Si vous ne connaissez pas Fool’s Theory, le studio polonais derrière The Thaumaturge, c’est plutôt normal. Fondé en 2017, il n’a à son actif que le jeu de rôle Seven qui, malgré un accueil positif, n’a eu qu’un retentissement limité. C’est donc sans réel préavis que l’on se retrouve face à un constat aussi agréable que surprenant : The Thaumaturge est un chef-d’œuvre.
Bien sûr, les équipes de Fool’s Theory ne viennent pas de nulle part. Il y a du The Witcher III dans les CV, et ça se sent. Parmi les autres titres qui viennent à l’esprit en jouant, on pense aussi à Disco Elysium pour l’ambiance générale, la franchise Persona pour le style de combat et certaines thématiques, et peut-être même un brin de Baldur’s Gate III dans l’écriture des quêtes. Bref, que des références de grande qualité, mais ce qui est véritablement impressionnant est la capacité de The Thaumaturge à développer solidement chacune de ses composantes et à les conjuguer de manière équilibrée dans l’écrin d’un univers original.
Pour le dire autrement : le bât ne blesse nulle part, le plaisir de découvrir les règles d’un nouveau monde est jubilatoire et l’intrigue sait garder en haleine jusqu’au bout. L’œuvre semble ainsi être en elle-même une réponse argumentée à la question : comment écrit-on un grand RPG aujourd’hui ?
(Test de The Thaumaturge réalisé sur PC à partir d’une version fournie par l’éditeur)
Faiseurs de miracles
Varsovie, 1905. La Pologne dissoute et disputée entre ses voisins, c’est l’Empire Russe qui fait loi dans son ancienne capitale. C’est cette page obscure de l’histoire polonaise qui sert de point de départ à The Thaumaturge. Cet ancrage dans le réel apporte avec lui une toile de fond complexe, aussi riche qu’elle est peu représentée en comparaison de décors usés tels que l’Égypte antique, le Japon féodal ou la Révolution française. Pour beaucoup de joueurs, donc, ce sera déjà l’occasion de s’immerger dans un cadre spatio-temporel inhabituel et de se familiariser à travers lui non seulement avec la culture locale, mais également avec des mythes et des personnages iconiques qui peuplent son imaginaire.
En effet, vient se greffer à ce contexte une intrigue originale se déployant dans une surcouche fantastique. Dans un mélange entre réalité et imaginaire, on y rencontre notamment l’intrigante et controversée figure de Grigori Raspoutine, que l’on accompagne dans son ascension (évidemment romancée) en tant que mystique et guérisseur juste avant qu’il ne parvienne à décrocher son ticket d’entrée pour la cour impériale russe. Nous-mêmes incarnons le protagoniste fictif Wiktor Szulski, thaumaturge de son état, qui a, en cette qualité, la capacité de capturer des salutors, créatures issues de divers folklores dont il peut se servir pour combattre ou manipuler ses adversaires.
Tandis qu’un drame familial l’amène à rejoindre Varsovie, dont il avait été exilé quinze ans auparavant, notre héros est confronté à un passé qu’il avait renié et face auquel il ne peut plus se dérober. Dans une ville en proie à une situation politique instable et face à des complications personnelles qui menacent sa vie et celle des siens, il lui sera donc nécessaire de bien choisir ses alliés afin de pouvoir garantir son avenir et peut-être, du même coup, celui de son pays. Cependant, savoir à qui se fier s’avèrera plus complexe que prévu, d’autant plus lorsqu’il lui faudra combattre ses démons intérieurs en même temps que ceux, extérieurs, qu’il cherche à apprivoiser pour leurs pouvoirs.
Juge et parti
The Thaumaturge se présente comme un jeu « où l’ambiguïté morale accompagne tous vos choix », et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on en a soupé de la formule utilisée à tort et à travers. Et pourtant, elle est bien loin l’époque où Mass Effect (néanmoins précurseur à cet égard) réduisait la morale à un choix binaire entre une attitude conciliante ou pragmatique. Ici, les arbitrages à effectuer mettent chaque fois en balance des systèmes de valeurs différents, et si certaines décisions ont une coloration politique, d’autres dépendront plutôt de notre affection, notre aversion ou notre pitié envers un personnage, de notre vision de la condition de thaumaturge ou même, tout simplement, de nos rancunes ou de notre égo.
Bien sûr, il apparaîtra quelquefois évident que certaines situations imposent de trancher entre égoïsme et altruisme, cependant, même pour les mieux intentionnés des thaumaturges, le comportement à adopter sera loin d’être évident, car se montrer bienveillant supposera parfois de renoncer à des avantages concrets de nature à influencer le gameplay. D’ailleurs, s’il y a toujours plusieurs moyens de résoudre une situation, l’arbre des décisions est conçu de telle manière qu’il n’est pas toujours possible de s’en tenir à une ligne de conduite claire. Ainsi, ruser permettra d’esquiver un conflit à un endroit, mais nous empêchera peut-être du même coup d’apprendre une information qui nous permettrait d’éviter d’en venir aux mains plus tard.
En effet, comme on nous le promet, nos choix peuvent être lourds de conséquences. Si certains n’auront qu’un impact anodin, d’autres pourraient bien s’avérer décisifs dans le destin ou l’opinion de nos interlocuteurs, et nous bloqueront certaines options par la suite. À l’inverse, des solutions alternatives seront souvent révélées par une observation minutieuse de l’environnement, qui permettront de tirer des conclusions sur une situation. C’est là l’un des principaux mécanismes de The Thaumaturge, qui en fait avant tout un jeu d’enquête. Souvent cruciale, cette capacité à obtenir des informations à partir des objets qui l’entourent, autre faculté de thaumaturge, permettra surtout de révéler la subtilité des circonstances et des personnes.
Le Traumaturge
Ainsi, l’une des grandes qualités de The Thaumaturge est la finesse de son écriture, à travers laquelle on découvre une galerie de personnages étonnamment riches dans leurs contradictions, et cela d’autant plus que notre opinion à leur sujet est amenée à évoluer au fur et à mesure que le scénario se déploie et que l’on en apprend plus sur eux. Le pouvoir de Wiktor lui permet en effet de révéler leurs émotions ou intentions cachées à travers les objets qu’ils ont manipulés, ce qui saura réserver son lot de surprises. Ce sera également l’opportunité de trouver des issues non violentes aux conflits puisque le protagoniste sera aussi en mesure, avec l’aide de ses salutors, d’aviver les craintes et espoirs d’autrui pour parvenir à ses fins.
Surtout, Wiktor a la capacité de déceler les failles, ces défauts de caractère qui attirent les salutors (et le chaos qu’ils amènent avec eux) comme des aimants. Peur, ambition, véhémence… elles prennent racine dans des traumatismes ou des insécurités pour finir par dominer la personnalité de celui qui en est affligé. Prérequis pour devenir un thaumaturge, elles posent de façon récurrente une question philosophique fondamentale : à quel point font-elles ce que nous sommes, et est-il souhaitable de s’en départir ? Cette interrogation, qui causera plus d’un dilemme à notre protagoniste, ne trouvera pas de réponse absolue, si bien que c’est toujours au cas par cas que le joueur est amené à se faire une opinion.
Wiktor lui-même, porteur d’une faille de fierté, pourra être incarné de différentes façon. Au joueur de décider s’il se laisse aller à l’audace des réponses gonflées par son ego ou s’il se montre plus modeste. En outre, né d’un père polonais et d’une mère russe, issu d’une riche famille bourgeoise dont il a pourtant été éloigné l’essentiel de sa vie, notre héro est habilement défini comme étant au croisement de deux mondes, n’étant pleinement le bienvenu ni dans l’un, ni dans l’autre. Bien que l’intrigue et les dialogues nous mènent clairement vers une posture progressiste et une défiance vis-à-vis de l’occupant russe, il est donc tout à fait crédible d’incarner un Wiktor ayant pour autant d’autres priorités que la révolution.
Interdit aux juifs et aux thaumaturges
Un avertissement nous prévient au lancement du jeu : du fait de la période qu’il dépeint, certains personnages tiennent des propos qui ne seraient plus acceptables aujourd’hui. On comprend ainsi que The Thaumaturge va toucher à des thèmes liés à l’oppression et aux discrimination, au rang desquelles l’antisémitisme. Aborder les enjeux sociétaux qui traversent une telle période de l’histoire est forcément un numéro d’équilibriste, puisque l’on court le risque de les invisibiliser d’un côté, et d’enfoncer des portes ouvertes de l’autre, au détriment de la subtilité, mais aussi du réalisme. Pourtant, là encore, l’écriture se révèle particulièrement réussie, rendant compte du contexte sans se focaliser outre mesure sur celui-ci.
La dimension fictionnelle de l’œuvre permet un tour de passe-passe via un glissement des valeurs, en faisant par analogie des thaumaturges la cible d’idéologies néfastes bien réelles. Surnommés fabulaturges, perçus par certains comme des charlatans et par d’autres comme des sorciers malveillants désirant contrôler la société, il n’est pas difficile de voir, dans le rejet qu’ils suscitent dans certaines franges de la société, le reflet de la xénophobie, du sexisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie et autres discriminations qui seront évoquées à travers le scénario. Notre position de thaumaturge nous amène ainsi à nous sentir proches de leurs victimes sans pour autant que notre expérience ne se substitue aux spécificités de leur vécu.
Surtout, loin de se contenter de mettre en scène des situations inacceptables qu’il reviendrait au protagoniste de désamorcer, The Thaumaturge aborde plutôt la question de la représentation sous un angle positif, par la qualité et la variété de ses personnages. On y visitera aussi bien la synagogue que l’église orthodoxe et l’on y croisera des Varsoviens de toutes obédiences, origines ou classes sociales. Les salutors eux-mêmes représentent la diversité des cultures et des croyances, puisant tout aussi bien dans la mythologie slave que judaïque ou islamique. Loin de paraître forcée, cette multiplicité des profils permet au contraire de donner une vision particulièrement riche de la population d’une grande ville telle que Varsovie.
La ville phénix
Et Varsovie, quelle Varsovie ! Car s’il est un point sur lequel The Thaumaturge tire particulièrement son épingle du jeu, c’est dans sa capacité à rendre vivantes les rues que l’on traverse (ce qui pouvait manquer, par exemple, à l’autrement remarquable Disco Elysium). Et cela ne tient pas seulement à l’ajout de passants, mais plutôt à la foultitude d’éléments et d’événements que l’on peut trouver en usant de notre sens de l’observation et de nos pouvoirs de thaumaturge au gré de nos explorations. On collectera ainsi photographies stéréoscopiques, magazines de mode et gramophones, mais également divers indices qui nous permettront de prendre connaissance de rendez-vous plus ou moins secrets dans lesquels on pourra s’immiscer.
Ces découvertes, qui nous récompenseront avec d’élégantes illustrations, mettront pour certaines en valeur des éléments clés de la culture slave, comme la mélodie de la balalaïka ou l’appétissante odeur de la babka. D’autres se feront les témoins de l’évolution rapide de ce monde, au fil du progrès technologique ou de l’importation de nouvelles saveurs ou pratiques. D’une partie de football au coin d’une rue à la dégustation d’un café brésilien, en passant par l’étude des motifs vestimentaires en vogue à Paris, The Thaumaturge est rempli de ces petites trouvailles qui, en plus d’affiner discrètement le contexte historique et géopolitique, confèrent charme et dynamisme à nos balades dans Varsovie.
Surtout, nos pouvoirs de thaumaturge, en nous donnant la faculté de déceler les pensées et émotions qui se sont attachées à un objet, nous permettent d’accéder à une autre lecture, plus affective, de la ville. Les amateurs de Disco Elysium y verront peut-être une certaine similitude avec la fantastique compétence Frisson qui crée une enivrante communion avec l’environnement urbain. Ainsi, The Thaumaturge déborde à n’en pas douter de l’affection que les équipes de Fool’s Theory portent à leur pays, auquel elles rendent honneur à travers cette multitude de petites touches vivifiantes. Même lorsqu’on progresse dans des ruelles sombres et boueuses, elles semblent de fait toujours regorger de trésors.
Donner du poing et de la voix
Quelquefois, cependant, c’est un autre type de surprise qui nous attend au détour d’une bâtisse, sous la forme de quelques voyous prêts à en découdre. Entrent alors en jeu les combats au tour par tour qui, dans leur difficulté maximale, pourront vraiment nécessiter de se creuser les méninges. Pour assister ses poings, Wiktor pourra compter sur des alliés occasionnels et surtout sur les capacités uniques de ses salutors, entre lesquels il peut jongler librement. Il faudra d’ailleurs apprendre à user de leur complémentarité pour en tirer le meilleur et adapter ses tactiques aux adversaires, tout en ayant conscience que selon les décisions prises au fil de l’intrigue, tout l’arbre de compétences ne sera pas forcément accessible.
Ces phases de combat, qui prennent rarement plus de quelques minutes (à l’exception de celles, plus musclées, qui nous mettent face aux pouvoirs d’un salutor sauvage), viennent apporter une diversité agréable au gameplay tout en donnant un enjeu concret à l’apprivoisement des salutors. À cet égard, on ne peut qu’applaudir le travail de design qui donne à chacune de ces créatures une monstruosité singulière. Qu’ils incarnent la ruse, l’horreur ou la brutalité pure, chaque nouveau salutor est ainsi une friandise pour les yeux et l’imaginaire, et leurs animations en combat se montrent particulièrement satisfaisantes au moment de donner le coup de grâce à un ennemi.
En parlant d’animation, il faut par ailleurs relever que tous les dialogues sont mis en scène à travers des cinématiques qui bénéficient d’un doublage anglais particulièrement convaincant. Certes, les personnages pourraient avoir des textures plus détaillées et le mouvement de leurs lèvres pourrait être mieux synchronisé, mais à ce stade-là, c’est vraiment chipoter, d’autant que les expressions faciales sont malgré tout très réussies. Si l’on ajoute à cela une bande-son entêtante qui sait tisser une ambiance inquiétante sans jamais se montrer trop envahissante, l’aventure de Wiktor Szulski nous gâte déjà très largement en termes d’immersion.
Ainsi, on sent que chaque composante de The Thaumaturge a été interrogée et réfléchie avec soin pour rendre l’expérience aussi unique que cohérente. S’il brille tout particulièrement par son écriture, et notamment par la qualité de ses ramifications qui donnent véritablement du poids et de l’épaisseur à nos choix, l’intérêt des phases d’enquête, la multitude des indices semés dans la ville qui incitent à l’exploration ainsi que le bel équilibrage des phases de combat sont autant d’éléments qui viennent enrichir le gameplay en permettant à l’œuvre de ne jamais sembler répétitive.
Le seul reproche que l’on serait tenté de lui faire, c’est qu’on en voudrait plus ! Au fur et à mesure de l’intrigue se débloquent en effet de nouveaux quartiers de Varsovie sur la carte de la ville, et il est frustrant de constater que nombre d’entre eux restent encore grisés à la fin du jeu. Celui-ci a cependant déjà une durée de vie honorable puisqu’il faut compter une bonne trentaine d’heures pour accomplir l’ensemble de ses quêtes, et cela sans compter l’envie de remonter plusieurs fois sa trame pour découvrir des issues alternatives. L’aventure vaut, dans tous les cas, son pesant de zlotys !
Note : au moment du test subsistaient encore de rares lacunes de traduction, dont on peut s’imaginer qu’elle auront été corrigées au moment de la sortie.