Depuis la sortie du premier Assassin’s Creed en 2007, la franchise s’est révélée être pour Ubisoft une véritable poule aux œufs d’or. En une quinzaine d’années et plus de vingt titres, elle a emmené les joueurs aux quatre coins du globe et du sablier, de l’Égypte antique à la Révolution française en passant par la Chine impériale et la mer des Caraïbes à l’âge de la piraterie. Son dernier opus en date, Assassin’s Creed Valhalla, n’a fait que confirmer l’inlassable attrait qu’elle suscite puisque, sur un laps de temps comparable, il aurait enregistré 44% de joueurs de plus que Odyssey et 19% de plus par rapport à Origins, ses deux derniers prédécesseurs.
Avec des chiffres pareils, on comprend que l’éditeur veuille continuer à développer la licence, mais il semblerait que, non content de simplement poursuivre sur sa lancée, il ait décidé de mettre les bouchées doubles. Ainsi, après avoir révélé ces derniers mois une flopée de projets liés à cet univers, Ubisoft a annoncé prévoir d’augmenter de 40% les effectifs travaillant sur Assassin’s Creed au cours des prochaines années. Une volonté de recentrer ses efforts sur une valeur sûre qui, en filigrane, trahit la mauvaise santé du studio. Cette réorganisation intervient en effet à la suite d’échecs commerciaux successifs et vient s’inscrire en parallèle d’une série d’annulations et de reports alors qu’Ubisoft signe son plus mauvais résultat avec près de 500 millions de perte sur son dernier exercice.
Face à des chiffres alarmants, la logique est donc celle de la minimisation du risque, et du retour à un rythme (a minima) annuel de publication pour Assassin’s Creed. Le tournant est préoccupant si l’on considère que le jeu vidéo est, comme toute industrie créative, une industrie de prototype, dont l’essence même est de se réinventer à chaque fois sans qu’il soit possible de véritablement présager du succès d’une formule. Si à court terme, la stratégie de tout miser sur le meilleur cheval peut paraître plus raisonnable, elle coupe court à la possibilité de l’émergence de nouveaux champions.
Concédons qu’il est remarquable de constater qu’à ce jour, Assassin’s Creed ne semble pas s’être essoufflé, mais il est impossible de dire combien de temps encore cette vitalité perdurera : après tout, les dernières itérations de Just Dance et Les Lapins Crétins, deux autres séries phares du studio, ont obtenu un accueil moins chaleureux qu’espéré, ce qui a achevé de miner le bilan de l’entreprise. Il faut reconnaître que Assassin’s Creed a pour lui la large palette de contextes spatio-temporels qu’il permet d’explorer, qui fait voyager son public dans des lieux et des époques hautement fantasmés sans que cela se fasse au détriment de l’unité de la licence.
Si le concept de l’Animus projetant le protagoniste dans le passé pouvait paraître incongru à ses prémices, il a ainsi pris tout son sens au fil du temps en assurant le lien thématique entre les différents jeux. Cette idée est en passe d’être encore plus poussée avec la création de Assassin’s Creed Infinity, qui a pour ambition d’offrir une plateforme de type métavers par l’intermédiaire de laquelle les joueurs pourront accéder à différentes aventures de la saga. Elle devrait d’ailleurs accueillir au moins deux des prochains titres Assassin’s Creed annoncés, Red et Hexe, qui se dérouleront respectivement dans le Japon féodal et dans le Saint-Empire romain germanique.
Cependant, varier les environnements risque de ne pas suffire à retenir éternellement l’attention du public. Ubisoft semble l’avoir compris et cherche à proposer des évolutions de ton, puisqu’il a été sous-entendu que Hexe devrait avoir une ambiance plus sombre, voire de médium ou de style de jeu, les rumeurs faisant état d’un Project Raid qui se présenterait comme un free-to-play PVE coopératif, d’un Project Nexus qui serait un épisode exclusivement VR, ainsi que d’un Project Echoes qui serait un titre multijoueur utilisant la technologie Scalar développée par le studio. Restera à voir si ceux-ci iront bel et bien jusqu’au bout de leur production, ou viendront s’ajouter à la longue liste des jeux récemment avortés.
Par ailleurs, il n’est pas dit qu’une multiplication à outrance des projets soit une bonne nouvelle pour Assassin’s Creed, qui court d’une part le risque d’un manque de renouvellement si le gameplay s’avère trop répétitif, et de l’autre celui d’une dénaturation s’il s’éloigne trop du carcan d’origine. Coller l’étiquette d’une franchise sur un titre n’est en effet pas la garantie d’un succès : Ubisoft est bien placé pour le savoir puisqu’il en a fait la douloureuse expérience avec Wild Survivors Arena qui, d’après une source interne, aurait originellement eu pour vocation de s’inscrire dans l’univers de Far Cry avant d’en être désolidarisé et d’être publié en douce face au manque d’engouement de l’audience.
Ainsi, même si la stratégie consistant à se rabattre sur sa licence star est compréhensible, elle n’est pas pour autant la recette miracle d’une réussite clés en main. L’augmentation des effectifs affectés à Assassin’s Creed est le signe que l’éditeur veut se donner les moyens de la mener véritablement à bien, a fortiori dans un contexte où il est régulièrement pointé du doigt pour sortir des jeux jugés insuffisamment aboutis. Dans le meilleur des mondes, plus d’équipes, c’est en effet aussi la capacité de travailler sur plusieurs productions en parallèle sur un temps plus long, permettant de les peaufiner davantage tout en maintenant un rythme de sorties régulier.
Toutefois, le retour à une cadence annuelle pourrait aussi avoir son contrecoup. Si le triomphe de Valhalla, sorti en 2020, est en partie attribué à sa grande richesse, ce monde ouvert proposant le plus long scénario de la saga et l’une des plus vastes cartes à explorer, il a sans doute également bénéficié d’un appel d’air, aucun Assassin’s Creed n’étant sorti en 2019 (ce qui était une première depuis sa création en 2007). L’accueil qui sera réservé à Mirage, le prochain opus pour lequel il aura cette fois fallu attendre trois ans, sera ainsi à surveiller pour voir si cette tendance se confirme.
En tout cas, il est certain que deux fois plus de jeux Assassin’s Creed ne se traduirait pas mathématiquement par deux fois plus de ventes pour Ubisoft. Il reste donc à trouver le bon équilibre pour que l’investissement additionnel fait dans la franchise reste profitable pour le studio. 40% d’équipes supplémentaires n’est en effet pas un chiffre négligeable, surtout si l’on considère que l’on part d’une masse salariale conséquente de 2 000 personnes planchant déjà sur la série d’après le directeur financier Frédérick Duguet.
Si, comme on l’espère, ce changement de tactique permet à l’éditeur de redresser la barre après une année noire, alors il n’y aura plus qu’à souhaiter qu’il lui fournisse le confort financier nécessaire pour, peut-être, prendre à nouveau plus de risques créatifs. Il serait en effet dommage que cela incite le studio à concentrer encore plus ses efforts sur ses principales licences à l’avenir, au détriment de l’innovation qui fait tout le sel de l’industrie vidéoludique.