Rétro (mais pas trop), c’est la chronique qui rebondit sur l’actualité pour revenir en arrière et évoquer l’histoire d’un jeu vidéo, ou du jeu vidéo. Après une première partie centrée sur le mythe du dragon, à retrouver ici, nous vous proposons à présent la seconde partie de notre dossier consacré à Dragon’s Dogma, dont le deuxième épisode devrait sortir très prochainement… La première partie de ce dossier est à retrouver au bout de ce lien.
The Soup Dragons
Comme nous l’évoquions dans la première partie de ce dossier, Dragon’s Dogma est donc un mélange étonnant de mythologies européenne et japonaise. Ce dont Hideaki Itsuno, réalisateur du jeu, parle très clairement dans une conférence GDC. Il y évoque The Elder Scrolls: Oblivion (Cf ci-dessous à droite) ou bien encore Fable (Cf ci-dessous à gauche) parmi ses références, celles-ci ayant même poussé le créatif nippon à initier le projet Dragon’s Dogma. Des références très européennes donc, qui montrent bien cette agrégation culturelle et ce véritable melting-pot artistique.
Les contingences matérielles
Malgré une puissance de persuasion qu’on estime très forte chez Itsuno, créer une nouvelle franchise, ce n’est pas rien. Lorsque l’on conçoit un jeu, le plus dur n’est pas d’avoir des idées, celles-ci sont gratuites et quasiment infinies. Le plus dur est de les appliquer et surtout de gagner la course contre la montre du développement.
Le budget d’un jeu, encore plus lorsqu’il s’agit d’une nouvelle IP, n’est pas illimité, et c’est ce qu’a dû apprendre Itsuno lors du développement de son jeu Dragon’s Dogma. Avec une zone de jeu qui devait être deux fois plus vaste et un continent, Gransys, dont on ne voit au final qu’une maigre péninsule, le recalibrage a clairement dû se faire dans la douleur et la frustration.
Qui dit budget serré dit attentes très terre à terre, le jeu étant estimé rentable par Capcom si celui-ci dépasse la barre du million de ventes, ce qu’il fera, mais pas avant l’arrivée du DLC Dark Arisen qui viendra le conforter d’une zone supplémentaire et de quelques fonctionnalités revues et corrigées.
D’un point de vue technique, le jeu de Capcom n’est pas vraiment dans les standards de l’époque. Sans être risible, le jeu est légèrement à la traîne graphiquement et cela s’explique clairement lorsque l’on voit le budget accordé par la production pour sa réalisation. Ces coupes budgétaires et ces déficiences techniques se retrouvent malheureusement aussi dans le gameplay avec une IA d’une utilité capitale, nous y reviendrons, très capricieuse qui pourra clairement vous faire perdre de longues minutes lorsque vos alliés meurent en boucle, car ils n’arrivent pas à esquiver la moindre attaque ou quand ils ne tombent pas carrément dans le vide par mégarde.
Au niveau du calendrier, Dragon’s Dogma n’est clairement pas aidé non plus, car il arrive 6 mois après Skyrim. Après la tempête médiatique que fut celui-ci, il n’était pas aisé de se glisser dans le champ de vision des joueurs de RPG et c’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles le jeu est passé sous le radar de nombreux joueurs et pourquoi son succès s’est fait à retardement.
Comme on le voit, Dragon’s Dogma n’a pas réellement profité d’un alignement des planètes, bien au contraire. Pourtant, l’estime des joueurs n’a pas baissé pour ce jeu qui n’a jamais quitté l’ombre de problématiques très matérielles. Néanmoins, si l’œuvre n’a pas cessé d’intéresser, c’est parce qu’elle possède un gameplay très innovant, qui là encore, est irrigué de nombreuses influences très diverses.
Un gameplay qui n’a pas pris une ride
Qui n’a jamais joué à Dragon’s Dogma connaît pourtant son originalité : grimper sur les monstres. Si la mécanique n’a rien de nouveau, Shadow of Colossus (Cf l’image ci-dessous à gauche.) est déjà passé par là et l’œuvre de Fumito Ueda est clairement une grosse influence dans les combats de Dragon’s Dogma. La recherche des points faibles en montant péniblement sur les corps parfois géants des ennemis, le clin d’œil est presque grossier, mais Dragon’s Dogma ne s’arrête pas là en termes d’hommage.
Au sein du même studio, Monster Hunter est évidemment une influence difficile à nier. Les impacts sur les monstres, le maniement des armes, l’ablation de certaines parties du corps pour pouvoir venir à bout de certaines bêtes, comme couper la queue des hommes lézards par exemple ou bien tout simplement utiliser l’élément adéquat pour venir à bout de tel ou tel ennemi. Les cyclopes seront très vulnérables à la foudre tandis que les hippogriffes seront fragiles face au feu.
Et si nous vous parlions de Devil May Cry, ce n’était pas juste pour restituer l’histoire de Dragon’s Dogma ou étaler notre culture, mais bien annoncer cette filiation dans les combats. Même après 10 ans, Dragon’s Dogma reste encore aujourd’hui extrêmement dynamique et actuel dans ses affrontements.
Skyrim fait pâle figure à côté tant Dragon’s Dogma paraît sans ride sur ces luttes, les combats étant beaucoup plus complexes avec des capacités actives et des points faibles à comprendre par soi-même, un peu à la façon d’un Souls.
Sur ce point, il faut dire qu’Itsuno a eu le nez creux. À une époque où l’Action-RPG en monde ouvert n’était pas encore la norme, surtout au moment de sa production, Dragon’s Dogma se glisse maintenant très naturellement dans le paysage vidéoludique actuel. Il faut dire également que cette fraîcheur n’est pas uniquement due à ses combats qui ont vraiment très bien vieilli, non, l’originalité principale du titre se base sur son système de pions.
L’aventure à plusieurs
La principale feature qui vient faire de Dragon’s Dogma un titre à part, c’est son système de pion. En tant qu’Insurgé, vous avez sous vos ordres des pions, alliés qui viendront compléter votre groupe pour venir à bout de votre quête. Si vous avez le droit de créer votre propre pion sur mesure, vous ne serez que la moitié de votre petite compagnie et deux autres acolytes vous accompagnerons dans vos aventures.
Et c’est sur ce point que le jeu devient intéressant. Votre pion est aussi puissant que vous, ses caractéristiques comptent autant que les vôtres et c’est uniquement la gestion par l’IA qui différenciera votre compagnon de vous.
Votre pion s’ajustera même à votre personnalité, quelques passages en jeu vous feront discuter avec votre pion et en fonction de vos choix de dialogues, votre pion sera l’allié qui assurera votre défense ou bien au contraire le fonceur qui réfléchit après avoir tapé.
Cette adaptation de l’IA va encore plus loin, car, comme nous l’avions indiqué plus haut, les joueurs s’échangent leurs pions et ceux-ci emmagasinent un savoir. Concrètement, un pion ayant déjà fait un donjon dans la partie de son hôte viendra vous aider avec ses commentaires quand vous ferez ce même donjon.
Conseils pour tuer les ennemis les plus coriaces des donjons, indications pour l’orientation de l’équipe ou bien encore pour l’emplacement d’un coffre, ces pions sont un véritable moyen de partager les connaissances de jeu entre joueurs. Des jeux comme ceux de FromSoftware (Cf. image ci-dessus à droite) avec des messages sur le sol qui indiquaient tel ou tel danger ou bien encore les aménagements facilitant l’avancée dans Death Stranding (Cf. image ci-dessus à gauche) sont autant d’exemples de gameplay asynchrones qui s’alignent avec celui de Dragon’s Dogma.
Assez atypique pour l’époque, ce multijoueur asynchrone renforce énormément l’idée que vous faites partie d’une communauté d’aventuriers et que vous n’êtes pas seul dans votre combat. La solitude pouvant être extrêmement désespérante, sentiment recherché dans les Souls d’ailleurs, Itsuno fait le choix d’un jeu plus réconfortant ou l’aventure à plusieurs prend tout son sens.
Toutefois, cette IA peut parfois briser l’immersion. Avec des problèmes techniques liés au budget mais également à l’époque, vos compagnons seront parfois de véritables boulets à traîner. Nous l’avions déjà dit plus haut, mais l’IA de vos compagnons peut s’avérer capricieuse. Parfois suicidaires, vos compagnons s’approcheront trop près du bord de certains précipices, vous laissant par moments circonspect dans des situations très tendues.
Aussi, bien que le jeu fasse le choix d’incorporer un savoir au personnage, ceux-ci sont des coquilles vides narratives. Bien que cela soit expliqué dans l’histoire du jeu, cela reflète bien une certaine indifférence pour le récit en lui-même.
Pas totalement dénuée d’intérêt, l’histoire parlera de thématiques intéressantes, comme la place de la foi, du libre-arbitre, mais ces thématiques sont souvent mal amenées par des personnages assez peu charismatiques et voire même franchement clichés. Les quêtes seront elles aussi très peu originales, la quête principale étant une simple succession de missions déjà vues. Et quelque part, tout cela fait sens tant la direction du jeu dans son gameplay le préfigurait déjà.
Nous sommes très loin de la densité narrative d’un équipage sur le Normandy ou bien de la bande de Dutch dans Red Dead Redemption II, jeux convoquant aussi cette dimension communautaire, mais dans des approches très différentes.
Dragon’s Dogma, un jeu culte ?
Dragon’s Dogma est un jeu malchanceux. Culte pour certains, il est difficile de lui accorder ce statut tant certains côtés certes brillant n’arrivent pas à éclipser des soucis techniques évidents. Bien qu’il soit une pièce charnière dans la construction du genre de l’action RPG, on peut difficilement nier que FromSoftware ne s’est pas inspiré de Dragon’s Dogma pour le monde ouvert d’Elden Ring. Cependant, le jeu n’aura pas réussi à briller par lui-même et sera souvent relégué à une place dans l’ombre.
Sorti au mauvais moment dans des conditions peu confortables, le jeu a été oublié dans un contexte où le Japon était en perte de repères dans sa production vidéoludique. Capcom et Itsuno, voulant séduire autant un public occidental que nippon, n’auront réussi qu’à éparpiller leurs billes.
Si, même encore aujourd’hui, Naoki Yushida refuse l’étiquette de JRPG, jugée stigmatisante selon lui, c’est sans oublier qu’un certain public aime cette folie nipponne et cette exubérance si caractéristiques qui trouveront toujours un écho particulier, surtout en France.
Avec une véritable renaissance du jeu vidéo japonais ces dernières années, FromSoftware donnant le diapason, des licences japonaises cultes font leur retour ou s’établissent durablement (Grand Blue, Final Fantasy, Resident Evil, Zelda, NieR…). Le vent souffle dans le dos de Dragon’s Dogma II et c’est tout ce que nous lui souhaitons. Que la licence Dragon’s Dogma trouve enfin son public et qu’il soit récompensé à sa juste valeur. Le genre du RPG ne s’en trouvera que grandi.