Annoncé dès 2014 sous le signe d’un échec annoncé (une campagne Kickstarter complètement loupée), Scorn avait depuis réussi à se faire attendre autant qu’il intriguait. Enfin sorti depuis maintenant une petite semaine, une rapide revue de presse des publications jeu vidéo montre comment il divise autant qu’il surprend. Parmi d’autres traductions possibles, Scorn peut signifier « défiance », un état d’esprit compréhensible de certains joueurs face au jeu.
Esthétique malsaine, gameplay qui prend le joueur à revers, Scorn est un projet radical. Et c’est exactement pour ça que c’est un titre indispensable.
(Test de Scorn réalisée sur Xbox Series X via une copie commerciale du jeu)
Errance bioméchanique
Évoquons d’emblée le trait principal de Scorn : c’est une adaptation vidéoludique de l’œuvre picturale de H.R. Giger, le peintre suisse inventeur de l’esthétique biomécanique et designer de la créature du film Alien, de Ridley Scott. Le style biomécanique de Giger, c’est un univers cauchemardesque où se mêlent chair et métal, où les corps se fondent avec les machines, et l’inverse. L’œuvre de Giger, et donc Scorn, sont une sorte de variation Lovecraftienne du cyberpunk. L’angoisse au carré.
Et de ce point de vue, le titre d’Ebb Studio est une réussite saisissante. L’univers du jeu est aussi fascinant que repoussant : humide, grouillant, poisseux, organique mais froid… La direction artistique est sans compromis, et pour qui est déjà familier du travail de Giger, c’est stupéfiant.
Là où The Medium, de Bloober Team, reproduisait des toiles du peintre polonais Zdzislaw Beksinski au détour d’un décor, Scorn ne met jamais en scène une œuvre en particulier de Giger, mais donne vie à l’univers que le peintre a créé dans son ensemble. On est au cœur du travail de l’artiste, une sensation grisante autant que source de malaise, renforcée par un sound design discret, fait de rares envolées musicales et de multiples petits bruits écœurants ; discret, mais au service de l’expérience graphique.
On croisera de nombreuses structures dont on ne saura jamais vraiment si elles sont végétales, mécaniques, ou organiques. Souvent les trois à la fois… On pensera aussi à David Cronenberg, à son film eXistenZ, particulièrement, lui-même biomécanique et parlant d’ailleurs de jeux vidéo, et à ses armes organiques, très proches de celles qu’on manipule dans Scorn.
À rebours
Si on n’entre pas exactement volontiers dans l’univers de Scorn, on y sera aussi déboussolé. Le jeu n’est en effet pas là où on l’attend. Les premières images annonçant sa sortie semblait promettre un FPS horrifique, ou, à la rigueur, un survival horror joué à la première personne… Le jeu sera en fait un puzzle game.
À moins que ce ne soit un walking simulator. Mais teinté, néanmoins, de tir en vue subjective… Si on se perd dans ses couloirs tapissés de boyaux et autres cordons ombilicaux, on est aussi désorienté par son genre, insaisissable, qui fait qu’on ne sait jamais ce que le jeu attend de nous, à part peut-être de rester dans ce climat d’angoisse permanente. Et à ce titre, les combats, qu’une partie de la presse juge « ratés », ou de trop, sont en fait exactement à leur place.
Nous sommes, au début du jeu, lâchés dans ce complexe biomécanique sans rien savoir de ce qu’on y fait ou de ce qu’on doit y faire. Tout juste une sorte de flash, peut-être un souvenir, l’image d’une forteresse digne de Beksinski à l’horizon, nous explique que « quelque chose » nous est arrivé. On est prisonnier, ou otage… Le jeu sera alors d’abord un jeu d’exploration. On erre dans ces couloirs cauchemardesques, incertains des dangers qui nous guettent, jusqu’à tomber sur les premières énigmes : des casse-têtes à la fois classiques, avec des pièces à déplacer sur plateaux de jeu, et environnementaux, avec les éléments des niveaux à activer, à mettre en place, etc.
Et c’est quand on commence à se faire à un rythme qui alterne exploration et puzzles qu’interviennent les premiers ennemis, et les premiers combats, qui plus est auxquels on doit faire face avec une arme particulièrement peu efficace. Ces combats, et ceux qui suivront, plus tard, alors qu’on aura découvert un vrai fusil à pompe, sont certes, lourds, imprécis, frustrant, mais c’est ce qui permet de nous garder dans un état de stress et de danger permanent. Même armé, on n’est jamais en confiance.
Galerie glaçante
Avant Scorn, nous avions pu tester un autre titre qui se voulait à la frontière des beaux-arts et du jeu vidéo : Please Touch The Artwork, puzzle game lui-aussi qui transformait des œuvres du peintre Piet Mondrian en jeu d’énigmes. Dans un style graphique complètement à l’opposé du spectre, le titre d’Ebb Studio accompli finalement la même mission : donner à voir de la peinture dans le jeu vidéo.
Le travail d’Hans Rudi Giger est digéré par les développeurs, qui nous offrent une promenade saisissante dans l’univers du peintre. La véritable maestria du titre est là : participer, aux côtés de Please Touch the Artwork ou, dans une moindre mesure, de The Medium, à donner au jeu vidéo un rôle de médiateur culturel, qui pourrait amener les joueurs vers le travail du peintre, mais aussi à ceux qui étaient déjà familier du travail de Giger, l’occasion inédite de s’immerger totalement dans sa peinture.
Comme dans un tableau, toutes les clefs ne nous sont pas données, et chacun verra Scorn à la lumière de ses propres références et sensibilités. C’est aussi le cas avec son scénario, cryptique, mais pourtant bien existant, et déjà lieu de nombreuses théories et sujet de multiples vidéos sur YouTube. Scorn est une promenade dans l’horreur Gigerienne fascinante et éprouvante. Frustrante, aussi, par certains aspects, comme ses combats, souvent déséquilibrés, et qu’au final, on préfèrera la plupart du temps esquiver.
Ce n’est pas un jeu fait pour tous : il faut déjà pouvoir, et vouloir, supporter son univers graphique glauque à souhait. À ce titre, c’est aussi une excellente chose qu’il soit au catalogue du Game Pass, permettant à toute une frange du public de tenter l’expérience, quitte à la quitter rapidement.