Theater Square dans le jeu est étrangement vide, avec moins de jeux que d’habitude, et une pile de cartons à la place du jeu de fléchettes. Comme une odeur de fin d’époque…
Soft reboot
On ne racontera pas l’histoire de ce Yakuza: Like a Dragon, la narration étant l’un des éléments principaux du gameplay. On se contentera de rappeler ce qui a été montré depuis plusieurs mois dans les trailers. Ichiban Kasuga est le larbin de service pour une famille de Yakuza, dépendante du puissant clan Tojo, rival éternel du clan Omi (on retrouve les figures de toujours de la saga). Dès le début du jeu, on se rendra compte qu’il est par exemple appelé d’urgence dans un bar à hôtesses pour… déboucher les toilettes !
Cependant, il prend son rôle à cœur et aime se voir comme un homme d’honneur et de valeur, ce qui peut lui attirer les foudres de son capitaine, surtout quand il décide de rendre à la victime un butin repris à un voleur plutôt que de conserver l’argent pour le gang… On l’a dit, pour Ichiban, la vie est un peu comme un épisode de Dragon Quest dont il serait le héros !
Naïf, presque benêt, il n’en est pas moins le favori du patriarche, avec qui il entretient une relation qui approche de très près celle d’un père et de son fils. C’est d’ailleurs sans hésitation aucune qu’il acceptera de prendre sur lui un crime qui le conduira à passer dix-huit ans en prison pour sauver la famille. C’est ce lien qui rendra la trahison encore plus douloureuse : à sa sortie de prison, tout le monde semble avoir oublié Ichiban et le sacrifice qu’il a fait pour la famille. Pire, son patriarche lui-même aurait trahi le clan Tojo et essaiera de l’assassiner… L’aventure démarrera vraiment quand, après avoir touché le fond, Ichiban décidera de repartir à la conquête de Kamurocho et de la vérité.
Très narratif, ce ne sont pas loin de cinq heures d’introduction qui nous conduiront à ce point de départ du jeu. On en profitera pour assimiler les rudiments du jeu, mais on regardera beaucoup de cinématiques. Il fallait au moins ça pour introduire ce nouveau héros.
C’était, avec le nouveau système de combat, l’autre crainte des fans de Yakuza : la licence garderait-elle sa force sans la clé de voûte que représente le personnage ultra charismatique qu’est Kiryu Kazuma ? Et la réponse est bien entendu oui !
On s’attache très vite à ce personnage dont on ne sait pas bien au début (ensuite non plus, d’ailleurs) s’il est simplement pur ou tout de même un peu idiot. C’est à la fois un Kiryu et un anti-Kiryu. Noble dans l’âme, aussi fort et courageux que Kazuma, il est aussi souvent ridicule, agité, et même grotesque là où Kiryu impose le respect d’un simple regard.
On pense aussi au Son Goku original, celui qui a la mentalité d’un enfant de 8 ans et le courage et la force d’un guerrier légendaire. Et les années que passera Ichiban derrière les barreaux ne feront rien pour l’arranger : entré en prison au début des années 2000, il en sort aujourd’hui dans un monde qu’il ne reconnaît pas. Les cigarettes sont électroniques, les téléphones n’ont plus de touches…
Là encore, drôle de hasard (cela n’en est probablement pas un…) de mettre en scène un tel personnage de jeu vidéo, héros d’une saga vieille de plus de quinze ans, au moment même où sortent les machines next-gen, et alors que la dématérialisation du jeu vidéo n’a jamais été autant d’actualité. La série des Yakuza serait-elle déjà une relique ?
Le jeu total
Si le jeu critique son époque, il le fait d’ailleurs frontalement. Aux côtés des combats over the top, du héros grand guignolesque et des quêtes complètement parodiques, le jeu est capable d’évoquer des sujets bien plus graves, comme la corruption, qui traverse toute la saga, mais aussi le problème des sans-abris, du chômage, de la désillusion d’une partie de la société, du sort que le Japon réserve aux personnes âgées… Autant de thématiques fortes qui parleront tout autant à l’Europe.
De la parodie au drame social en passant par la série Z de kung-fu, la narration de Yakuza: Like a Dragon emprunte tous les chemins sans jamais s’égarer. Et réussit le même tour de force au niveau du gameplay : RPG, open-world, otome, jeu de rythme, jeu d’arcade… Le jeu balaie un peu tous les genres, tout en restant cohérent, et surtout jamais ennuyeux.
C’est un peu le projet de Yakuza depuis le premier épisode : devenir une sorte de jeu vidéo total, qui atteint là sa forme ultime. Bien sûr, on pourrait pester contre quelques ralentissements au lancement de certaines séquences, d’autres trouveront à râler contre une carte de taille plus réduite que celle du jeu d’en face, ou parce que le titre est un peu bavard (« verbeux », diront les mauvaises langues). Mais très honnêtement, trop pris par l’histoire et par le fun pur que représente le jeu, nous n’avons pas eu le temps de nous arrêter sur ces détails.
C’est à la fois avec un grand plaisir, mais aussi un soupir de soulagement, qu’on accueille ce nouvel opus de la franchise. S’il a perdu sa numérotation, son héros et son système de combat, Yakuza: Like a Dragon n’a rien perdu des qualités qui sont l’essence de la série : une narration forte et maitrisée, des personnages hauts en couleur, et une générosité rare dans le jeu vidéo. C’est aussi une superbe opportunité de découvrir la saga à un moment où les studios remettent tout à plat.
Certains joueurs peu familiarisés avec le la licence auront peut-être un peu de mal à s’accrocher durant les premières heures, très narratives, mais le jeu en vaut largement la chandelle tant le scénario, les personnages et l’expérience tout entière s’avèrent prenants. Un grand Yakuza, et définitivement l’un des jeux majeurs de cette fin d’année.