Comme c’est le cas de bien d’autres joueurs en France, je suis très attaché au format physique du jeu vidéo, et il y de nombreuses raisons à cela. J’ai grandi avec des générations de consoles qui n’étaient pas digitales, et j’éprouve un attachement émotionnel à mes anciennes cartouches et autres galettes. À mes yeux, elles sont des artefacts à la fois de l’archéologie du jeu vidéo, et de ma vie. De la même façon, je n’imagine pas pouvoir me séparer de mes Memory Card de Playstation, qui symbolisent à la fois une période de ma vie et le temps consacré à l’un de mes médias préférés.
Par ailleurs, la propriété de ces jeux me rassure : tandis que les stores et les serveurs des consoles de 5e et 6e génération ferment progressivement, ces biens physiques me laissent à rêver d’une retraite imaginaire où je pourrai toujours profiter des jeux que je possède actuellement, et partager ma passion plus intensément. Enfin, le prêt et la revente au format numérique, ce n’est pas pour demain. Et pourtant, il s’agit là d’un enjeu social et financier qui me paraît toujours pertinent, alors que le prix des jeux à leur sortie est passé à 80€ sur PlayStation 5 et Xbox Series.
Toutefois, eu égard aux impacts de plus en plus délétères et palpables du réchauffement climatique, je m’étais demandé il y a de cela quelques années quel était le format préférable pour avoir un impact environnemental moindre. En 2016, il n’y avait pas encore beaucoup d’études sur le sujet, mais j’avais pu lire les conclusions de l’une d’entre elles, portant sur le marché anglais (The Carbon Footprint of Games Distribution, 2014 par Mayers et al.’s), qui modérait l’intérêt du numérique selon la taille du jeu téléchargé.
D’après celle-ci, qui se basait sur des données de 2010, et contrairement aux conclusions d’études similaires concernant la distribution musicale, la revente de jeux en Blu-Ray Discs (BD) semblait entraîner moins d’émissions de gaz à effet de serre que le téléchargement sur l’internet. Plus précisément, les émissions de carbone estimées d’un jeu téléchargé étaient inférieures à celles des BD lorsque leur taille était inférieure à 1,3 Go, puis le ratio s’inversait. L’analyse indiquait toutefois qu’avec l’augmentation de la taille moyenne des fichiers de jeux et la baisse de l’intensité énergétique des appareils permettent la connexion à internet, ce point de bascule du format le moins polluant en termes d’émissions pourrait évoluer au cours des années suivantes. Et tout ça, c’était avant l’arrivée du cloud gaming dans nos foyers.
Je m’étais arrêté là, avec cette réponse qui me satisfaisait, notamment parce que je ne trouvais aucune autre étude sur le sujet.
Depuis, la température de la planète n’a eu de cesse de battre des records chaque année, les incendies de forêt sont devenus une norme l’été, l’Arctique continue de fondre, et les événements climatiques extrêmes sont de plus en plus présents. D’un autre côté, les politiques (avec les accords de Paris de la COP21) et les différentes industries ont commencé à prendre le sujet un peu plus au sérieux : l’impact énergétique des appareils électroniques (et des assets numériques) doit désormais être quantifié par les constructeurs, et la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) définie par la commission européenne implique que les entreprises incluent les préoccupations environnementales liées à leurs activités dans leurs processus de production.
Pensant sincèrement que les changements tiennent plus aux efforts des individus plutôt qu’à des décisions des institutions, cet été était le moment opportun pour moi de refaire le point sur ce que la littérature scientifique a pu nous proposer de neuf à ce sujet depuis lors.
Le jeu vidéo, c’est pas très écolo
Il y a un état de fait auquel il m’a fallu me résigner en tant que joueur : comme c’est le cas pour l’ensemble des domaines liés à l’IT, le jeu vidéo est un loisir qui n’est pas écologique.
Que ce soit pour des ordinateurs ou des consoles (et leurs écrans), la production des différents composants nécessite notamment l’utilisation de matière plastique et de terres rares, ces métaux en quantité limitée éparpillés sur notre planète, dont l’exploitation minière et la purification ont un énorme impact environnemental (quantité d’eau dépensée, énergies fossiles utilisées, rejets toxiques, radiations…) résumé sous le terme de pollution numérique.
À quoi il faut ajouter le coût humain (travail infantile, présence des minerais sur les zones de conflits, etc.), l’absence de recyclage des terres rares, mais aussi des Blu-Ray et de tout type de disque en France, et, bien évidemment, la consommation électrique de ces différents appareils qui, mis ensemble, sont parmi les plus gourmands de nos foyers en termes d’énergie.
Car avec l’évolution des graphismes et l’augmentation de la puissance de calcul, c’est aussi la consommation électrique des appareils qui aura augmenté. Sans évoquer celle des cartes graphiques pour PC (de loin plus énergivores), et malgré les efforts réalisés sur les consoles de dernière génération pour optimiser cette consommation, on peut s’attendre à ce qu’un jeu en Ultra Haute Définition nécessite une puissance d’environ 200W, là où la Switch démontre ironiquement que des graphismes plus modestes (et donc une consommation électrique moindre) est un modèle parfaitement viable économiquement. L’essentiel est dans le fun, pas dans les Watts.
L’ADEME, l’Agence de la transition écologique française, analyse dans son dernier rapport l’impact de la numérisation des services culturels. Elle y conclut notamment que la partie la plus significative du coût environnemental provient de la fabrication des équipements (console, disque, télévision, ordinateur, écran), tandis que l’utilisation des équipements à proprement parler a une contribution plus faible.
Concernant les différentes moyens de jeu, elle précise ceci : un jeu, qu’il soit au format physique ou téléchargé en amont, lancé sur une console et un écran, a un impact environnemental relativement similaire dans ces deux situations, avec un léger avantage pour le jeu téléchargé. Toutefois, jouer en basse résolution en cloud gaming sans console (avec une box ou en diffusant depuis son téléphone par exemple) est une option qui permet un gain environnemental, annulé dès lors que les résolutions utilisées sont plus importantes ou que la durée de jeu augmente.
On peut cependant s’attendre à ce que la dématérialisation du jeu vidéo ait un effet rebond similaire à celui que le streaming a eu sur la distribution musicale et cinématographique : autrement dit, qu’il provoque une augmentation de la consommation contrebalançant son effet positif.
« Le développement des jeux vidéo sur le cloud permet de découvrir une multitude de jeux vidéo. Cette disponibilité des jeux vidéo peut conduire à une augmentation du temps passé à jouer aux jeux vidéo. Il en va de même pour le streaming vidéo : la résolution des jeux vidéo et le nombre d’images par seconde ont tendance à augmenter, augmentant ainsi la consommation de données associée. […] L’utilisation du streaming s’accompagne souvent d’une montée en gamme des équipements (TV et smartphone à écran plus grand et à haute résolution), notamment pour pouvoir fournir plus de fonctionnalités et une qualité d’image la plus haute possible. En plus de l’impact lié au renouvellement précoce d’équipements, plus la taille de l’écran de ces équipements est importante, plus leurs impacts environnementaux sont élevés. » – Extrait du rapport de l’Évaluation de l’impact environnemental de la digitalisation des services culturels de l’ADEME.
Heaven or Hell Physical or Digital… Let’s Fight !
Cette étude de l’ADEME, dont la qualité et l’existence sont à saluer (à date, je n’ai trouvé aucune autre étude d’un organisme public sur le sujet), ne s’intéressait cependant pas à d’autres composantes importantes de la conception du jeu (par exemple, les dépenses énergétiques des studios de développement), ou encore à la différence d’impact entre la distribution des jeux physiques et numériques.
Je m’en suis donc retourné à mes recherches pour constater que concernant ce dernier sujet, à mon grand désarroi, il n’y avait eu que deux nouvelles études depuis mes premières lectures. Et avant d’aller plus loin sur celle qui était la plus riche en informations, il me faut saluer le travail de vulgarisation à leur sujet du Dr Benjamin Abraham, et ses nombreuses publications qui sont à l’heure actuelle parmi les plus riches sur le sujet.
Dans son projet de doctorat (Climate Change Implications of Gaming Products and Services, 2020), Joshua Aslan cherche à savoir quelle méthode de distribution a le plus faible impact en termes d’émission de carbone, en se basant non plus sur des données de 2010, mais de 2019.
Ses conclusions sont relativement similaires à celles de l’ADEME, à savoir que cela dépend de la taille du jeu et de la durée de jeu totale. Toutefois, dans la plupart des cas en 2017, télécharger un jeu aurait été la meilleure option, sauf si la durée totale de jeu est vraiment courte (moins de huit heures), auquel cas le cloud gaming serait le meilleur choix.
Par ailleurs, Aslan extrapole ces résultats sur les deux années suivantes, au vu des progrès constants réalisés sur la consommation d’électricité des datacenters et des appareils assurant la transmission des données, à laquelle s’ajoute l’amélioration du débit sur le réseau (notamment avec le déploiement de la fibre optique). À titre d’exemple pour la France, on peut facilement avoir un débit descendant de 1Gb/s avec de la fibre optique de nos jours, là où en 2010 on était limité à du 20 MB/s avec de l’ADSL, ce qui nous permet théoriquement de télécharger un jeu jusqu’à cinquante fois plus vite.
Selon Joshua Aslan, le point de bascule en 2019, auquel le format physique serait moins producteur de CO2 que le cloud gaming, serait ainsi à partir de 55h de jeu, pour un jeu d’une taille de 50GB. Autrement dit, pour un joueur console jouant à des AAA, télécharger un jeu est probablement l’option la plus viable à l’heure actuelle en termes d’émissions carbones. Alors même que l’étude sous-évaluait probablement l’impact de la distribution physique à l’international (puisqu’elle ne s’intéressait qu’au marché du Royaume-Uni), en ne tenant pas compte du fait que la plupart des jeux sont probablement livrés en avion pour assurer des sorties en simultané à l’international, puisqu’il n’y a que deux usines de pressage des Blu-Ray PlayStation dans le monde.
Il y a indéniablement des biais à cette seconde étude, le premier étant qu’elle se base sur des informations fournies uniquement par Sony UK, pour la simple et bonne raison que les autres constructeurs n’ont jamais étudié le sujet. Par ailleurs, elle se limite aux émissions carbones, et il faut y ajouter tous les matériaux polluants évoqués plus tôt, forcément plus présents dans le cas des jeux au format physique.
Elle est aussi limitée par l’absence d’informations sur les activités en aval de la production (le Scope 3 du protocole GHG), et le manque de transparence concernant les données environnementales des différents acteurs de la chaîne d’approvisionnement.
La conclusion est toutefois sans appel : le format physique est désormais plus polluant que le numérique. Et cette constatation nécessite une réflexion générale sur l’impact des changements que cela implique : quelles conséquences en attendre pour la chaîne de distribution, et que vont devenir les distributeurs et les revendeurs si les joueurs peuvent acheter leurs jeux en direct sur les stores numériques ? Comment assurer une durabilité de l’accès aux jeux alors que l’émulation n’est pas soutenue par les constructeurs et que les serveurs ne sont pas maintenus éternellement ? Sous-jacentes à la question de savoir quel format est le moins polluant, de nombreuses problématiques transparaissent avec l’idée d’une migration vers le tout numérique, et c’est probablement là autant des freins – conscients ou non – à la démocratisation des jeux dématérialisés.
Repose en pièces
Le voilà brisé, mon petit cœur de collectionneur. Mais avant de m’imposer des efforts pour changer mon paradigme de joueur, je n’étais pas moins curieux de voir ceux effectués par les principaux concernés de la scène vidéoludique. Parce qu’à part nous proposer une manette faite à moitié en plastique recyclé, et malgré l’urgence sous-entendue du sujet, il n’y a pas foule…
Je singe Microsoft, et pourtant il faut admettre que s’il y a bien un acteur du jeu vidéo dont les efforts sont à saluer, c’est bien la compagnie de Redmond. Celle-ci met depuis peu à disposition (des joueurs américains) des pièces pour réparer soi-même accessoires et consoles Xbox ; ses ingénieurs sont aussi force de proposition, ayant publié en ligne une méthode de conception des jeux permettant de réduire notablement les impacts énergétiques ; ils ont aussi mis à disposition depuis mars dernier un outil de calcul des émissions et de consommation d’électricité en temps réel ; enfin, l’entreprise s’est engagée à avoir un bilan carbone négatif d’ici 2030 et à rattraper l’ensemble des ses émissions (depuis sa création !) d’ici 2050.
À titre de comparaison, Sony s’est engagé à un bilan neutre pour 2040, et Nintendo n’a rien annoncé à ce sujet (même si les trois acteurs ont bien signé une initiative d’autorégulation, le SRI, en consultation avec la Commission Européenne).
L’éventail d’actions à entreprendre est très large, et les idées fourmillent. Sur son site, Ben Abraham évoque par exemple la possibilité de création d’un label environnemental vidéoludique : il ne s’agirait pas tant d’informer le joueur, que d’imposer aux studios de développement un suivi méthodique plus complet et plus transparent sur leur impact environnemental.
« J’ai également constaté qu’il est peu probable qu’un système d’étiquetage écologique pour les jeux modifie directement le comportement des consommateurs – les joueurs ne choisissent tout simplement pas les jeux qu’ils achètent comme ils choisissent les produits au supermarché –, mais un tel système pourrait avoir d’autres retombées positives. Il s’agit notamment d’une plus grande transparence et d’une meilleure communication dans l’écosystème de production des jeux et d’une meilleure orientation des fabricants de jeux en ce qui concerne le calcul des émissions de CO2 liées aux jeux et les incidences sur le climat. » Benjamin Abraham, sur Greening the Games Industry.
Voici d’autres réflexions d’ordre plus personnel : pourquoi ne pas commencer facilement, en remplaçant tout ce plastique non recyclable par des composants biodégradables ou biosourcés (PLA, PHA, etc.) ?
Du côté des consommateurs comme des concepteurs, on pourrait aussi se satisfaire d’une durée de vie plus étendue des machines actuelles. La différence entre du 4K et du 8K étant presque imperceptible à l’œil nu, pourquoi ne pas arrêter la course à la résolution, et préférer la durabilité à la prouesse technologique ? Et finalement, serait-ce si difficile d’accepter des consoles qui soient capables d’évoluer dans le temps sans avoir à tout remplacer ? PlayStation propose bien désormais des lecteurs de disques externes, et permet les changements de SSD, alors pourquoi pas celui du processeur ou de la carte graphique ? Le joueur dépenserait moins, et considérerait le constructeur autrement en sortant de ce statut de vache à lait prête à sortir de nouveaux deniers pour une version Slim/Pro/OLED.
Derrière toutes ces idées, il me faudra pourtant, et à regret, commencer par réévaluer mes réticences à délaisser un support physique effectivement plus polluant, qu’il s’agisse des jeux en boîte ou des consoles.
Cela sera forcément plus facile à entreprendre lorsque les principaux acteurs du milieu se sortiront les doigts pour décideront à répondre à des attentes énoncées depuis des années par les joueurs : permettre le prêt des jeux au format numérique, assurer la possibilité d’avoir toujours accès à ce format (plutôt qu’un droit de licence, pourrait-on avoir une version numérique sans DRM, s’il vous plaît ?), et surtout mettre enfin à disposition des acheteurs des émulateurs propriétaires, en valorisant et en s’appuyant sur le travail de tous ces passionnés qui sont actuellement les seuls à entretenir l’histoire du jeu vidéo.