Nul ne peut nier que le temps est à la surenchère technique, avec des jeux de plus en plus photoréalistes, des maps qui se veulent toujours plus vastes, des effets de lumières qui courent derrière le ray tracing… Surenchères technique aussi en termes de gameplay, ou la difficulté devient un argument de vente, le time attack une feature essentielle, et le jeu vidéo change de nom pour désormais se faire appeler eSport.
Nulle critique dans cette litanie, l’auteur de ces lignes étant lui-même grand consommateur de AAA et de Red Dead Redemption 2… Cependant, dans ce paysage, Blacksad: Under the Skin a des allures de pause. Un jeu à l’image de son héros, un peu à l’ancienne, avec des valeurs aux reflets sépia. À condition que les promesses soient tenues.
(Test de Blacksad: Under the Skin réalisé sur PC avec une version fournie par l’éditeur)
Blacksad : imper, whisky, et sales histoires…
États-Unis, dans les années 50. John Blacksad est un privé un peu solitaire. Du genre à n’accepter une enquête que si elle correspond à ses valeurs, et du genre à ne pas lâcher une affaire qui lui colle un peu trop à la peau. Ce ne serait pas la première fois qu’il en fait une affaire personnelle. John Blacksad est un chat noir, mais s’il porte malheur, c’est surtout à ceux qu’il a dans le collimateur.
Pour les néophytes, quand on parle de chat noir, rien de métaphorique. L’univers dans lequel évolue Blacksad est en effet peuplé d’animaux anthropomorphes, soit des animaux personnifiés, humanisés. John Blacksad est ainsi un chat noir, le commissaire Smirnov, un berger allemand et le meilleur ami de John, Weekly le journaliste, n’est autre qu’une fouine. Le chien policier ou le journaliste fouineur, le choix des animaux selon les personnages n’est pas dû au hasard, et de l’aveu même des auteurs, ces archétypes façon La Fontaine ou Disney, comme des évidences, permettent de ne pas perdre de temps en descriptions.
Mais ces clichés peuvent aussi d’être pris à revers, et surprendre le lecteur en faisant réagir un personnage de façon tout à fait inattendue (un lion qui ferait finalement preuve de lâcheté…).
Blacksad: Under the Skin est un jeu tiré de la série de bandes-dessinées Blacksad, de Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido, aujourd’hui constituée de cinq tomes (la légende parle d’un sixième tome qui serait actuellement en cours d’écriture) publiés entre 2000 et 2013. Les bandes-dessinées s’attachent à des thèmes forts comme le racisme ou la corruption, avec un ton résolument “film noir” et une mise en page volontairement classique, un peu rétro, comme son héros.
Le jeu colle bien à l’identité de la BD dont il s’inspire, avec cette histoire de meurtre déguisé en suicide qui cache une sombre histoire de corruption, son ambiance film noir, ses aspirations sociales, ses truands, ses femmes fatales… Mais aussi de par son game system.
Blacksad, détective à l’ancienne
Point’n click narratif, le jeu a clairement des accents rétro. Le gameplay se base sur trois systèmes conjugués : la recherche d’indices dans les décors, les dialogues à choix multiples, et l’association d’idées qui permet de donner du sens aux indices. Ajoutons à cela des phases d’analyses limitées dans le temps et des phases de QTE qui tiennent lieu de scènes d’action.
C’est la plus grosse partie du jeu : la recherche d’indices. On explore les niveaux à la recherche d’éléments qui pourraient avoir leur importance pour l’enquête. Certains sont dissimulés derrière des énigmes jamais trop compliquées (le code du coffre-fort qui s’avérera être la date de naissance de la maîtresse. Il aura bien entendu d’abord fallu découvrir cette relation cachée.). Pour ce faire, on contrôle John Blacksad étonnamment en temps réel.
Blacksad: Under the Skin est développé par les studios Pendulo, à qui l’on doit les excellents Runaway, par exemple, et on s’attendait à un point’n click à la LucasArts (Monkey Island…), avec un pointeur. Mais non, probablement pour rendre le jeu immédiatement console-compatible, on contrôle John Blacksad au stick directionnel, comme dans un jeu d’action à la troisième personne.
Le peu propose aussi des choix de dialogues qui, comme dans un jeu Telltale, auront une influence sur la suite des événements. Dans les faits, les conséquences des choix de dialogues seront finalement assez limitées, ou, au contraire, conduiront directement au game over (et donc à rejouer immédiatement la scène de dialogues qui aura mal tourné).
Cependant, on se plait à la jouer façon roleplay, et à essayer de réagir comme John aurait réagi dans les albums. On peut d’ailleurs vérifier la personnalité de “notre” Blacksad au fur et à mesure des choix que l’on fait grâce à une option qui affiche sa personnalité, quantifiant sa franchise, sa ruse, son honnêteté…
Enfin, on va devoir associer des indices entre eux pour essayer de leur donner du sens. Le système rappelle de façon allégée celui de Sherlock Holmes: Crime & Punishment. Le jeu nous assiste pas mal sur ce plan, puisqu’à chaque fois que l’on possède assez d’indices pour tirer des conclusions, une alerte retentit.
Il est alors évident que le dernier indice sur lequel on a mis la main doit être utilisé, reste à trouver avec lequel (les associations se font par paires, plus rarement par tierces).
Slowgaming
Le défaut majeur du jeu est aussi le choix le plus important qui a été fait en termes de game system : le contrôle direct de John Blacksad au stick (ou au clavier). Certes, ainsi qu’on le remarquait, ceci rend le jeu immédiatement accessible sur console, un pointeur n’étant jamais évident à utiliser avec des manettes.
Cependant, cela rend la recherche d’indices parfois très frustrante. Il faut en effet dans certains cas placer le personnage au millimètre près, et dans le bon angle, pour voir apparaître la commande qui permettra d’afficher l’indice. De très nombreuses fois il a fallu qu’on s’y reprenne encore et encore pour réussir à placer Blacksad dans la bonne position. À d’autres moments, nous avons simplement décidé de faire des allers-retours devant l’indice que nous avions identifié en spammant le bouton Croix et espérant que cela finisse par payer. C’est d’autant plus rageant quand on est dans une scène où le temps est compté…
Heureusement, le jeu n’est de toutes façons pas très punitif, et nous ramènera bien souvent en cas d’échec quelques minutes tout au plus en amont. On est en effet dans un titre qui est tout le contraire des jeux à performances. Un peu comme le proposait Red Dead Redemption 2, mais d’une tout autre manière, Blacksad: Under the Skin est un jeu où l’on prend son temps. On traîne sa carcasse dans les décors, on discute avec les personnages, on écoute les monologues de John en voix off… Le titre est un peu au jeu vidéo ce que le slowfooding est à la restauration. C’est du slowgaming. On met l’époque en pause, on se détend et on apprécie.
Alors certes, techniquement, le jeu n’est pas à la hauteur des AAA de ces derniers mois, et la synchro labiale a parfois des ratées, mais rien qui n’empêche d’apprécier le doublage particulièrement bien réussi (les personnages qu’on connait ont souvent la voix qu’on imaginait en lisant les albums !), la modélisation très fidèle des personnages qui prennent littéralement vie (Chapeau ! Le passage de la 2D du papier à la 3D à l’écran est souvent casse-gueule…), et une écriture digne de la série (le jeu a été supervisé par les auteurs de la bande dessinée).
Blacksad fan club
C’est d’ailleurs aux amateurs des bandes-dessinées que le jeu s’adresse en premier plan. Un néophyte pourra tout à fait jouer à Blacksad: Under the Skin, comprendre et apprécier son scénario, mais passera à côté de tous les clins d’œil et références qui constellent le soft, et qu’on prend plaisir à identifier comme un jeu dans le jeu. Le titre démarre d’ailleurs en citant l’une des premières pages du tout premier album :
Plus tard, on passera devant le sac de sable que John avais lacéré de rage dans ce même premier tome, non sans remarquer que les marques sont toujours présentes, ou sur le livre de fables que lui a offert à la fin d’ “Âme Rouge”, le troisième album, Alma Mayer, avec qui un début d’histoire d’amour se mettra en place… La mort de Natalia, petite amie de John, assassinée dans le tome 1, plane aussi sur l’aventure et sur le caractère taciturne du héros…
On est presque devant un album interactif de Blacksad. L’univers est respecté, les personnages principaux sont là, tout comme le ton. Le rappel des événement, le fameux journal présent dans tous les RPG pour qui souhaiterait faire le point, se fait d’ailleurs sous la fort jolie forme d’un album BD qui reprend les péripéties rencontrées jusque-là.
Ce sera à la fois la principale qualité et le plus gros défaut du jeu : extrêmement narratif, sans trop de difficulté, le jeu ne représente aucun défi et on est presque plus là pour suivre l’histoire que pour jouer. Mais quelle histoire !
On conseillera sans aucune espèce d’hésitation Blacksad: Under the Skin aux amateurs du chat détective. L’adaptation est aussi respectueuse que qualitative, les acteurs qui doublent le jeu en français sont parfaits (ce n’est pas tout à fait le cas en anglais, où John a une voix de vieil homme…), et le scénario est intelligent et très bien écrit. On peut d’ailleurs tout à fait se plonger dans l’aventure même en n’ayant que peu l’habitude du jeu vidéo.
C’est aussi ce qui pourrait poser problèmes aux gros joueurs : il ne faut pas attendre du titre d’être techniquement novateur ou de représenter le moindre défi. Cependant, entre les exigences hystériques d’un fast FPS ou les crises de nerfs qui guettent le joueur mourant à répétition dans un Souls-like, Blacksad: Under the Skin apporte un moment de calme qui saura s’apprécier.
Attention toutefois, le jeu n’est pas pour autant à mettre entre toutes les mains, n’en déplaise à son allure parfois disneyenne… Les thèmes abordés sont définitivement adultes, tout comme le langage employé, et certaines scènes peuvent même être assez violentes.