Immortality est le dernier jeu de Sam Barlow, figure désormais reconnue dans le milieu vidéoludique après deux jeux qui auront marqué les esprits : Telling Lies et Her Story. Pour les habitués du monsieur, sachez qu’Immortality est, à bien des égards, dans la continuité de ses jeux précédents : le cœur de l’expérience reste donc la FMV (Full Motion Video), et la découverte, par le joueur/spectateur/monteur, des liens entre les scènes que présentent ces vidéos.
Immortality se présente d’ailleurs, dès l’écran-titre, comme une « restauration interactive de trois films« , indiquant dès les premiers instants qu’il ne s’agira pas moins d’un jeu que de plusieurs films à découvrir. Le studio Half Mermaid s’est donné les moyens pour assurer la qualité de ceux-ci, avec à l’écriture des personnes comme Allan Scott (Don’t Look Now, Queen’s Gambit) et Amelia Gray (Mr. Robot, Maniac).
Par-delà son esthétique, et son côté cinématographique assumé que l’on retrouve désormais chez des studios très différents (de Quantic Dream à Supermassive Games), les oeuvres de Sam Barlow se distinguent par leurs messages critiques et leurs multiples niveaux de lecture. Immortality ne déroge pas à cette règle, bien au contraire : il se veut une satire brûlante sur le milieu de l’art, la conception des œuvres, et la nature humaine.
Mais voilà Arthur Fischer, le fameux réalisateur, qui s’en vient et vous requiert sur le plateau. Vous reprendrez la lecture de New Game Plus dans quelques instants, en attendant le film n’ira pas plus loin sans vous. Les assistants s’affairent, la caméra est en place, les sons s’estompent. Ne manque plus que le refrain initiatique habituel.
« Silence…Moteur…Action ! »
…Et Après ?
(Critique d’Immortality sur PC, réalisée via une copie fournie par l’éditeur)
Suspension d’incrédulité
L’une des qualités incontestables d’Immortality est de nous transporter, avec une facilité déconcertante, dans l’univers du jeu. Certes, l’utilisation de la FMV facilite la projection du joueur dans ce monde alternatif et dans le rôle de monteur qui lui incombe, mais ce n’est pas cela qui rend le jeu si réaliste.
Il tiendra à vous de découvrir ce qui est arrivé à Marissa Marcel, star éphémère de trois films, ayant disparu durant le tournage du dernier. Pour ce faire, vous aurez la possibilité de traverser des vidéos plus ou moins courtes, extraites du tournage, des making-of, et d’interviews des différentes équipes des différents films. La mécanique essentielle du jeu est le match-cut, qui permet, lors d’un arrêt sur image, de retrouver une pellicule avec un élément ou un thème similaire à celui de l’image en question.
Un bref tutoriel initial vous apprendra à utiliser une moviola, la machine de montage qui vous permettra de visionner ces vidéos, et premier élément qui donne toute sa tangibilité aux bribes de l’histoire que vous devrez détricoter.
L’aisance du jeu à suspendre notre incrédulité vient notamment de l’incroyable qualité du jeu des acteurs, portés par une Manon Gage bluffante dans le rôle de Marissa Marcel. Élément troublant à ce sujet, celle-ci possède une page IMDB mentionnant les trois films du jeu, tels de vrais films, eux même disposant chacun d’une page dédiée avec tout ce que cela implique (synopsis, affiche, acteurs…). Ou comment immiscer avec brio le doute dans l’esprit du joueur, et nous laisser croire que ces films existent bien. Car après tout, le jeu est disponible pour les abonnés Netflix, et ce serait une drôle de surprise de les voir arriver par la suite sur la plateforme de streaming.
C’est ce sens du détail, dans le jeu et par-delà celui-ci, qui amènent cette œuvre à dépasser son statut de simple média pour toucher les esprits. La qualité variable des vidéos, les formats utilisés, les caméras et le matériel variant selon les années, la présence de la cigarette, le statut du réalisateur, et aussi (et surtout) le rapport aux femmes dans le milieu artistique sont autant d’idées et de sujets qui serviront de vecteurs pour le message de fond du jeu.
Une critique acerbe du monde artistique
Derrière son aspect premier d’investigation, Immortality porte un regard critique sur bon nombre de travers liés à la création d’une œuvre d’art.
La caméra n’est pas présentée uniquement comme un outil cinématographique, mais également comme un symbole du voyeurisme. Certaines scènes de nudité sont clairement là comme des mises à l’épreuve du joueur, questionnant la fine frontière entre spectateur curieux et observateur pervers.
Dans le jeu, le cinéma n’est finalement qu’une analogie de l’art dans son ensemble, et ce sont les défauts des créateurs qui sont pointés du doigts. Seront ainsi soulevés des problèmes comme l’égo démesuré souvent associé à la création d’œuvres intemporelles, le traitement des acteurs comme une simple matière (la femme-objet est un concept au cœur de l’histoire), le harcèlement, ou encore le paternalisme permanent vis-à-vis des femmes.
Le titre du jeu implique lui aussi une question : quel est le prix à payer pour obtenir l’immortalité, qu’il s’agisse d’une œuvre ou d’un être ?
Certaines vidéos sont cachées dans le jeu, observables uniquement en lisant certaines pellicules à l’envers. Dans ces moments-là, l’image passe souvent en noir et blanc, et le spectateur est interpellé directement. L’espace de quelques secondes, tous les rôles s’inversent, le quatrième mur est brisé, et on se joue du joueur. C’est aussi dans ces moments-là que la critique véritable apparaît le plus clairement, sans filtre ni fard.
Malheureusement, c’est aussi là qu’Immortality risque de laisser des joueurs sur le carreau, car pour pouvoir le comprendre pleinement il vous faudra une bonne dose de culture. Et aussi apprécier les réflexions métaphysiques.
Connaître pour apprécier : élitisme culturel ?
Immortality est doté d’une histoire riche, sublimée par des acteurs de talent. Fourni de références à Alfred Hitchcock, David Lynch, allant même jusqu’à offrir un caméo d’Andy Warhol, un minimum de culture générale sera nécessaire pour l’appréhender correctement.
Mais ce sont surtout les multiples niveaux de lecture du jeu qui font la densité de son récit. En plus de la critique sociétale et des réflexions métaphysiques qu’il propose, Immortality est truffé de symbolique dans le moindre de ses plans.
La place de la foi, qu’elle soit placée en un Dieu ou en un réalisateur de génie, et du dévouement sous-jacent est une problématique présente tout au long du jeu.
Les thèmes abordés sont lourds, sérieux, et le jeu ne transpire pas la joie de vivre, vous l’aurez deviné. Pour autant, il s’agit de sujets importants, auxquels la plupart d’entre nous seront confrontés, et difficiles à mettre en scène.
La part cryptique du jeu, et la profondeur de ses thèmes, ne le rendent pour autant pas inaccessible. Si vous souhaitez rapidement découvrir le dernier film et le dénouement des événements, il vous faudra un peu plus de cinq heures. Si par contre vous souhaitez lever le voile sur tous les mystères du jeu, comptez plutôt une quinzaine d’heures.
Les différents niveaux de lecture n’empêchent en rien d’apprécier la découverte des extraits vidéos, et l’enquête sur la vie de Marissa Marcel. Une réussite permise par la simplicité du gameplay, diamétralement opposée à la complexité du récit.
Immortality est à considérer comme un essai vidéoludique, tenant du cinéma interactif, plutôt que comme un jeu vidéo. Sam Barlow signe là une nouvelle œuvre hors-normes, qui marquera les esprits par les problématiques qu’elle soulève et la puissance de la symbolique qu’elle propose. Si vous ne souhaitez pas d’un jeu incitant à la réflexion, passez votre chemin. Sinon, préparez vos esprits. Sans revenir sur la richesse du jeu, on aurait toutefois apprécié que Barlow prenne un peu plus de risques et sorte de ses sujets habituels (et de son obsession féminine), pour nous surprendre autrement. Mais on ne doute pas qu’il ait encore de bonnes idées pour nous retourner le cerveau…