Parfois, finir un jeu provoque une certaine schizophrénie d’idées dans nos têtes bouillonnantes d’informations reçues qu’il nous faut alors traiter et juger. Paradise Lost est sans aucun doute l’un de ces jeux, tant l’expérience narrative qu’il propose nous a, et nous laisse encore au moment où nous écrivons ces lignes, assez perturbés. Autant vous le dire de suite, la note en fin de cette critique est purement indicative et les lignes qui suivent vont vous expliquer pourquoi.
Pur walking simulator narratif, descendant direct des Dear Esther, Gone Home et autres titres du genre, le jeu des Polonais de Polyamorous est sans artifice et assez absolu dans sa conception. Il ne vit que de par son scénario et sa narration, abandonnant alors tout artifice visuel et mettant totalement de côté le gameplay pour simplement nous raconter une histoire.
On sait le genre du walking simulator très clivant, surtout lorsqu’il est décliné dans sa plus simple forme, et il est clair que Paradise Lost divisera pour ce qu’il est et ce qu’il représente, une certaine idée de ce que peut aussi être le jeu vidéo.
Paradise Lost se déroule au début des années 80, mais pas exactement comme nous les connaissons. Il s’agit là d’une uchronie (post-apocalyptique), soit un récit se basant sur des faits historiques pour mieux créer par la suite une continuité fictive. Ici, tout part de l’Allemagne nazie qui n’aurait pas perdu la Seconde Guerre mondiale en 1945, du fait de la non-participation des États-Unis à ce terrible conflit.
Le récit nous entraîne alors dans une Pologne ravagée par le feu atomique en compagnie de Szymon, un jeune garçon en quête d’identité. Venant de perdre sa mère, tout ce qui lui reste d’elle est une photo sur laquelle elle est en compagnie d’un homme qu’il suppose être son père. À la recherche de réponses, l’adolescent se rend alors dans une sorte de bunker gigantesque réaménagé en une immense ville qui a servi d’abri et de lieu de vie aux survivants des bombardements.
Cette cité vide et froide abritait autrefois des milliers d’âmes allemandes et polonaises qui attendaient patiemment de pouvoir ressortir, une fois les radiations retombées. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu et le lieu, hallucinant d’organisation, semble être tout sauf être un abri de fortune. Quels sombres secrets cache-t-il ? Pourquoi les nazis ont-ils créé ce lieu ? Et en quoi l’enfant et sa mère y sont liés ? Voilà les principales questions auxquelles on cherchera à répondre.
Un poème de chagrin
Si vous pensiez trouver en Paradise Lost une adaptation moderne du poème éponyme de John Milton (le jeu s’ouvre carrément avec une référence directe à l’auteur), sachez que ce n’est pas entièrement le cas. Si le divin et l’orgueil jouent un rôle dans le récit et que la tentation, ainsi que la création et le péché sont aussi des thèmes explorés, le jeu va plus loin, tentant de dépasser son modèle et d’en prolonger les écrits en nous contant le retour au paradis.
Mais son propos ne tourne pas principalement autour de tout cela, car même si c’est bien présent et au cœur de l’histoire, où comment l’Homme a une nouvelle fois perdu son Jardin d’Eden par orgueil, c’est bien un autre sujet qui monopolise l’attention, celui du deuil. Ainsi, l’aventure est découpée en cinq parties, chacune d’entre elles représentant l’une de ses étapes : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation.
En cela, Paradise Lost fait très fort, parvenant à traiter la chose avec discernement et justesse, sans jamais tomber dans un quelconque pathos qui aurait pu dénaturer son discours. Le jeu distille une narration élégante, visuelle tout d’abord, avec cet immense endroit que l’on visite de fond en comble pour en découvrir les secrets et remonter le fil des événements qui y ont eu lieu, nous dépeignant aussi les conditions de vie de chacun, car il y avait forcément un système de classe hiérarchisé très marqué et donc des inégalités sociales.
Chaque zone que l’on traverse a une histoire à raconter, une tranche de vie passée à offrir, de celles qui ont souffert et ne peuvent s’oublier avec le temps. Les murs témoignent encore des épisodes passés, certains terribles, et s’ils pouvaient s’exprimer, ils pleureraient probablement. Une réelle société, avec tout ce que cela compte de défauts, s’est formée dans ces souterrains aménagés et il en a découlé la disparition de tous. Pourquoi ?
C’est l’une des réponses que l’on pourra trouver, et ce non sans quelques efforts, puisqu’il va falloir en passer par une fouille et une exploration minutieuse des lieux, mais aussi lire un nombre incalculable de documents et écouter quelques enregistrements audios. Le jeu récompensant ainsi la curiosité et bien qu’en ligne droite, il est très facile de passer à côté de certains éléments importants du récit. Même si le principal ne peut être loupé.
Il y a aussi cette ambiguïté entre le bien et le mal toujours présente, qui se reflète dans une narration loin d’être manichéenne et qui reste floue sur certains événements, nous demandant alors de les interpréter et de les faire nôtres en revivant les choix effectués par certaines figures dirigeantes des lieux. L’astuce est ici de nous laisser choisir pour eux par le biais de machines de contrôle dirigées par une IA primitive, sans que cela n’ait une réelle incidence sur ce qui s’est passé puisque cela s’est déjà déroulé, mais nous permettant néanmoins d’en comprendre les conséquences.
Le personnage de Szymon, quant à lui, s’il ne s’exprime au départ que par quelques flashbacks le plaçant aux côtés de sa mère, se retrouve très vite confronté à une autre personne du nom d’Ewa, une jeune femme qui se dit prisonnière dans une salle de contrôle et qui nous demande de la retrouver pour l’aider. Elle nous suit durant tout notre périple au travers de caméras et nos échanges se font via des intercoms dans un premier temps.
Cela permet non seulement d’explorer la psychologie de notre jeune héros, d’en suivre l’évolution, mais aussi de rythmer un peu plus notre exploration, alors qu’Ewa fait surtout figure de conscience, nous questionnant régulièrement sur nos faits et gestes, remettant aussi sans arrêt en cause la confiance qu’on lui accorde. Tout ceci nous menant vers un final efficace, quoiqu’un brin classique.
Comme un air de Rapture
Hormis de par ses réussites narratives, Paradise Lost brille aussi de mille feux grâce à sa direction artistique et sa réalisation technique. L’Unreal Engine 4 est ici utilisé à merveille, si bien que cela en est bluffant, et même si tout n’est pas parfait – certains reflets sont vraiment moches par exemple –, le titre de Polyamorous s’en tire avec les honneurs.
Globalement extrêmement joli et abouti, le titre nous présente une sorte de Rapture souterraine du plus bel effet. Alors certes, ce n’est pas aussi poussé, fourni et incroyable que la proposition artistique d’Irrational Games, mais on y retrouve certaines similitudes.
Tout d’abord, un goût prononcé pour l’Art Déco et tout ce que cela apporte de démesure et de gigantisme écrasant. Les idoles à la gloire du Reich sont dans un premier temps omniprésentes, accompagnées de statues et de références directes au nazisme et à son gout pour l’architecture antique, puis très doucement le jeu glisse vers autre chose, d’un peu plus brut, rural et païen. S’intercalent entre tout ceci, de grandes machineries faisant fonctionner l’endroit, comme une usine alimentaire, des entrepôts d’armes diverses, une gare ou encore de grands fourneaux à la taille démesurée.
L’univers est bien construit et si on ne peut vous en dévoiler toutes les ficelles, il faut savoir que chaque chose a une raison d’être et un but à servir, de la présence des colons aux installations diverses que nous serons amenés à arpenter. On est souvent ébloui par toute la beauté qui se dégage des décors et environnements. C’est fouillé et détaillé, admirablement bien amené et cela raconte en plus une histoire. Que demander de plus ?
Marche ou crève
On aurait pu demander un vrai gameplay. Car c’est là le gros point négatif du jeu et ce n’est malheureusement pas le seul. L’aventure ne nous demande dans les grandes lignes que d’avancer, de bifurquer à droite ou à gauche et de continuer tout droit. C’est un pur walking simulator qui ne prend même pas la peine de baliser son chemin avec quelques énigmes. Les seules présentes sont tellement simples qu’on ne peut les qualifier ainsi.
Paradise Lost est une succession de lieux que l’on visite en marchant et sans pouvoir à aucun moment revenir sur nos pas. On se sent vite à l’étroit dans ce gigantisme à l’espace inutilisé, bridé par le genre en lui-même, mais aussi par la volonté des développeurs qui oublient de nous divertir pour nous raconter une histoire, certes intéressante, mais qui ne peut masquer l’ennui profond que l’on ressent durant les cinq à six heures que dure le jeu.
C’est franchement dommage que Polyamorous n’ait pas tenté au moins de nous sortir de la monotonie ambiante en nous proposant une mise en scène un peu plus élaborée ou en cherchant quelques solutions pour rendre plus ludique le gameplay. On fait toujours et sans arrêt la même chose, nos mouvements sont exagérément lourds et lents, tout juste peut-on accélérer le pas, ce qui participe aussi grandement à la mollesse de l’ensemble. Heureusement alors que l’ambiance rattrape le tout.
Car de ce point de vue, il n’y a rien à dire. Visuellement, c’est emballant et captivant et la bande-son permet d’apporter un peu de vie aux lieux vides que l’on traverse. L’arrivée d’Ewa est aussi un réel soulagement, tant cela semblait traîner en longueur avant son apparition. Le titre souffre donc des maux de son genre, ne parvenant jamais à s’extirper des chaînes qui le retiennent prisonnier de son état de pure expérience. En racontant son histoire, de belle manière d’ailleurs, Paradise Lost en oublie d’être un jeu.
Avant d’attaquer Paradise Lost, il faut bien comprendre dans quoi on met les pieds. Il s’agit là d’une pure expérience narrative, visuelle et sonore qui n’offre que très, très peu d’intérêt ludique. En cela, le jeu fait son petit effet, nous proposant une uchronie post-apocalyptique intéressante, aux thématiques recherchées et à la narration maîtrisée.
L’immense bunker que l’on visite est des plus agréables à l’œil. Souvent impressionnant, il participe pleinement à la compréhension de l’histoire, tant ses murs sont autant de narrateurs à part entière. L’ambiance joue un rôle très important et parvient à elle seule à nous happer dans ce territoire si particulier qui aime se laisser découvrir de par une bande-son en adéquation totale avec le reste.
Mais voilà, il faut aussi vous prévenir que si vous haïssez le genre, parce que bien trop limité dans son côté ludique, ce n’est pas avec Paradise Lost que vous réussirez à passer outre. Tous les poncifs sont présents et même poussés à l’extrême, si bien que même des amoureux comme nous ont fini par s’ennuyer ferme parfois, notamment durant les deux premières heures de jeu.
Voilà pourquoi la note est vraiment indicative. Elle ne témoigne que de notre ressenti sur cette expérience peu commune et qui ne parlera pas forcément à tout le monde, et ce, même si elle traite son sujet avec sérieux et amour. Il n’y a aucun système de notation capable d’exprimer des sentiments et il est donc dur de faire d’un chiffre une expression. Alors, soyez rassurés, amoureux du walking simulator, vous y trouverez votre compte. Pour les autres, ce sera un peu plus compliqué.