The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom avait confortablement pris ses aises en tête de la course pour le jeu de l’année, et il aurait semblé audacieux ne serait-ce que d’envisager qu’il puisse en être détrôné. La communauté comme la presse vidéoludique semblaient déjà prêtes à le couronner, la compétition semblant tout bonnement tuée dans l’œuf. Et pourtant, pas même trois mois après son coup d’éclat, voici qu’un concurrent sous-estimé vient lui faire de l’ombre. Un concurrent du nom de Baldur’s Gate 3.
Bien sûr, toute une frange de joueurs attendait Baldur’s Gate 3 d’un pied ferme et confiant, mais cela semblait être avant tout une affaire d’initiés. Ceux qui avaient déjà joué aux précédents opus, à Neverwinter ou Solasta peut-être, et qui étaient coutumiers tant de l’univers que des mécanismes de Donjons et Dragons, savaient peu ou prou ce qu’ils pouvaient en espérer, quand ils n’en avaient pas déjà exploré le potentiel lors de l’accès anticipé. Il ne faisait donc aucun doute que ceux-là seraient au rendez-vous.
Pourtant, à en croire les chiffres et l’enthousiasme généralisé, le raz-de-marée Baldur’s Gate 3 semble avoir entraîné avec lui bien plus que son public cible. Au rang des nombreux badauds, qui, croyant observer les événements de loin, se sont retrouvés emportés par le courant, se trouve la personne qui écrit ces lignes : votre humble rédactrice n’avait pas exactement prévu cette excursion en terre Faerûn dans son budget estival, mais s’est laissée convaincre par l’ampleur de la liesse populaire.
Et je ne suis toujours pas tout à fait sûre de comprendre ce retentissement.
Des chemins à perte de vue
Il ne servirait à rien d’y aller par quatre chemins : bien sûr, le jeu est, à bien des égards, un chef-d’œuvre. L’envergure du travail abattu par les équipes de Larian Studios est simplement prodigieuse, et au-delà de l’étendue pure et dure du contenu, on ne peut que saluer le soin et la précision qui y ont été apportés. On le sait, le titre a connu un long accès anticipé pour se faire les dents et a déjà bénéficié de plusieurs patchs correctifs depuis sa sortie, pour autant l’exercice n’en est pas moins impressionnant.
L’univers d’héroïc fantasy repose sur un imaginaire bien approprié par le commun des joueurs, qui est ici exploré avec finesse et maturité. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la qualité des intrigues et le poids donné à nos décisions, mais pour être tout à fait honnête, je n’en suis pas encore là, et ne me sens pas près d’y être. Avec 40 heures de jeu à mon actif au moment où je rédige ce paragraphe, j’ai le sentiment d’avoir à peine égratigné la peau de la bête, et ce sentiment est tout aussi grisant que paralysant.
C’est aussi pour cela qu’une critique en bonne et due forme ne me paraît pas à l’ordre du jour.
40 heures, ce n’est pas une paille, quand on y pense. Des RPG solo auxquels j’ai consacré plus, il y en a quatre : Elden Ring, The Witcher III, Persona 4 et Skyrim, et pour chacun, j’avais déjà une assez bonne idée de ce vers quoi je me dirigeais à ce stade. Pourtant, dans le cas de Baldur’s Gate 3, j’ai l’impression d’avoir à peine achevé l’introduction. L’immensité du monde n’y est pas pour rien, bien sûr, mais il y a également autre chose, qui n’est pas totalement agréable : une friction. Une friction qui fait de tout une montagne.
Déblayer le chemin
Rarement un jeu m’aura tant donné l’impression de devoir persévérer. Persévérer non contre les épreuves du gameplay (je suis, après tout, grande amatrice de roguelites), mais contre moi-même. Car si la promesse est grande, la récompense est lente à s’égrener. Pour arracher son lot de dopamine adossé à un sentiment d’accomplissement, il ne suffit pas de dégainer une arme et de trancher dans tout ce qui bouge, mais il faut plutôt identifier les priorités et mesurer, tant que faire se peut, les conséquences de ses actes.
Évidemment, le combat stratégique au tour par tour n’est pas forcément au goût de tous, et la multiplicité des paramètres à prendre en compte peut sembler complexe à appréhender pour qui n’est pas friand du genre. Le système est cependant habile et satisfaisant. Par contre, la limitation de l’utilisation des sorts et compétences, non pas seulement par combat, mais souvent par journée, oblige à troquer l’étalage de la puissance acquise contre son usage parcimonieux, et peut donner l’impression de devoir se brider.
Cependant, le véritable enjeu de rythme semble plutôt se situer au niveau de la succession des phases de jeu, qui s’interrompent les unes les autres avec des dynamiques presque contradictoires : en définitive, des heures peuvent s’écouler sans que l’on ait à bander son arbalète. Entre-temps, on aura consacré un temps certain à l’exploration, qui s’avère relativement fastidieuse lorsque l’on joue à la souris. Le tout est émaillé de dialogues aux conséquences souvent abruptes, qui obligent à réfléchir pour peser chaque option.
Les chemins que l’on n’a pas pris
En effet, elle déconcerte, la facilité avec laquelle on peut rater une quête, voire ne jamais la recevoir parce que l’on a vexé la mauvaise personne et dû massacrer tout son village en conséquence. Les répercussions d’un mot de travers sont généralement disproportionnées et imposent de fait la plus grande prudence… ou le plus grand lâcher-prise, c’est selon. À cet égard, je serai toujours admirative de mon partenaire qui a accidentellement déclenché une guerre ouverte dans le premier acte et a choisi de simplement accepter ce destin.
J’ai, pour ma part, du mal à lâcher prise. J’abandonne généralement la poursuite de la « meilleure » fin après une bourde dont je m’aperçois trop tard après ma dernière sauvegarde, ou face à un objectif trop exigeant qui me décourage d’avance, mais je ne peux pas m’empêcher de vouloir m’y engager. À ce titre, Baldur’s Gate 3 me déteste. Le concept de meilleure fin y est chimérique. Avant même de se poser la question de ce qu’elle est, il y a celle de savoir si l’on peut décemment espérer en maîtriser tous les paramètres.
À ce titre, il y a de quoi avoir le tournis, car à la diversité des phases de jeu correspond une diversité des facultés qui y sont associées, qui peut rendre l’exercice de la création d’un premier personnage proprement accablant. En effet, il ne s’agit pas seulement de comparer des techniques de combat, mais également d’estimer quelle importance prendra chaque phase dans notre aventure, car de chacune découle des compétences de natures très différentes. Vaut-il mieux savoir effrayer l’ennemi ou interroger les morts ? Comment prévoir ?
Une œuvre qui fait du chemin
Les points de friction que je viens d’évoquer ne sont pas, à proprement parler, des défauts. Ce sont des caractéristiques du jeu, des caractéristiques du genre qui parlent à de nombreux joueurs, mais généralement à l’exclusion de nombreux autres. La courbe d’apprentissage n’est certes pas inabordable, mais encore faut-il avoir envie de s’y atteler. Cette plongée en apnée qui ne pardonne aucune demi-mesure, était-ce vraiment ce que le grand public attendait de son divertissement estival ? Je n’aurais pas parié dessus.
Je n’aurais pas parié dessus, car les cartes semblaient déjà distribuées. Dans mon groupe d’amis, on ne donnait pas du « Vous avez vu, Baldur’s Gate 3 sort bientôt ! », mais plutôt du « Ah, Machin, tu vas faire Baldur’s Gate 3, toi, non ? ». Pourtant, au beau milieu du mois d’août, voilà que les fils Twitter (pardon, X) de Bidule, Truc et Muche se retrouvent également inondés de captures d’écran d’écureuils belliqueux et de commentaires libidineux au sujet d’Astarion. Je ne savais même pas que Muche jouait à des jeux vidéo.
Bien sûr, je pourrais m’interroger sur le reste du line-up annuel, qui laissait la période un peu vide. Sur l’engouement des streamers, qui devient de plus en plus prescripteur. Sur l’attente longuement cristallisée autour d’un genre sous-représenté dans toute l’envergure de ses exigences. Mais tous ces facteurs, s’ils ont certainement concouru au succès de Baldur’s Gate 3, ne parviennent toujours pas à m’expliquer comment une telle proportion de mon entourage a pu se faire avaler comme du plancton par une baleine.
Un chemin balisé ?
Dans mon cas, ce fut la volonté de ne pas passer à côté d’un mouvement, d’un moment collectif que je voyais émerger et qui demandait à ce qu’on s’en empare en temps et en heure. Ces lundis où, en arrivant au bureau, chacun fait le compte-rendu de ses émois vidéoludiques du week-end. Mais ces effusions de récits sont habituellement réservées aux mondes ouverts (Elden Ring, Tears of the Kingdom…), où l’horizon des possibles se déploie dans toutes les directions, d’où la curiosité de découvrir les péripéties des autres.
Baldur’s Gate 3, en dépit du vertige de son contenu, ne donne pas ce même sentiment de liberté. L’exploration en vue du dessus prive de l’enivrement de l’immersion et nombre de routes débouchent sur d’amers culs-de-sac. Bien que la carte soit large, un combat punitif a tôt fait de calmer nos audaces aussitôt que l’on serait tenté de mettre la charrue avant les bœufs. Malgré l’éventail des marqueurs de quête, on a ainsi l’impression d’être relativement tenu sur des rails. Oui, mais on peut marcher sur ces rails de tant de façons.
Rares sont les jeux qui parviennent à rendre l’échec intéressant, nous poussant à trouver de nouvelles ressources créatives ou nous propulsant dans des situations inopinées plutôt que de simplement nous priver d’un pan de l’histoire. Si Disco Elysium fut applaudi pour cela, Baldur’s Gate 3 mérite une standing ovation. Il y a là plus qu’un enjeu de rejouabilité : c’est aussi l’assurance que, quel que soit le chemin que l’on prend, on aura une expérience tout aussi riche et consistante en retour. Et une expérience bien à soi.
Tracer son propre chemin
Arrivée dans l’éditeur de personnage, mes souvenirs de campagnes Donjons et Dragons étaient déjà loin et je ne savais pas à quel Dieu me vouer. A alors résonné dans mon souvenir la voix de mon partenaire qui, alors que je créais mon héroïne dans World of Warcraft, s’est exclamé d’un ton catégorique : « Ah non, les elfes de sang, c’est interdit ! C’est une race d’emos. » J’ai finalement fait une troll et cela n’a rien changé. Mon partenaire n’était pas là quand j’ai lancé Baldur’s Gate 3. J’ai fait une drow dévouée à Lolth et ça a tout changé.
Les options de conversation liées à ma race ne m’interpellent pas seulement par leur quantité : leur nature m’offre des perspectives inédites qui changent profondément mon expérience de certaines parties du jeu, ou du moins m’en donnent suffisamment bien l’impression. À ce sujet, s’il est toujours appréciable de voir le soin apporté à la personnalisation des dialogues, peut-être n’était-il pas nécessaire que tous les personnages non joueurs se sentent obligés d’évoquer la peur ou le mépris que je leur inspire, mais passons.
Je ne me sens pas pour autant obligée de suivre un code moral spécifique, comme s’il s’agissait d’engranger des points de pragmatisme dans Mass Effect, et laisse chaque situation à mon appréciation du moment – je me découvre simplement un penchant insoupçonné pour l’intimidation. L’imaginaire qui gravite autour de mon personnage m’inspire, mais ne me contraint pas (du moins en termes de roleplay ; le jeu quant à lui me réserve quelques traitements spéciaux). À tout moment, je me sens maîtresse de mon destin.
Tous les chemins mènent à Baldur
En même temps que je m’enthousiasme de l’admiration des araignées ou de la déférence des gobelins à mon égard, j’ai conscience de passer à côté de tant d’autres facettes des dialogues, et conscience du même coup que je ne trouverai jamais la ténacité de me lancer à l’assaut d’une autre partie où les explorer. Pourtant, c’est peut-être dans ce combat perdu d’avance face au vertige que réside l’une des gemmes cachées de Baldur’s Gate 3, car il n’y a que dans la communauté qu’on peut espérer en distinguer les contours.
Bien sûr, il y a le mode coopératif ; mais me concernant, mon épopée m’est bien trop personnelle pour que je veuille négocier les prises de parole. Non, plutôt, Baldur’s Gate 3 me semble être une aventure qui gagne à être vécue en parallèle. Et voilà ainsi que je me surprends à épier Bidule sur Twitch pour tout à la fois apprendre de ses erreurs, mesurer ce dont me privent les miennes et m’insurger du bon accueil qui est réservé aux représentants de sa race (on en reparlera quand il débarquera en Outreterre).
En face de moi, mon partenaire, lancé dans l’odyssée en multijoueur, débat avec son acolyte sur Discord. Il m’entend soupirer de frustration. Se lève. D’un air mi-dubitatif, mi-exaspéré : « Montre-moi ta carte ! » Puis, révolté : « Mais qu’est-ce que tu fous là ? T’as pas le niveau ! Nous, on a fait cette partie en dernier ! » Je lui rappelle que je suis un électron libre, que Caelid est la seconde zone que j’ai explorée dans Elden Ring. Ça n’a pas l’air de l’impressionner. Mais ça le rend sceptique et c’est peut-être encore mieux.
Il retourne à son micro. « Oui, je comprends pas où en est Lila, il lui arrive pas les mêmes trucs qu’à nous. »
Au bout du compte, je n’ai pas trouvé de réponse pleinement satisfaisante à l’énigme de l’engouement généralisé pour Baldur’s Gate 3. Peut-être la bonne presse a-t-elle fait des miracles, mais cela ne suffit pas à expliquer la persévérance dont les joueurs font preuve face à la rugosité de l’œuvre. Peut-être mon entourage avait-il collectivement sous-estimé l’attrait des uns et des autres pour le genre, mais comment expliquer que si peu se soient alors essayés à l’accès anticipé ? D’où a bien pu surgir cette appétence ?
Appétence. Appétit. S’il vient en mangeant, il vient aussi en voyant les autres manger. Baldur’s Gate 3 n’est pourtant pas un jeu « pour streamers », pas fait pour répondre à une économie de l’attention ; au contraire, il voue une fidélité sans concession à la complexité et la lenteur de son aïeul sur table. Peut-être est-ce cette dignité qui le rend si précieux aujourd’hui, reposant sereinement sur la solidité de ses bases et la conscienciosité de son équipe. Peut-être que, secrètement, nous avions tous soif d’authenticité.
Adepte du jeu de rôle papier et grandeur nature, j’avais en moi une incrédulité fondamentale : celle selon laquelle aucune aventure numérique, par définition prédéfinie, ne saurait approcher l’émulsion d’une table de rôlistes et le regard blasé du maître de jeu alors que l’équipe s’embarque résolument dans une tangente triviale. Et, non, Baldur’s Gate 3 ne s’en approche pas ; ce qu’il propose est forcément standardisé et semé de garde-fous, même si sa richesse reste bien au-delà de toute espérance.
Pourtant, ma session terminée, il me donne la même envie de partager mes accomplissements et déboires. Et au moins, cette fois, mes interlocuteurs savent de quoi je veux parler. Dans une dimension parallèle, ils étaient là aussi.