« L’Arlésienne » est une pièce d’Alphonse Daudet. Dans son récit, la jeune arlésienne au centre de l’intrigue ne se présente pas le jour de son mariage. Un terme entré dans la culture populaire pour désigner un personnage qui se fait désirer et n’apparaît jamais. Terme que nous ne connaissons que trop bien dans le monde du jeu vidéo. Duke Nukem Forever, Final Fantasy XV, The Last Guardian, Star Citizen (quelqu’un y croit encore ?), et Biomutant. Un jeu qui se sera fait désirer pendant près de quatre ans (initialement annoncé en 2017), et qui serait en développement depuis plus de six longues années.
En 2015, le studio suédois Experiment 101 naît de la volonté de Stefan Ljungqvist, ancien chef de projet et designer chez Avalanche Studios (Just Cause, Mad Max…). Ce dernier débauche quelques camarades de jeu de la maison-mère et s’en va se lancer dans l’aventure des indépendants. Le but est clairement affiché : obtenir une liberté créative qui lui a toujours manqué, et donner vie à un projet qui sera son œuvre majeure. Un projet intitulé Biomutant.
Pétri d’ambitions, riche du savoir-faire d’une équipe d’une vingtaine de jeunes talents, le jeu fera sensation dès sa première bande-annonce en 2017. À peine quelques mois plus tard, le studio est racheté par THQ Nordic, producteur de Red Faction, Darksiders et autre Desperados. Entre volonté d’indépendance et joug d’un puissant éditeur, l’inquiétude régnait autour du projet, sans cesse repoussé. Et pourtant, le voici enfin, à portée de manettes. Toutes ces années d’attente en valaient-elles la peine ? Notre verdict tombe comme un couperet.
(Test de Biomutant sur PS4 Pro réalisé à partir d’une version fournie par l’éditeur)
De l’ombre de Nausicaa…
Avant toute chose, gardons à l’esprit un paramètre extrêmement important pour la compréhension des lignes qui vont suivre. Quand bien même THQ Nordic chapeaute le studio Experiment 101, ce dernier n’a bénéficié que de peu d’aide extérieure. Biomutant peut, et doit, donc être considéré comme un jeu indépendant, et un projet d’envergure très modeste. Point de triple A à l’horizon donc, mais un travail d’artisan de longue haleine. Ceci précisé, lançons le jeu.
Ce qu’on demande à un jeu vidéo, c’est de nous embarquer ailleurs, dans un univers loin de notre quotidien. En une seule et unique image d’introduction, Biomutant cueille le joueur. Une scène d’ouverture où une étrange sauterelle mécanique bondit au milieu d’un paysage verdoyant, juste traversé par un cour d’eau aux teintes étranges, pour se poser sur l’épaule d’une créature bipède pas moins mystérieuse : vous.
En à peine quelques secondes, nous voilà embarqué dans un monde à l’originalité indéniable, et à l’identité visuelle forte. Dans un univers où la nature a repris ses droits après la disparition des êtres humains. Ici, les animaux, devenus des mutants à cause de retombées radioactives, ont pris le relais des hommes, acquis le langage et développé une civilisation en exploitant les ruines humaines. Biomutant est un poème, une fable post-apocalyptique qui tient tant du pamphlet écologique que du signal d’alarme lancé à notre génération.
Vous y trouverez votre place en tant que protagoniste, muet (mais pas sans répartie, nous y reviendrons), qui a enduré mille souffrances avant de devenir adulte. Guidé par l’envie de retrouver le responsable de la disparition de votre village d’origine, vous allez arpenter les terres à la fois accueillantes et dangereuses offertes à votre soif d’exploration. Une immensité aux influences orientales et taoïstes où vous serez guidé par la voix d’un narrateur, tantôt traducteur des autres personnages, tantôt voix intérieure.
L’aventure qui vous attend est riche en rebondissements, et vous y tiendrez un véritable rôle central, où vos choix auront une importance cruciale. Que cela soit lors des embranchements narratifs à certains moments de votre destinée, ou lors de dialogues avec des PNJ, chaque choix aura des conséquences, légères parfois, lourdes souvent, sur la suite de votre périple. De quoi vous tenir en haleine tout au long d’un récit palpitant, où les révélations sur votre propre passé et sur ce qu’il est véritablement advenu des humains se succéderont à un rythme soutenu.
Un récit passionnant, soutenu par une galerie de personnages hallucinée, drôle et touchante. Les noms de Johnny Djeuns, Gizmo, Moman et Popsi deviennent inoubliables grâce à une qualité d’écriture rare, où humour et tendresse cohabitent avec un équilibre et une maestria peu commune. Récit unique pour chacun de vos runs, puisque, comme dit plus tôt, vos choix comptent. Allez-vous rejoindre le clan des Myriades, qui souhaitent l’unité de toutes les tribus animales ? Ou celle des Jagnis, qui veulent dominer les autres clans pour leur « apporter la paix » ? Allez-vous choisir la vengeance comme motivation ? Ou choisir la voix de l’apaisement ?
Grâce à un système de karma appelé « Aura », vos décisions influenceront les réactions des PNJ à votre égard, les rendant plus ou moins chaleureux (ceci est un euphémisme) selon votre allégeance, sombre ou lumineuse. Système qui n’est pas sans rappeler celui de la saga Fable de Peter Molyneux, mais qui est ici abordé avec beaucoup plus de subtilité, car rien n’est manichéen dans le monde de Biomutant. Les tribus « pacifistes » peuvent avoir recours à des méthodes expéditives et cruelles, alors que ceux qui ont mauvaise réputation, veulent vivre loin d’autrui pour échapper à la violence de ce monde. Les faux-semblants sont légion, et prendre certaines décisions vous prendra parfois de longs instants de réflexion. Soyons clairs : il s’agit là d’une des immenses forces du titre d’Experiment 101.
Profitons-en pour saluer le travail colossal qui a été fait sur la traduction du titre, absolument exemplaire. Les jeux de mots et les néologismes utilisés par les personnages (ce sont des animaux qui ont créé un langage, pas des académiciens) sont traduits avec finesse, de même que les noms des objets et des lieux, ce qui contribue à renforcer l’immersion dans ce monde vert, où ne subsistent que quelques rares traces de notre civilisation (magasins désaffectés, pylônes électriques, vestiges d’anciennes gares, etc.).
Bâti sur un univers post-apocalyptique très organique et verdoyant, soutenu par un message écologique fort et un scénario aux réels enjeux, Biomutant bénéficie de réels atouts du point de vue de la narration. Mais c’est loin d’être sa seule qualité, le titre suédois en a encore beaucoup sous le capot.
… à la lumière du RPG moderne.
Ce qui fait un action-RPG de qualité, au-delà de sa nécessaire bonne structure narrative, c’est bel et bien son gameplay. Et de ce point de vue, Biomutant est d’une générosité rarement vue. Les artistes du studio Experiment 101 sont des passionnés de jeux vidéo, cela ne fait aucun doute, et ils partagent avec vous leur passion à chaque instant de jeu. En résulte un plaisir de jeu constant, le joueur allant de surprise en surprise.
Cette générosité se ressent dès les premiers instants de jeu, avec la création de votre avatar. Après avoir sélectionné votre espèce parmi six aux attributs très différents (certaines plus physiques, d’autres plus agiles, etc.), vous pourrez faire muter votre personnage, en jouant avec son code génétique. Ce qui aura pour effet de modifier ses statistiques et également son apparence : tant sa taille que son poids, son allure plus ou moins athlétique, et sa fourrure (couleurs, taches…). Pour finir vous est offert le choix entre cinq classes : de commando (très polyvalent) à psionik (adepte de pouvoirs psychiques).
Ces options ne sont pas uniquement esthétiques, elles affectent profondément votre façon de jouer. Un saboteur ambidextre spécialiste des armes de corps à corps se joue totalement différemment d’un psionik adepte des arts martiaux. Puisque nous en sommes au système de combat, celui-ci est d’une polyvalence qui ne peut faire que votre bonheur. Basé sur une vue à la troisième personne qui permet une belle lisibilité de l’action, le gameplay allie usage d’armes à distance, de corps à corps et de combat à mains nues avec une aisance remarquable. Ponctués d’onomatopées façon comic books (avec des « Kapow », « Kaboom » et le nom de vos attaques spéciales en surimpression), les affrontements sont nerveux à souhait. Une belle composante beat’em up 3D vient enrober le tout, avec des combos où vous pouvez mêler chacune de vos techniques de base et les enrichir de coups spéciaux.
Les armes utilisables sont également très variées et, pour la plupart, on peut vous garantir que vous ne les trouverez nulle part ailleurs. Outre les classiques flingues et sabres, vous trouverez des poings mécaniques surboostés au fuel, des mains géantes servant à la fois de fusil de chasse et moyen de transport, et on ne vous en dira pas plus pour vous garder de belles surprises. Mais cela n’est que la partie émergée de l’iceberg ! Car tout votre équipement est entièrement personnalisable ! Le studio a poussé les curseurs de l’artisanat à un point rarement atteint auparavant. Chaque partie de chaque arme est interchangeable avec des composants que vous trouverez ou achèterez au fil de vos pérégrinations.
La profondeur de l’artisanat (ou crafting) est tout bonnement vertigineuse. Vous pouvez concevoir vos armes de A à Z, de même que votre équipement de protection (casque, pantalon, etc). Un manche à balai, un disque de meuleuse, quelques écrous, et c’est parti ! Vous voilà avec une terrible arme à deux mains capable de faire des ravages dans les rangs ennemis. Vous êtes plutôt armes à feu ? Une crosse, un morceau d’arbalète, quelques tuyaux, et un circuit d’incinérateur, et voilà un magnifique lance-flammes flambant neuf.
Et ce n’est pas tout… Au rayon des réjouissances explosives, vous pourrez prendre possession d’un Mekton (un mécha fait de pièces de récup’), lui aussi customisable. Moyen de transport et de nettoyage à grande échelle tout à la fois, il vous offrira de beaux moments de pyrotechnie.
Pour mettre à l’épreuve tous vos talents de guerrier/forgeron/artisan, le bestiaire ennemi se compose d’une large palette d’ennemis. Du simple grouillot du clan adverse, à l’ours géant en armure, aux terribles Mange-Mondes, vous n’aurez que très rarement l’impression de croiser plusieurs fois les mêmes têtes à claques. Mentions spéciales à ces Manges-Mondes, qui feront office de boss défendant des endroits clés du territoire, dont les designs sont particulièrement inspirés et garantis jamais vu ailleurs.
Comme dans tout bon RPG, vos combats vous apporteront points d’expériences, points Psi et matériel mutagène, qui seront autant de ressources vous permettant d’évoluer comme bon vous semble. À vous de les investir dans des pouvoirs psioniques, des résistances élémentaires, ou de nouveaux combos dévastateurs.
Une fois de plus, soulignons l’incroyable générosité du titre, qui permet non seulement une personnalisation de votre avatar très poussée, mais aussi de votre façon de combattre, ce qui assure une forte rejouabilité, chose assez rare pour un RPG en open-world.
Un travail d’artisans.
Nous ne l’avions pas abordé jusqu’à présent, car il s’agit presque d’un détail dispensable tant Biomutant cumule les qualités sur les plans scénaristique, narratif et du gameplay. La nouvelle IP suédoise est un open-world. Cependant, il est ce que nous qualifierons d’open-world organique et resserré. Là où Assassin’s Creed Valhalla se pavanait avec ses 230 km² ( ! ), notre petit mutant biologique offre 8 km².
Comme dit l’adage : « la taille, ça ne compte pas », c’est ce qu’on en fait qui est important. Experiment 101 l’a bien compris, et le monde ouvert qu’il nous propose est parmi les plus plaisants qu’il ait été donné de parcourir. Ce petit pays se parcourt sans temps mort, sans longs allers et retours vides de sens, et chaque nouveau village, chaque ruine trouvée au détour d’un bras de rivière est précisément là où elle doit être pour une véritable bonne raison. Pas de remplissage inutile, Biomutant donne du sens à chaque élément de sa map. En résulte un monde ouvert certes, avec ses centres d’intérêt et ses quêtes annexes, mais qui bénéficie d’une cohérence globale quasi unique dans le paysage vidéoludique actuel (en tout cas pour ce qui est des open-worlds).
En forçant le trait, on pourrait même dire que THQ Nordic vient de produire une formule anti-Ubisoftage de monde ouvert. Les missions secondaires (même celles qui semblent sans intérêt de prime abord – mention spéciale à la mission des « machines frotte-linge ») ont du sens, et récompensent vraiment le joueur, soit par du loot inédit, soit par un enrichissement du lore. Ajoutons que le pays à parcourir offre des régions très typées, et que les décors débordent de vie, pour notre plus grand plaisir.
Sa structure en termes d’écriture est d’ailleurs si bien pensée que jamais vous ne vous sentirez obligé de participer à telle ou telle quête annexe au détriment de l’histoire principale. Le tout s’équilibre à merveille, et les side-quests viennent soutenir le récit principal avec brio. Récit qui, s’il s’avère relativement court si vous vous concentrez sur lui (15 à 20 heures), vous donnera pleine satisfaction pour en avoir vu la fin, grâce à un contenu end game conséquent, et un mode new game plus aux petits oignons.
Vous l’aurez compris, Biomutant tient la dragée haute aux ténors du genre, et a véritablement tout d’un grand jeu. Il est intouchable quant à sa narration, avec un système de craft riche, un gameplay soigné, et ajoutons à cela des musiques qui, si elles ne sont pas exceptionnelles, sont parfaitement en accord avec l’action et les régions traversées, et suffisamment variées pour ne jamais lasser.
Seul bémol, et qui n’en est pas un, la technique, un peu en deçà des standards actuels posés par les mastodontes du jeu vidéo (Assassin’s Creed, Red Dead et consorts). Le jeu n’est pas un monstre visuellement, et mériterait un petit upgrade graphique, surtout pour les consoles current-gen (Xbox Series X|S et PS5). Il s’en tire cependant avec les honneurs, avec un frame rate qui ne flanche jamais, qu’importe la quantité d’ennemis à l’écran, et offre une profondeur de champ suffisante pour vous inspirer le souffle de l’aventure. Rappelons une ultime fois que Biomutant est le projet d’une petite équipe, et qu’il convient d’être jugé comme un jeu indé ou AA et non pas comme un blockbuster.
Et à ce titre, il s’en sort non seulement avec brio, mais aussi auréolé de la gloire passionnée que ses créateurs lui ont insufflée.
Acheter un jeu n’est pas qu’un acte de consommation de produit culturel. Cela peut aussi être un acte militant. Se tourner vers ce jeu, vers ce Biomutant, n’est pas que le fait d’acquérir un jeu extrêmement bon et bourré de qualités. C’est aussi soutenir le travail des artistes et des artisans qui sont derrière ce titre, et soutenir l’originalité, la prise de risque et le combat des petits et moyens studios qui luttent pour produire du contenu unique, et des œuvres singulières.
Experiment 101 a conçu son jeu brique par brique, et l’a soigné dans les moindres détails. Proche des personnes qui suivent et soutiennent le studio depuis ses débuts, ils font partie des rares créateurs qui ont tenu toutes leurs promesses faites à propos de leur jeu. Un fait que nous ne pouvons que saluer humblement.
Disons-le sans détour : Biomutant est une perle et mérite toute votre attention. Une fable post-apocalyptique au message écologique puissant, à l’histoire passionnante et au gameplay irréprochable. Si vous êtes sensible à la cause animale ou environnementale, vous pouvez aisément ajouter un point supplémentaire à la note finale.