Dans votre prochaine aventure, que diriez-vous de pousser la chansonnette avec les Dieux de l’Olympe ? C’est ni plus ni moins ce que propose Stray Gods: The Roleplaying Musical, un jeu narratif d’enquête aux prémices pour le moins originales qui, comme son nom l’indique, mélange jeu de rôle et comédie musicale sur fond de mythologie revisitée. De quoi attiser la curiosité pour ce premier titre du développeur australien Summerfall Studios, qui semble avoir trouvé un créneau bien à lui.
Cependant, la singularité du concept n’est pas garante de sa force : encore faut-il parvenir à y insuffler une véritable identité et à lui donner de la cohésion. L’audace de cette forme étonnante comporte en effet un risque : celui de tomber dans un patchwork confus où les bonnes idées se feraient mutuellement de l’ombre sans qu’aucune ne soit vraiment aboutie. Sur le papier, Stray Gods: The Roleplaying Musical intrigue, mais l’exécution se montre-t-elle à la hauteur de la promesse ?
(Test de Stray Gods: The Roleplaying Musical réalisée sur PC à partir d’une copie fournie par l’éditeur)
Nos Dieux ont du talent
Sous ses airs durs de rockeuse, Grace est en pleine crise existentielle le jour où Calliope, la dernière des muses, expire dans ses bras, lui transmettant au passage le pouvoir d’inspirer et persuader par la musique. Sommée de mener l’enquête pour prouver son innocence dans l’affaire, la jeune fille va être amenée à rencontrer toute une galerie d’Idoles (car c’est ainsi que se nomment ici les divinités) issues du panthéon grec, qui se sont tant bien que mal adaptées à la vie au XXIe siècle, bien loin de leur Olympe natale.
La mythologie se révèle-t-elle à l’épreuve du temps ? En tout cas, côté public, le constat est bien là : Zeus et sa clique ont toujours la côte, en témoignent le jeu Hadès comme la série Blood of Zeus, qui s’étaient déjà attelés avec succès à dépoussiérer ces figures. Comme ces deux autres œuvres, Stray Gods: The Roleplaying Musical leur offre un relooking qui mêle modernité et sensualité, et de l’undercut de Perséphone au streetwear d’Hermès il y a largement de quoi se laisser charmer par le character design.
À ce sujet, notons au passage le soin apporté en matière d’inclusivité et de représentativité. Les personnages de Stray Gods: The Roleplaying Musical reflètent une grande diversité, que ce soit en termes de morphologie, d’origine ethnique ou d’expression de genre, mais sans jamais en faire un sujet ou que cela les définisse : ils sont simplement qui ils sont dans leur incarnation présente. De la même manière, les romances bénéficient toutes du même traitement, qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles.
Un esprit divin dans un corps humain
Cependant, et contrairement aux exemples précédemment cités, les Idoles ne se contentent pas ici d’avoir la classe sur le plan vestimentaire. Si la direction artistique en 2D sait en mettre plein les yeux avec son trait qui évoque le roman graphique, les personnages brillent avant tout ici par leur écriture. La nature narrative du jeu permet en effet d’aller au-delà de leur attrait visuel et d’explorer plus longuement leur histoire personnelle et leur psychologie à travers les discussions que nous tenons avec eux.
Ces fascinants échanges avec des êtres fantastiques peuvent également faire penser au savoureux dating sim Monster Prom, mais là où celui-ci mise tout sur l’humour et le ton décalé, Stray Gods: The Roleplaying Musical offre un beau camaïeu de tons, n’hésitant pas à adopter une teinte plus grave et mélancolique. On l’imagine, l’existence d’un immortel ne va pas sans son lot d’épreuves et de tourments incommunicables, mais qui savent toutefois faire écho à des souffrances et questionnements bien humains.
À cet égard, on pourrait craindre que le fait de s’appuyer sur des figures mythologies connues ne contraigne l’écriture. Bien au contraire ! Ces références viennent avec l’avantage non négligeable de s’appuyer sur un imaginaire collectif déjà abondant, nourri de la quintessence des passions humaines. Hadès, Méduse, les Moires : que de figures qu’il n’est besoin que d’esquisser pour convoquer de vastes horizons narratifs, quitte à les détourner pour mieux s’en emparer, comme le jeu s’amusera souvent à le faire.
Le crime de l’Olympe-Express
Surtout, aussi riche de fantasmes que soit la matière dont il s’inspire, Stray Gods: The Roleplaying Musical ne se contente pas de son exploration comme d’une fin en soi. S’il brode par-dessus en créant ses propres légendes que l’on se plaît à découvrir, il la canalise surtout dans l’enquête que doit mener Grace afin d’élucider le meurtre de Calliope, qui lui donne tout à la fois du rythme et un cap. Loin d’un défilé d’Idoles tournant à vide, le jeu prend soin de révéler ses atouts au fil des rebondissements.
Le premier acte de l’aventure, en plus d’en poser les enjeux, va d’ailleurs consister à choisir qui seront les alliés dont nous nous entourerons pour la suite. Si les pistes à suivre seront les mêmes dans tous les cas, tous les personnages ne les approcheront pas avec la même attitude et ne fourniront pas les mêmes explications sur l’univers, ce qui donne un réel intérêt à faire le jeu une seconde fois pour pouvoir confronter leurs points de vue, d’autant que la plupart des situations ont deux issues possibles.
Notons que les dialogues comportent des options visant à apporter des éléments de contexte plutôt qu’à faire avancer l’intrigue, qui sont signalées par un symbole spécifique et peuvent donc être ignorées pour aller plus vite lors d’une nouvelle partie. Il n’est, toutefois, pas possible de passer les conversations, ce qui peut s’avérer fastidieux lorsque l’on revient sur un passage obligé. Néanmoins, les nombreuses nuances apportées par les choix de réponses limitent dans l’ensemble le sentiment de répétition.
Changement de refrain
À ce sujet, il nous reste un point sur lequel revenir, et pas des moindres : les chansons. Elles sont, après tout, au cœur du concept de Stray Gods: The Roleplaying Musical, et au cœur de son gameplay. En effet, le pouvoir de Grace lui permet d’influencer ses interlocuteurs par la musique, et ce sont ainsi lors des séquences chantées que se jouent, à travers des dilemmes à trancher en temps limité, les fameuses décisions « à conséquences » qui émaillent le jeu et orientent ses différents arcs narratifs.
Cependant, les intentions de Grace ne se traduisent pas simplement par un changement de paroles. En effet, les choix effectués dans les phases musicales vont affecter la mélodie elle-même, y insufflant une énergie entièrement différente selon que l’on adoptera une attitude plus empathique, plus fougueuse ou plus rusée. Refaire ces passages ne revient donc pas seulement à explorer une résolution alternative, mais également à découvrir un nouveau morceau, avec un autre rythme et un autre refrain.
Musicalement, l’exercice est délicat, d’autant que les arrangements doivent pouvoir se fondre les uns dans les autres si Grace décide de changer d’approche en cours de chansonnette. À cet égard, Stray Gods: The Roleplaying Musical s’en tire bien, même si l’on profitera malgré tout mieux des morceaux en s’en tenant à une attitude cohérente, d’autant plus que toutes les versions ne se révèleront pas aussi entraînantes. Certaines chansons, en revanche, sont de vraies réussites que l’on se surprendra à fredonner.
Choisir ses mots
Bien que Grace n’ait aucune restriction lorsqu’elle utilise ses facultés de Muse, cet arbitrage entre le charme, la hardiesse et la réflexion reflète un dilemme plus concret qui a, quant à lui, une incidence lors des phases de discussion. En effet, le joueur est rapidement amené à attribuer un trait de personnalité à Grace qui lui donnera accès à de nouvelles options de dialogue. Celles-ci ne sont pas déterminantes pour la poursuite de l’enquête, mais permettent de donner une variété de visages à notre héroïne.
Il faut noter que cette sélection d’un trait est le seul moment où il nous est demandé de définir notre personnage de quelque manière que ce soit. Ainsi, lorsque l’on parle de jeu de rôle, il faut l’entendre ici dans son sens originel. On incarne Grace et lui prête une certaine psychologie à travers ses choix et son approche des conversations, mais hormis cela, il ne faut pas s’attendre à retrouver les outils qui ont progressivement été associées à l’imaginaire du RPG : inventaire, attributs du personnage, niveaux…
Pour autant, même si l’intégralité de ses interactions passent par les dialogues, Stray Gods: The Roleplaying Musical n’est pas totalement à rapprocher d’un visual novel non plus. En effet, la fréquence des interventions de Grace et le degré de complexité d’écriture qui va avec fait que l’histoire nous est délivrée de manière très différente selon nos actions, rendant au passage le scénario bien plus dynamique et impliquant que celui du visual novel lambda qui se veut plus linéaire malgré ses embranchements.
Stray Gods: The Roleplaying Musical est en somme une expérience narrative qui reste limitée dans ses modalités de gameplay, mais qui se révèle particulièrement engageante grâce à l’efficacité de son écriture, l’originalité de sa forme et la pertinence de ses thèmes. Les péripéties sont assez resserrées et il ne faut pas s’attendre à une fresque de l’ampleur d’un Disco Elysium, mais c’est aussi ce qui permet au jeu de garder un rythme soutenu et qui incite à revisiter son scénario sous plusieurs angles.
Conscient des forces et faiblesses de son concept, Summerfall Studios livre ainsi une copie en tous points excellente et réussit le pari de conjuguer ses multiples ambitions dans une proposition équilibrée et cohérente. Si le résultat forme indubitablement une curiosité dans le paysage vidéoludique et ne sera donc pas au goût de tout le monde, ceux à qui l’idée d’une comédie musicale interactive ne fait pas peur seraient bien avisés de se laisser tenter par l’aventure, qui a été admirablement orchestrée.