À l’heure où tant de RPG tactiques se contentent de recycler des archétypes et des systèmes éprouvés, Crown Gambit tente une autre approche. Celle d’un monde politique dense, de mécaniques imbriquées et d’une esthétique singulière ancrée dans la dark fantasy. Mais n’ayons pas peur des mots : c’est aussi et surtout un jeu narratif, dans lequel l’on passe autant de temps à discuter, choisir et incarner des positions morales qu’à se battre.
Le second jeu du studio breton Wild Wits n’est pas sans aspérités, mais il parvient à proposer une expérience à la fois cohérente et intrigante. Une œuvre qui préfère les ramifications complexes aux certitudes immédiates, quitte à parfois dérouter.
(Test de Crown Gambit réalisé sur PC via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Un royaume fragmenté
L’aventure nous place dans la peau de trois jeunes paladins propulsés dans une capitale en pleine crise politique. Le roi est mort, les prétendants se déchirent, le peuple gronde, et l’Ordre des Ancestraux tente de garder la main sur un pouvoir qui lui échappe peu à peu. Tout l’enjeu du titre réside dans ce réseau de tensions, de loyautés fluctuantes et de conflits d’intérêts.
Et force est de constater que l’univers fonctionne. Les ramifications entre familles, factions et groupes sociaux sont nombreuses, et même si l’on s’y perd parfois, surtout lorsque les arbres généalogiques s’accumulent et se croisent, la narration reste suffisamment resserrée pour maintenir un équilibre. L’histoire ne s’éparpille jamais complètement. Au contraire, elle donne l’impression d’un monde vivant, structuré, cohérent, où chaque personnage porte le poids de son passé, de son nom, de son héritage. Et cela suffit à nous embarquer.
Ce réalisme politique, doublé d’un parti pris de sobriété dans l’exposition, donne au jeu un ton particulier. Peu de lore plaqué, peu de dialogues verbeux : Crown Gambit préfère laisser au joueur le soin d’assembler les pièces, de sentir les tensions sous-jacentes.
Combattre, choisir, perdre pied
Les combats se déroulent au tour par tour sur une grille dont la taille varie selon les affrontements. Chaque paladin dispose de son propre deck de compétences, que l’on peut enrichir à chaque montée de niveau via un arbre de progression distinct. Ces arbres offrent plusieurs embranchements, permettant de spécialiser chaque personnage selon son style de jeu et ses affinités.
Les mécaniques sont simples à prendre en main, mais gagnent rapidement en profondeur grâce à l’importance du positionnement, à des synergies bien pensées et à des builds plutôt satisfaisants, même si l’on aurait aimé plus de possibilités vraiment radicales pour chaque paladin (Aliza et le saignement). L’ordre dans lequel on effectue nos actions devient vite crucial, et l’on se surprend à planifier plusieurs tours à l’avance pour optimiser une combinaison de compétences, ou économiser nos précieux points de vie pour la suite.
Mais la mécanique la plus marquante reste sans doute celle de la Grâce Ancestrale : une capacité qui permet de déclencher une version améliorée d’une compétence, en échange du bannissement de la carte pour le reste du combat. Plus vous utilisez cette magie, plus votre jauge d’influence grimpe, augmentant le risque de perte de contrôle d’un des personnages lors d’un dialogue. Une idée brillante, à la frontière entre gameplay et narration, qui vient donner un poids émotionnel et stratégique à chaque action.
Seul bémol : en difficulté normale, cette jauge reste souvent au repos. Les combats ne nous poussent jamais vraiment à exploiter pleinement les compétences renforcées (sauf quand on abuse du système) ni à prendre des risques. Dommage, car cela prive une partie du public de l’une des dimensions les plus intéressantes du jeu. Le potentiel est là, mais il ne s’active vraiment qu’en montant le niveau de difficulté.
En combat, l’UX souffre de quelques imprécisions : il peut arriver de confondre un déplacement, une sélection de personnage ou l’activation d’un encouragement, ce qui mène parfois à une action involontaire. Rien de bloquant, mais ces (rares) petites frictions peuvent générer un soupçon de frustration. Cela dit, ces situations sont marginales, et cela reste clairement du pinaillage de notre part.
Icônes brisées
Évoquons enfin ce qui frappera immédiatement n’importe qui qui posera les yeux sur Crown Gambit : sa direction artistique, signée Gobert. Comme dans nombre d’œuvres visuelles de dark fantasy aujourd’hui, on retrouve l’influence de Kentaro Miura (Berserk), l’horreur métaphysique du fameux trio de Weird Tales (Robert E. Howard, H.P. Lovecraft et Clark Ashton Smith), mais surtout, dans les aplats de couleurs et les traits fins, l’ombre de Mike Mignola (Hellboy) se fait sentir.
Heureusement, nous n’avons pas affaire à une imitation dépersonnalisée, mais à une véritable digestion, puis régurgitation, des influences de Gobert, qui imprime d’emblée au jeu une identité visuelle forte et singulière.
Chaque découverte d’un nouveau paladin, son artwork, chaque surnom évoquant leur histoire ou leur rôle est une petite récompense. Le trait est brutal, anguleux, parfois un peu grotesque, mais toujours très expressif et chargé d’un symbolisme fort.
La structure narrative laisse entrevoir de nombreux embranchements, et c’est l’une des meilleures réussites de Crown Gambit. Sans jamais enfermer le joueur dans une voie unique, le jeu donne l’impression que chaque décision, chaque proximité avec une faction ou une classe sociale peut influencer les événements à venir.
Et ce qui est particulièrement réussi, c’est cette sensation de pouvoir naviguer librement dans nos allégeances aux différentes factions et personnages, sans jamais être contraint de rester sur le même chemin (quel plaisir de pouvoir trahir, puis retrahir). Une illusion de liberté si bien construite qu’on en vient à croire qu’elle est réelle. Certaines options de dialogues importantes se débloquent également en fonction de votre relation avec l’Ordre des Ancestraux, la noblesse ou le peuple. Ce n’est pas systématique, mais justement, ce flou participe à l’impression d’un monde cohérent, qui prend en compte nos choix sans jamais trop le souligner.
Crown Gambit est un jeu juste dans ses intentions, juste dans sa manière de tisser ses intrigues, et juste dans ce qu’il tente de faire mécaniquement. Sa narration prend le risque de la densité sans devenir étouffante, son système de combat repose sur des bases solides, enrichies par quelques idées franchement brillantes, à condition de jouer le jeu. La Grâce Ancestrale ouvre une porte passionnante vers un jeu plus instable, plus organique, mais que la difficulté par défaut n’encourage pas assez à explorer.
Ce que le titre de Wild Wits réussit, il le réussit avec personnalité : son écriture, sa direction artistique, et cette sensation rare d’un récit qui tient vraiment compte, en grande partie, de nos choix. Les chemins narratifs ne donnent jamais l’impression d’être là pour faire illusion : ils s’enchevêtrent avec logique, et même quand on sent qu’on passe à côté de quelque chose, c’est précisément ce qui donne envie d’y revenir.