Lorsqu’on pose les mains sur un jeu estampillé Don’t Nod, on sait d’avance que l’aventure qui nous attend sera basée sur une narration léchée. Depuis Remember Me, succès critique mais échec commercial qui avait presque coûté la vie au studio, l’équipe de développeurs français a toujours mis un point d’honneur à créer des jeux différents, basés sur des sujets de société toujours dans l’ère du temps. S’ils ont pu laisser du monde sur le côté, les jeux narratifs développés par Don’t Nod, particulièrement Life is Strange, ont su faire du studio une valeur sûre du jeu vidéo à la française, au point de susciter une petite hype sur le marché à l’annonce de nouvelles œuvres.
Harmony: The Fall of Reverie, proposé depuis le mois de juin sur Switch, PC, PS5 et Xbox Series, fait sortir le studio de sa zone de confort, proposant un nouveau type de narration. La prise de risque s’est-elle avérée payante?
(Test d’Harmony: The Fall of Reverie sur Switch à partir d’une version fournie par l’éditeur)
Aux frontières du réel
Impossible de présenter Harmony: The Fall of Reverie sans parler de son scénario, complexe et intelligent, à la hauteur de ce que Don’t Nod a pu nous proposer par le passé. Dans un monde dystopique, le jeu nous fait incarner Polly, une jeune femme que la disparition mystérieuse de sa mère amène à revenir dans sa ville natale d’Altina, après plusieurs années d’absence. Jusque-là, rien de nouveau sous le soleil.
Mais lorsqu’elle découvre un médaillon dans la chambre inoccupée, Polly voit sa vie basculer, et le joueur, le jeu se transformer. Le bijou, doté de pouvoirs magiques, fait d’elle une presciente, une sorte d’oracle capable de voir l’avenir. Surtout, Polly devient le lien entre deux mondes en perdition. En tant qu’humaine, elle doit retrouver sa mère et protéger Altina de la mainmise d’une malfaisante entreprise despote, Mono Konzern. En tant qu’Oracle, Harmonie, son alter-ego, doit quant à elle trouver un moyen de redonner un équilibre au monde de Reverie, déchiré par les querelles entre les Aspirations.
Au nombre de six, et délicieusement bien écrites, les charismatiques Aspirations sont des personnages hauts en couleur. Ils sont le cœur du jeu. Félicité, Pouvoir, Lien pour ne citer qu’eux, représentent les anges et les démons de la nature humaine, les désirs auxquels Polly va devoir se rattacher ou desquels elle va devoir s’éloigner, à ses risques et périls. Mais les frontières entre les deux mondes sont plus fines qu’on le ne pense…
C’est mon choix
Pour avancer dans sa double vie, Polly/Harmonie va devoir faire des choix cruciaux. Mais vous l’aurez compris, derrière chaque action de Polly, c’est vous qui prendrez les commandes. C’est presque une relation trielle qui s’installe tout au long du jeu, et c’est une réussite. On se prend à appréhender le monde à travers les yeux de Polly, et les superbes illustrations représentant les lieux d’Altina et Reverie permettent une vraie immersion dans ces deux mondes pourtant imaginaires.
C’est d’autant plus fort que le jeu n’est quasiment pas animé. Les lieux et les personnages sont réussis, et on s’attache très facilement à chacun d’eux. Ils ont chacun une histoire, et il faudra bien plus qu’une seul run pour toutes les découvrir. L’aventure a été pensée pour être rejouée, et il serait dommage de se limiter à une seule partie si le jeu vous plaît.
Fidèle à ses modes de fonctionnement, le studio vous amène à écrire votre propre aventure. Et il n’a pas fait les choses à moitié. Le jeu est découpé en cinq actes composés de plusieurs scènes. Telle une pièce de théâtre, il n’est constitué que de dialogues. Harmony: The Fall of Reverie ne ment pas sur sa marchandise. C’est un jeu narratif. Ne vous attendez pas à d’autres péripéties ou d’autres émotions que celles provoquées par le pouvoir des mots. Mais lorsqu’on est sensible à celui-ci, quel plaisir !
Et quel travail ! Le nombre de choix possibles est colossal, et les lignes de dialogues qui vont avec sont une vraie prouesse d’écriture. Quelles que soient vos décisions, elles auront un impact sur votre histoire. Vous êtes Harmonie/Polly, et de vous dépend le sort de bien des êtres.
Un livre dont vous êtes le héros
En utilisant le Mantique, une arborescence vous montrant les différents futurs d’Altina et de Reverie, vos choix auront une influence. Prendre une décision vous mènera sur un chemin, mais attention, chaque décision de Polly est irréversible. Heureusement, chaque choix n’est pas d’une importance capitale, sinon, on friserait l’overdose d’indécision.
La balance entre choix cruciaux et choix plus futiles est bien équilibrée, permettant de maintenir l’expérience à un haut niveau d’immersion. On regrettera juste quelques nœuds du Mantique, que nous avons trouvé sans interêt, et qui ont provoqué des temps de chargement pour bien peu de choses.
Quelquefois, il s’agira juste de décider si vous souhaitez parler à telle ou telle personne à un moment donné, mais parfois, vos actions vous rapprocheront de l’une ou l’autre des Aspirations, avec des conséquences à long terme bien plus importantes. Et quand on vous parle de long terme, dites-vous qu’il faudra quelquefois attendre plusieurs heures avant de voir ce qu’une décision passée a provoqué dans le futur.
Choisirez-vous le sentier du bonheur, du pouvoir, ou des relations sociales ? Il n’y a pas de bon ou de mauvais chemin dans Harmony: The Fall of Reverie, seulement le vôtre. Et nous ne pouvons que vous ré-inviter à relancer une seconde partie, voire une troisième pour emprunter d’autres chemins et donner un autre avenir à Altina et à Reverie. Nous avons pu tester deux fins de l’histoire, totalement différentes, pas juste par quelques détails sans interêt. Et il y en a encore bien d’autres à découvrir.
Car le jeu est d’une richesse folle. Dans notre première partie, Polly a perdu une personne qui lui était chère, par les choix que nous avons faits. Si nous avions pris d’autres décisions, peut-être aurait-elle été sauvée, mais qui sait au détriment de quel autre personnage ? Là se situe toute la force du titre. Les possibilités sont quasi infinies.
Difficile pour autant de savoir ce que souhaitaient les développeurs au moment de proposer le Mantique. S’il permet de voir à l’avance ce qui nous attend en fonction du chemin que l’on prend, il nous a souvent fait perdre notre naturel et notre spontanéité au moment de faire un choix. Alors que notre cœur nous guidait spontanément vers une réponse, notre cerveau, connaissant les conséquences, nous guidait lui vers une autre voie, plus loin de nos convictions personnelles, mais plus proches de celles de Polly.
Si la volonté des développeurs de Don’t Nod était de nous tirailler comme rarement cela a été le cas devant un jeu vidéo, l’objectif est atteint. En nous mettant dans la peau d’Harmonie, le titre nous a régulièrement poussés à sortir de notre zone de confort, et il faut avouer que ce n’est pas simple, et plutôt rare dans le monde du jeu vidéo. Signe d’une écriture parfaitement maîtrisée.
Le mieux est l’ennemi du bien
Harmony: The Fall of Reverie est un modèle de jeu inclusif. Les personnages entourant notre héroïne ne sont pas mis en avant pour leurs choix de vie, leurs croyances ou pour la couleur de leur peau, mais bien pour ce qu’ils sont en tant qu’êtres humains ou êtres divins. Chacun apportera sa pierre à l’édifice de Polly, et Altina est un vrai melting-pot de population comme on aimerait en voir plus souvent dans les œuvres de fiction modernes.
Malheureusement, à vouloir aborder trop de thèmes sérieux en même temps, Harmony: The Fall of Reverie manque parfois sa cible. Le jeu se perd quelquefois en pleurnicheries, empilant les moments d’émotions sans temps morts, notamment à partir de l’acte 3. Aborder la mort, l’amour, la société de consommation, l’homosexualité, la dépression, le capitalisme, la dictature, et les sentiments humains en moins de dix heures, le pari était risqué. La narration nous fait bien comprendre que cela fait beaucoup à gérer pour l’oracle Harmonie. L’héroïne est souvent en proie à de gros doutes sur sa capacité à gérer tout ce qui lui tombe sur la tête, à juste titre. De longues séquences de monologues sont là pour nous le rappeler.
Pour le joueur aussi, c’en est trop, et il faut avouer que certaines parties du jeu se sont avérées assez longues à digérer. L’une des rares fausses notes au milieu d’un quasi sans-faute narratif. Le jeu aurait peut-être gagné en émotions à moins s’éparpiller, à plus se concentrer sur un ou deux sujets importants. À vouloir provoquer de l’empathie trop régulièrement, on s’est finalement détaché de certains personnages qui auraient pourtant mérité qu’on s’y intéresse un peu plus. Mais derrière ce défaut, n’est-ce pas finalement le concept même du jeu qui ressort encore une fois ? Faire des choix, encore et encore. Quitte à laisser nos sentiments de côté.
Harmony: The Fall of Reverie est encore un coup de force narratif de la part de Don’t Nod. Du début à la fin, l’aventure de Polly nous aura tenu en haleine, et c’est avec plaisir que nous avons immédiatement enchaîné avec une seconde partie, à la découverte d’un autre futur.
L’écriture est superbe, et l’invention du Mantique, même si elle aurait parfois mérité un peu plus de clarté, est une réussite. Harmony: The Fall of Reverie brille par son intelligence, mais n’est jamais moralisateur. En vous laissant libre de partir vers une Aspiration plutôt qu’une autre, chaque choix est valorisé, même s’il va à l’encontre des valeurs morales.
Par sa mécanique de jeu et son rapport à l’écrit permanent, plus proche de la littérature que de l’aventure vidéoludique, Harmony: The Fall of Reverie laissera du monde sur le côté. Mais le choix est assumé. Comme l’écrivait Paulo Coehlo dans l’Alchimiste, « Le futur a été créé pour être changé ». Cela n’a jamais été aussi vrai dans un jeu vidéo.