Votre avis est fait depuis longtemps, depuis même avant la sortie du jeu et ses premières images catastrophiques. Inutile de poser ici une question du type “Faut-il donner sa chance à Shenmue III ?” ou pire, “Shenmue III est-il à la hauteur de sa légende ?”. Vous connaissez la réponse. Cependant, pour y avoir quand même joué (conscience professionnelle), on se rend compte qu’une grande partie des défauts du jeu, s’ils sont aussi présents qu’horripilants, ne peuvent pas tous directement lui être reprochés.
(Test de Shenmue III réalisé sur PlayStation 4 via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
La légende Shenmue
Difficile de parler de Shenmue III sans revenir sur les débuts de la saga qui a fêté ses 20 ans il y a peu. Et c’est aussi le problème du jeu, cet héritage qu’il porte, comme on va le voir. En 1999, SEGA est dans une période difficile avec l’échec de la Saturn, taillée pour la 2D alors qu’on assiste à une prise de pouvoir du polygone. Mauvais choix de conception, difficulté à saisir l’air du temps ? Toujours est-il que la Saturn est loin d’être une mauvaise machine (bien au contraire !), mais est un échec commercial, laissant le champ libre à Sony et à sa PlayStation.
Pour se relever, SEGA mise tout sur une machine de guerre, la Dreamcast. Toute première console de sixième génération à arriver sur le marché, la Dreamcast est définitivement en avance sur son temps, incluant par exemple sur toutes les consoles un modem pour se connecter à internet sans abonnement ! C’était alors (en tous cas chez nous) le seul et unique moyen d’accéder au web sans passer par un tiers, en branchant simplement la console à sa prise téléphonique (qui se souvient des CD “20 heures de connexion incluses” distribués dans les grandes surfaces ?).
Ce modem permettait déjà le jeu en ligne, mais aussi la navigation web, ou l’envoi et la consultation d’e-mails… Ça ne parait rien aujourd’hui, mais croyez-nous qu’en 1999, c’était complètement dingue. Le lancement de la console est difficile au Japon, et il faudra un jeu à la hauteur des ambitions de la machine : ce sera Shenmue, premier du nom. En son temps production la plus chère de l’histoire du jeu vidéo, Shenmue impressionne par son concept et ses réussites.
Ce sera l’un des tout premiers jeux en monde ouvert à nous offrir une telle liberté d’action. Le titre est un vrai jeu de rôle, qui colle à son étiquette : on est dans la peau du personnage, et on vit avec lui. Si le genre est installé depuis longtemps au Japon, la simulation de vie quotidienne est assez neuve en Occident, et on se surprend à s’amuser de devoir aller travailler (les fameux chariots élévateurs), ou à guetter l’heure pour ne pas rentrer en retard au domicile familial.
C’est aussi l’un des premiers à nous offrir autant d’activités annexes, avec des mini-jeux directement liés à l’aventure (les chariots élévateurs, encore), ou placés là en bonus : des classiques de chez SEGA, de Space Harrier à Hang On, ou un jeu de fléchettes auxquels il était possible d’accéder dans la salle d’arcade du jeu.
L’héritage Shenmue
Shenmue fut révolutionnaire, et son héritage est extrêmement présent dans les licences actuelles, même les plus populaires. Le genre open world dans son entièreté, GTA compris, lui doit beaucoup. La série des Persona et le système de “life-sim” très prégnant en termes de game design n’en serait peut-être pas là aujourd’hui sans Shenmue. Mais les jeux qui ont investi le plus sur l’héritage Shenmue, ce sont les Yakuza. La saga aujourd’hui phare de chez SEGA (tiens ? Comme Shenmue…) représente le véritable héritier du premier Shenmue.
Scénario profond, monde ouvert, alternance de cinématiques scénarisées, de RPG et de combats, Yakuza mise aussi beaucoup sur ses liens avec le quotidien : un Kamurocho dans lequel on reconnait aisément le quartier de Kabukicho, la présence de marques réelles, et une pléthore de mini-jeux, dont les fameuses bornes d’arcade historiques de SEGA (Out Run, Virtua Fighter…).
C’est en jouant à Yakuza qu’on retrouve les sensations qu’on a pu avoir en jouant pour la première fois, sur Dreamcast, à Shenmue. Et même si les deux premiers épisodes sont ressortis il y a quelques mois sur nos machines contemporaines pour préparer l’arrivée de ce Shenmue III, le temps a fait son œuvre, et la découverte ne sera jamais la même qu’alors, même pour quelqu’un qui n’y avait jamais touché. Et justement, concernant Shenmue III, c’est là que le bât blesse.
Shenmue III – Savoir se retirer
“Eh bien, pour un test de Shenmue III, tu ne nous parles pas des masses de Shenmue III, dis donc…”, pense si fort le lecteur que le message est entendu jusqu’à la rédaction. Et c’est vrai. Mais il était important de comprendre dans quel état d’esprit on insère sa galette dans la PlayStation 4. Shenmue a changé la face du jeu vidéo, laissé une empreinte indélébile dans les cœurs des joueurs qui ont eu la chance de le découvrir à sa sortie, et voilà que se présente un troisième épisode !
C’est tout cet horizon d’attente qui est le premier responsable du ratage Shenmue III. Car, ce n’est un secret pour personne, le jeu est raté, “éclaté”, dira le millenial. Graphiquement complètement à la ramasse, les animations ont une génération, voire deux, de retard. Sans exagérer : on pense pouvoir mettre tout le monde d’accord sur le fait que The Last Of Us sur PlayStation 3 est bien plus beau que Shenmue 3. Pire, le plus raté des personnages est le héros ! Même si on pense que c’est en partie volontaire, pour ne pas trop s’éloigner du personnage original, dur de s’attacher à un personnage à ce point sans expression…
La simulation de vie quotidienne qui apportait à la fois fraîcheur et piment au premier épisode n’est ici que frustration, nous empêchant d’avancer dans un scénario déjà mou du genou. Les dialogues sans saveurs se lancent avec une débilité rare sur cette génération de machines : un personnage réussira à nous dire bonjour plusieurs fois dans la même séquence de dialogue, ou se montrera surpris de la présence d’un PNJ (souvent Shenhua, la jeune fille qui accompagne le héros) alors même qu’il vient de répondre à l’une de ses questions…
La mise en scène est plombée d’incohérences, comme cette scène dès le début du jeu où une conversation entre Ryo et Shenhua est ponctuée de changements d’angles de caméra, systématiquement introduits par des fondus au noir. Le résultat, c’est qu’on ne comprend rien. Nous étions, par exemple à cet endroit, persuadés qu’il s’agissait de deux séquences parallèles, une contemporaine de l’action du jeu, et l’autre façon flashback, qui étaient ainsi mises en scène. Ce n’est que plus tard, réalisant à quel point le jeu était construit n’importe comment, que nous avons compris… De manière générale, on subit des chargements, des fondus au noir, ou des mini-cinématiques inutiles (et souvent les trois à la fois) tout le temps, et pour rien.
Et question gameplay, ce n’est pas beaucoup mieux : des allers-retours non seulement interminables entre les personnages pour faire avancer une enquête qui n’en finit pas de stagner, mais aussi rendus particulièrement compliqués par la présence d’une carte uniquement cosmétique. Ainsi, on nous conseille d’aller voir tel ou tel personnage, sans autre indication que son nom, et sans objectif matérialisé sur la carte. Alors il va falloir demander aux villageois de nous aider, et déclencher les fameux dialogues débilitants (c’est d’autant plus énervant qu’au début, Shenhua nous accompagne souvent, connait tout le monde au village, mais ne viendra prendre aucune initiative pour nous aider…).
Et puis, comme pour mieux nous frustrer, le jeu limite nos actions avec cette jauge d’énergie qui, quoi qu’on fasse, s’épuise lentement mais sûrement, et nous force à l’économie… Si Red Dead Redemption II avait cette lenteur dans l’âme, c’était aussi cohérent avec son gameplay, son propos (la fin d’une époque, la route vers l’industrialisation, et un personnage dépassé par le monde dans lequel il vit) et son parti pris esthétique (les grands espaces du Far West). Ryo est lui un garçon bien de son époque, qui devrait justement aller trop vite pour la campagne dans laquelle il échoue. C’est simple, ici, la manette nous est plusieurs fois tombée des mains.
Et si l’on est dur avec le jeu, c’est à l’aune des attentes qu’il a engendrées ! On aurait peut-être été plus coulant, plus bienveillant, avec le même jeu disposant d’un autre titre. Il est vrai qu’il fallait être naïf pour croire qu’avec le budget d’un indé, Shenmue III allait à nouveau révolutionner le jeu vidéo. C’est pourtant la promesse qu’a faite le jeu malgré lui, en arborant le titre mythique.
En vérité, Shenmue III, en tant qu’indé open world, ne fait pas si pâle figure au regard de sa production mouvementée et de son budget serré. Mais ce n’est pas n’importe quel titre, c’est un Shenmue. Et ce n’est pas n’importe quelle signature : c’est Yu Suzuki, qui a fait pour le jeu vidéo au moins autant que Shigeru Miyamoto ou Satoru Iwata. Les maladresses dans le game design en sont d’autant plus incompréhensibles, et la déception est à la hauteur de la réputation du maître et de son œuvre.
Shenmue III fait finalement tout aussi bien que Shenmue, premier du nom. Mais voilà, vingt ans ont passé. Les jeux ont évolué. Shenmue, lui, semble être resté bloqué dans le temps, comme le petit village de Bailu au début de l’aventure. Un jeu peut-être intemporel, en tous cas passéiste. Certes, Shenmue III reste une œuvre à part, mais ici, ce n’est pas une qualité…