Liberated, des studios polonais Atomic Wolf, se présente comme une BD interactive. Vous avez peut-être vu passer des visuels ou autres trailers, graphiquement très réussis, sur les réseaux sociaux, l’éditeur étant assez actif. Alors, une BD interactive, cela signifie encore un visual novel ? Beaucoup de lecture et peu de jeu ? Oui, et non. Penchons-nous sur le cas Liberated, qui réussit à renouveler la formule tout en proposant quelque chose de finalement assez traditionnel, inventant alors peut-être la BD interactive du futur.
(Test de Liberated réalisé sur PC via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
« Behind this mask there is more than just flesh. Beneath this mask there is an idea… » – Alan Moore, V for Vendetta
Liberated se passe dans un futur dystopique-mais-pas-tant-que-ça (l’apanage des grandes œuvres d’anticipation), où, suite à une vague de terrorisme, la société a consenti à abandonner une grande part de liberté contre une relative sécurité. Sujet souvent traité dans la littérature ou le cinéma de genre, de Zamiatine (« Nous autres », 1920) à Damasio (« La zone du dehors », 2001) en passant bien entendu par le Big Brother d’Orwell (« 1984 », 1949), il n’en reste pas moins extrêmement contemporain à l’heure de la reconnaissance faciale et du tout-algorithmique.
Remplaçons d’ailleurs dans ce synopsis « vague de terrorisme » par « pandémie incontrôlable », et on retrouvera nombre de débats auxquels on peut encore assister aujourd’hui sur la gestion de la crise due au Covid-19…
Dans cette société fascisante, un petit groupe de résistants se faisant appeler les Liberated tentent de lutter contre ce système et d’ouvrir les yeux de la population. Le jeu nous proposera d’incarner un citoyen pris pour cible par ce système du tout répressif, un policier au service de cette société de contrôle et évidemment des membres du groupe Liberated.
Bien entendu, une trame plus complexe viendra se superposer à ce background général, et, sans spoiler, l’aventure ne nous emmènera pas exactement là où l’on imagine aller. On regrettera tout de même des références au complotisme comme des parallèles avec notre société parfois un peu grossiers.
Pageturner
Liberated est une BD interactive. C’est à la fois « juste » ça, et en même temps bien plus. Contrairement à ce qu’on va d’abord croire, le jeu n’est pas qu’une aventure narrative façon visual novel. Bien sûr, les phases narratives occupent une part importante du jeu, mais ce dernier reste un « vrai » jeu vidéo, avec ses phases de gameplay, son système, sa difficulté (certes relative…). On aura d’autant plus plaisir à suivre cette histoire qu’on y participe vraiment.
Ainsi, le jeu se présente comme une série de comic-books à l’américaine, ceux d’une quarantaine de pages qu’on retrouve chaque semaine. Le jeu compte cinq volumes, comme autant de niveaux, et devrait en accueillir davantage à l’avenir, deux DLC gratuits (cool !) étant déjà disponibles. On tourne les pages et on suit l’histoire de case en case. Des cases qui peuvent parler d’elles-mêmes ou comporter des dialogues, qui seront alors entièrement doublés (très bon point !). La caméra zoome sur chacune des cases, l’une après l’autre, afin qu’elles puissent être appréciées en détail.
C’est d’ailleurs dans les détails qu’on remarquera le soin apporté au titre. Ainsi, les pages du comic possèdent un véritable grain de papier, qui se révèle selon les conditions d’éclairage. Et si on tourne les pages de manière traditionnelle, un flashback sera indiqué par le fait que plusieurs pages soient tournées en arrière !
On s’arrêtera alors plus longuement sur certaines cases, qui représenteront de vrais niveaux de jeu. Dans la plupart des cas, il s’agit d’action-platformer 2D à défilement horizontal, avec une gouttelette d’infiltration. On contrôle le personnage au clavier (ou au stick gauche) et sa visée à la souris (ou au stick droit). On pense beaucoup, à la fois dans la réalisation, mais aussi dans le game system, au trop méconnu Counter Spy, des studios Dynamighty (2014), excellent jeu qu’il est encore temps de découvrir si ce n’est pas déjà fait. On pense aussi bien entendu à Comix Zone, le jeu culte sorti en 1995 sur Mega Drive (et ressorti depuis sur Mega Drive Mini !), où il était question de se balader dans les cases d’une BD. Mais ce n’est pas tout, le jeu proposera aussi quelques puzzles, des phases de QTR et de rares moments de choix scénaristiques à la Telltale.
« Everybody has their story to tell. » – Alan Moore, V for Vendetta
L’ombre de Telltale plane d’ailleurs sur Liberated. Le jeu semble en effet être un aboutissement de ce qu’avait commencé à entreprendre Telltale, très lié à l’univers de la BD avec des titres comme The Walking Dead, Batman ou The Wolf Among Us, trois licences adaptées de comic-books. Malheureusement, un manque d’évolution dans la recette Telltale avait fini par faire sombrer le développeur.
Bien sûr, la mise en scène d’une vraie BD, avec ses pages qui tournent et ses cases, peut paraître artificielle, ou n’être qu’un gimmick qui donnerait une identité à Liberated, là où Telltale avait pour ambition de raconter (et faire vire) des histoires plus que de faire lire des BD. Mais c’est surtout l’occasion de faire vraiment de la BD, et d’une nouvelle façon. Parce qu’on n’a pas encore eu l’occasion d’évoquer la remarquable direction artistique du jeu. Tout en nuances de gris, avec des éclairages soignés, Liberated est à la fois magnifique et complètement cohérent avec l’histoire qu’il raconte, s’inscrivant dans le genre noir.
La citation très directe de V pour Vendetta (Alan Moore, David Lloyd, 1982-1990), à travers le thème des terroristes en lutte contre la société fasciste, mais aussi avec le symbole du masque blanc, ou la référence assez transparente au Commissaire Gordon (de Batman), montre d’ailleurs où souhaite s’inscrire Liberated : dans la plus pure tradition du comic book.
On pourrait d’ailleurs très bien imaginer que le jeu devienne un moteur (au sens outil de création) pour d’autres œuvres, dans d’autres univers. Si la BD numérique cherche encore ses marques, du simple scan en .pdf aux jeux à la Telltale qui dénaturent tout de même l’expérience, Liberated pourrait montrer la voie, cet entre-deux à la fois traditionnel et interactif, à mi-chemin entre lecture et jeux vidéo.
Très réussi à la fois dans ses phases narratives, dans ses phases de gameplay, et dans l’alliance des deux, Liberated montre ce que pourrait devenir la BD interactive. Si sa mécanique de gameplay principale (action-platformer) reste en elle-même assez convenue, le jeu nous donne aussi un aperçu (parfois très – trop ? – bref) des possibilités offertes par le concept, à travers des game-systems différents, comme les QTR, les dialogues à choix multiples…
Artistiquement parfaitement soigné, tout ce qu’on pourra reprocher au jeu n’est finalement que d’être une BD interactive. Si le genre vous rebute, passez votre chemin. Quoique : par son alchimie tout à fait équilibrée, par son rythme, Liberated pourrait aussi convaincre les plus réticents…