Fiche de perso est une rubrique dans laquelle nous tirons le portrait d’acteurs du jeu vidéo, réels ou fictifs, qui pèsent ou ont pesé sur l’industrie. À l’occasion de la sortie des nouveaux jeux Pokémon, nous nous penchons sur le portrait de Junichi Masuda, l’homme derrière les créatures…
26 avril 1989. Ken Sugimori et Satoshi Tajiri transforment leur petite agence d’édition de journaux indépendants sur le jeu vidéo en un réel studio pour créer leurs propres jeux. C’est là qu’ils sont rejoints par Junichi Masuda, jeune développeur et musicien en herbe. Game Freak était né.
En 2022, on ne présente plus le studio, ni les trois hommes qui l’ont fondé. Et il faut dire, les choses ont bien changé depuis leurs modestes projets de la fin des années 1980. Aujourd’hui, Game Freak fait partie d’un empire, dont Satoshi Tajiri et ses deux acolytes ont eux-mêmes posé les fondations lorsqu’ils présentent le projet Pokémon à Nintendo en 1990.
Les premières expériences
Jeune diplômé de la Japan Electronics College, Junichi Masuda, alors encore bien jeune, codait des jeux sur son temps libre. Il s’intéresse aussi à la musique et au graphisme, disciplines qu’il abandonne bien vite au vu de leur aspect chronophage. Du moins, c’était ce qu’il pensait faire, car c’était sans compter sur l’invitation par Satoshi Tajiri à composer pour un de ses petits projets sur le côté, puis à travailler à plein temps pour son projet de studio.
Junichi Masuda doit alors porter de multiples casquettes : tantôt programmeur, tantôt compositeur, un témoignage du peu de ressources dont dispose le nouveau studio, qui n’avait alors pu se faire la main que sur de petits projets de spin-offs pour Mario sur SNES. Personne chez Game Freak, et même personne tout court, n’attendait de grand coup d’éclat de ce studio si petit.
Ce n’est pourtant pas de lui que provient l’étincelle qui propulse Pokémon sur toutes les langues. À vrai dire, ce n’est ni lui, ni Satoshi Tajiri, ni Ken Sugimori qui en sont à l’origine. Pokémon est alors considéré comme un jeu imparfait, avec beaucoup de défauts techniques, sorti sur une console en fin de vie.
Le petit projet de Game Freak aurait bien pu s’arrêter là, si ce n’était l’ajout au dernier moment du premier Pokémon mythique de la franchise par un développeur farceur. C’est de ces imperfections techniques elles-mêmes que la licence prend son envol. L’anecdote est aujourd’hui bien connue : si les ventes de Pokémon étaient décevantes, ce sont des rumeurs sur un mystérieux Pokémon, Mew, qu’il ne serait possible d’obtenir qu’en utilisant des glitchs qui font exploser les ventes.
Junichi Masuda, l’homme au cœur des jeux
C’est à l’orée des années 2000 que Junichi Masuda prend la place centrale qu’on lui connaît aujourd’hui dans l’évolution de la licence. Les premiers jeux qu’il dirige, Pokémon Rubis et Saphir, sont un reflet de sa personne.
Inspirée de ses vacances d’enfance à Kyushu, la région de Hoenn est un hommage à sa jeunesse. Kyushu est une île majeure du Japon au sud de l’île principale Honshu. Le biome de la région, verdoyant, avec « beaucoup trop d’eau », selon les critiques de l’époque, s’explique alors facilement : lorsqu’il imagine les jeux, il part de la même passion pour la chasse aux insectes que Satoshi Tajiri, et réussit à créer une réelle continuité entre les deux générations.
Pourtant, c’est un changement total : pour la première fois, Masuda a la décision finale sur tous les aspects du jeu, du gameplay au design de chacune des créatures qui finiront sur les écrans de Game Boy Advance de tous les joueurs. Si la plupart des épisodes principaux sont créés par une équipe dirigée par Junichi Masuda, la troisième génération est peut-être alors la version la plus personnelle, le réalisateur y glissant même une référence à sa fille, Kiri, née juste avant la sortie des jeux.
C’est sa philosophie de game design, que les joueurs rencontrent pour la première fois avec ces versions qui seront à la fois une bénédiction et un enfer pour les jeux. Pour lui, un jeu doit être simple, accessible à tous, puis pouvoir révéler une complexité insoupçonnée pour les joueurs les plus engagés.
Une bénédiction, car elle permet de nourrir les attentes des joueurs les plus avides de combats stratégiques, avec de plus en plus de couches de difficultés, qu’on ne peut qu’entrevoir dans le scénario du jeu. Un enfer, car cette complexité est de plus en plus cachée sous une apparente simplicité, dans laquelle les joueurs habitués de la licence se reconnaissent de moins en moins.
En effet, pour tout ce que Rubis, Saphir et Émeraude ont pu apporter de bon à la licence, des nouvelles bêtes qui restent jusqu’à aujourd’hui considérées comme des réussites au battle frontier de Pokémon Émeraude, le passage à la 3D de la licence sera très mal négocié. Il faut se dire qu’en même temps, Junichi Masuda n’était pas connu pour son amour de la 3D, ayant même à diverses reprises estimé que cette technologie serait dommageable à la série :
« Le concept fondamental de Pokémon est d’attirer les débutants. Si, quand le débutant arrive et joue, c’est de la 3D, il y a trois dimensions à prendre en compte plus tôt que deux, donc c’est beaucoup d’informations à considérer. On ne sait pas si c’est ce qu’ils veulent. »
Plus qu’une incertitude, en 2009, il estimait même que la 2D était au cœur du succès de Pokémon :
« On pourrait penser qu’il est plus simple de créer en 2D qu’en 3D, mais c’est faux. Il faut beaucoup plus de capacités techniques. J’en parle toujours avec mon directeur artistique – « quel intérêt de s’en tenir à des graphismes en 2D ? » On regarde de la 2D, c’est comme un dessin. On regarde le dessin, et il y a une saveur. En 3D, oui, on peut faire quelque chose de très réaliste, mais dans la 2D, on peut insuffler une âme. C’est ce qu’on aime dans la 2D. »
Pokémon en 3D, une erreur ?
C’est une vision qui semble se confirmer lorsqu’on regarde le cheminement de la licence sous l’œil de Junichi Masuda depuis le passage à la 3D : les jeux sont souvent considérés comme vides, avec des modélisations qui ne sont pas à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre de la licence la plus rentable au monde.
Plus encore, Pokémon échoue à comprendre ce qu’implique le changement de régime visuel : ce qui est acceptable en 2D ne l’est pas en 3D, car les deux ne seront pas perçus de la même manière par le public. Par exemple, une rangée de maisons dont les intérieurs auraient le même agencement serait plus acceptable en 2D, qui a un régime de représentation symbolique, qu’en 3D, où les joueurs attendent des représentations plus proches du réel.
De là peuvent être comprises beaucoup de critiques que les jeux reçoivent sous la direction de Masuda : du plus insignifiant, comme la gestion des tailles des Pokémon, aux plus problématiques, comme la conception des environnements.
De plus, au cours des années 2010, un autre concurrent inquiète Masuda, et modifie sa manière de penser les jeux : le téléphone mobile comme console de jeux. Pour lui, Pokémon est une licence faite pour les consoles portables. C’est le moyen d’être un vecteur de lien social, ce qui a toujours été l’ADN même de Pokémon dès les épisodes Rouge et Vert, alors que Tajiri y voyait un moyen de transmettre aux jeunes générations son amour pour la capture d’insectes.
Pour lui, le seul moyen d’y faire face, c’est d’accentuer la simplicité des jeux, à l’extrême : les jeux Pokémon sont de plus en plus courts, de plus en plus faciles. À cela s’ajoute la réelle machine à sous qu’est devenue Pokémon : il faut sortir de plus en plus de jeux, de plus en plus vite, pour un public de plus en plus exigeant.
Pour certains, la licence s’est perdue à ce moment. Les remakes 3G, dirigés par le premier protégé de Junichi Masuda, Shigeru Ômori, Rubis Oméga et Saphir Alpha, sont alors même perçus par certains comme un point de non-retour. Les jeux étaient même allés jusqu’à enlever ce que les joueurs avaient le plus apprécié lors de la sortie de ces versions, le battle frontier. Pire encore, le jeu y fait référence sans y donner accès, une véritable claque pour cette partie des joueurs déçus.
Le jeu, et la philosophie de Junichi Masuda portée par son successeur, commencent alors à être sérieusement remis en question par la frange la plus critique des joueurs. Leur travail est opposé à celui de Shigeki Morimoto, sur les remakes de Or et Argent, qui avait cherché à créer un « best-of » d’absolument tout Pokémon en 2009.
Pourtant, la licence se porte bien, très bien même, alors que Junichi Masuda prend une place de plus en plus discrète pour laisser ceux qui prendront sa place à mesure que les nouveaux projets pour la licence sont développés, avec en tête d’affiche Shigeru Ômori, qui dirigera les jeux principaux de Soleil et Lune aux tous récents Écarlate et Violet.
Junichi Masuda se concentre alors sur des projets sur le côté de la licence : officiellement, son dernier projet sur Pokémon, au sein de Game Freak, sont les remakes Pokémon Let’s Go Evoli et Pikachu. Réelle consécration de sa vision de la licence, les jeux sont adaptés d’un gameplay de jeu mobile, sont colorés, et cherchent à rendre hommage aux premières versions.
Désavoués par beaucoup de joueurs, ces jeux sont pourtant loin d’être les pires de la licence depuis son passage à la 3D. Profitant de l’héritage des versions Rouge, Bleu et Rouge Feu, Vert Feuille, les jeux ont une jolie direction visuelle, et poussent l’aspect casual à l’extrême. Ils gardent la sensation d’un Pokémon 2D, en prenant les meilleurs aspects de la 3D : le joueur peut chevaucher ses Pokémons, les décors lors des combats sont détaillés, et le système de Pokémon compagnon n’aura jamais été aussi bien implanté.
Le réel dernier jeu de Junichi Masuda n’aura pas ces qualités pour le sauver. Pour beaucoup, les remakes de la quatrième génération sont une déconfiture totale. Premier jeu Pokémon classique non-dirigé par Game Freak, Junichi Masuda semble chercher à y attribuer une atmosphère similaire à The Legend of Zelda: Link’s Awakening. Le jeu garde le même fonctionnement 2D que son prédécesseur, et est fidèle aux originaux, pour le meilleur comme pour le pire.
Ainsi, Perle Étincelante et Diamant Brillant ne profitent pas des progrès de la quatrième génération acquis grâce à Pokémon Platine, qui est généralement considéré comme bien supérieur à Pokémon Diamant et Perle.
De directeur du jeu à directeur de licence
On aurait pu se demander si Junichi Masuda n’allait pas terminer par être le Hayao Miyazaki de la franchise, s’il n’allait pas constamment annoncer son « dernier projet », mais il n’en est rien. C’est en 2022 qu’il est annoncé que Junichi Masuda quitte Game Freak afin d’aller travailler au sein de The Pokemon Company en tant que Chief Creative Fellow.
De réalisateur de jeu vidéo, il devient le référent principal quant à la direction que doit prendre la franchise. Maintenant que nous avons pu ensemble voir son passé avec la licence d’un peu plus près, il est facile de comprendre cette nomination. Peu de personnes ont autant eu les mains sur les jeux au cœur de la franchise.
Il laisse derrière lui trois figures pour reprendre la direction des jeux : Shigeru Ômori, réalisateur des jeux principaux de la licence, Kazumasa Iwao, derrière Légendes Pokémon : Arceus, et Hiroyuki Tani, responsable des DLCs de Pokémon Épée et Bouclier.
Si nous pouvons déjà bien connaître la manière de faire de Ômori, puisqu’il réalisait sous la direction de Masuda depuis deux générations déjà, il faut admettre qu’il est désormais peut-être plus compliqué d’imaginer l’apparence que prendra la franchise Pokémon.
La neuvième génération, avec Violet et Écarlate, est la dernière génération à sortir avec Masuda aux commandes de Game Freak. Dirigé par Shigeru Ômori, le jeu semble être une évolution radicale d’Épée et Bouclier, les couloirs de Galar ne laissant aucune place à l’exploration qui se dissout en vaste monde ouvert dans Paldéa.
Il est difficile de savoir quelle aura été l’implication de Junichi Masuda sur les derniers jeux de la licence. Ce qui est clair, c’est que les critiques, que nous avons tenues plus haut quant à l’usage de la 3D dans la licence, semblent s’estomper à mesure que les jeux sortent.
Junichi Masuda semble alors avoir été une sorte de dilemme de l’inventeur vivant, tantôt innovateur, tantôt celui qui empêche la licence de passer à l’étape supérieure. Lors de ses 33 ans chez Game Freak, ses 26 ans sur la licence Pokémon, on peut dire que Junichi Masuda aura donné à Pokémon son identité.
Figure de proue de la licence pendant 19 ans, on lui doit la validation de tous les designs de Pokémon, l’esthétique actuelle ronde des petits monstres de poche en opposition aux kaijus démentiels de l’ère Tajiri, une grande majorité des musiques, et pas moins de six régions.
Peut-être que laisser un développeur vétéran, qui aura pu voir toutes les faiblesses de la licence en interne, à un poste de direction est ce qui pourrait arriver de mieux. Au-delà d’une reconnaissance de l’apport de Junichi Masuda à la franchise, c’est peut-être également un moyen de mettre les besoins du studio en avant. Si les jeux sont l’étincelle de chaque nouvelle génération, ils ne sont, pour The Pokémon Company, qu’une maigre partie des bénéfices engrangés.
En regardant Pokémon Légendes : Arceus ainsi que les premiers retours sur Écarlate et Violet, un consensus se dégage sur deux constats : la licence commence enfin à faire un usage efficace de la 3D, mais manque de moyens pour offrir une réelle expérience satisfaisante. Manque de moyens, manque de temps, manque de qualifications.
Le style de direction de Junichi Masuda, qui ne voulait pas passer sur du jeu de salon, semble s’estomper à mesure des sorties. Pour toutes les critiques, de la licence comme de l’homme, que nous avons pu énoncer, une chose est claire : Pokémon ne s’est jamais aussi bien porté. Écarlate et Violet restent les jeux les plus précommandés de toutes les sorties Pokémon, ce qui souligne un réel engagement envers la licence de la part des joueurs.
Ainsi, le déplacement de Junichi Masuda paraît être l’une des meilleures choses qui puisse arriver à la licence : il laisse un vide qui ne demande qu’à être comblé, on l’espère, par des figures jeunes comme Hiroyuki Tani qui ont déjà eu un effet positif sur la licence.
L’héritage que laisse Junichi Masuda dans Game Freak est massif, et il ne saurait être résumé en quelques mots. Nul doute que sa patte, son style restera tel une marque durable dans les sorties du studio. Nous ne pouvons qu’espérer qu’il soit sublimé par les apports des nouvelles figures, qu’il faudra également suivre de près.
S’il y a une chose dont il faut se souvenir, c’est que plus qu’une licence imparfaite, Pokémon n’aurait jamais pu devenir ce qu’elle est sans un glitch, sans le magnifique bazar buggé qu’étaient Pokémon Vert et Pokémon Rouge.