Fiche de perso est une rubrique dans laquelle nous tirons le portrait d’acteurs du jeu vidéo, réels ou fictifs, qui pèsent ou ont pesé sur l’industrie. Aujourd’hui, nous vous faisons découvrir l’envers du décor du studio 11 bit, créateur d’un chef-d’œuvre du jeu indé : This War of Mine.
- Ok, tout d’abord les gars, pourriez-vous nous expliquer l’origine de votre studio ?
11 bit a été fondé en 2009 par les principaux membres de Metropolis Software, une société qui a été l’une des toutes premières équipes de développement professionnelles en Pologne au début des années 90. Les créateurs ont ensuite rejoint le groupe CD Projekt en 2007 et sont partis deux ans plus tard pour créer la nouvelle société : 11 bit. Un nom qui n’est d’ailleurs pas une coïncidence. Le 11 est à l’opposé de ce qu’est normalement un bit (pair), comme le 8 bits, le 16 bits, et ainsi de suite. Ce lien inhabituel signifie que nous avons une approche inhabituelle de la création de jeux.
Nous recherchons toujours quelque chose de nouveau, que ce soit dans sa forme, dans son gameplay, et surtout, dans la perception des jeux comme une forme mature de narration capable de couvrir n’importe quel type de sujet. Nous croyons fermement à un divertissement significatif et notre mission est de proposer des jeux qui incitent à la réflexion, qui peuvent susciter la discussion et qui restent dans l’esprit du joueur longtemps après avoir vu le générique de fin.
- Comment est née l’idée de This War of Mine ?
11B : La bonne idée est venue de notre PDG Grzegorz Miechowski. Il lisait des articles sur la guerre en Bosnie des années 90, sur la façon dont les gens vivent la guerre et sur la douleur qu’ils ressentent dans leur vie, pas seulement physique, mais surtout émotionnelle, et il avait pensé à transférer ce genre d’émotions, d’histoires et de ressenti général dans un jeu. Après cela, nous avons su que nous voulions faire un jeu sur les civils pendant la guerre. Pas un jeu de survie ou un RPG. Nous ne voulions pas être contraints par les cadres des genres.
Nous voulions faire un jeu sur les civils, tout simplement. Et tous les mécanismes de jeu sont apparus plus tard comme de manière toute naturelle. Mais ce que nous mettons toujours en avant, c’est que le jeu est universel. Il ne s’agit pas directement de Sarajevo ou de tout autre conflit réel. Nous venons de Varsovie, donc l’histoire du soulèvement de Varsovie nous tient à cœur et est très vivante puisque beaucoup d’entre nous ont des membres de leur famille qui ont participé à ces violents combats dans notre ville. This War of Mine est donc basé sur de nombreuses expériences de guerre, et pas seulement celle de Sarajevo.
- Près de 30 ans après le siège de Sarajevo, l’histoire racontée dans This War of Mine nous semble encore d’actualité. Comment pouvez-vous expliquer cela ?
11B : Les histoires de guerre sont malheureusement toujours d’actualité. Nous vivons en temps de paix apparente bien sûr, et c’est sûrement l’une des périodes les plus calmes de l’histoire moderne, même si 2020 nous donne du fil à retordre. Ce que je veux dire, c’est que certaines personnes ne se rendent même pas compte qu’il y a des conflits armés constants à différents endroits du globe, mais l’échelle locale de la plupart d’entre eux empêche d’avoir une couverture internationale du sujet. Et puis au-delà de la guerre, This War of Mine est avant tout centré sur les émotions des gens. Et celles-ci sont universelles et intemporelles.
Regardez les événements récents en Biélorussie. Il y avait des civils qui souffrent, il y avait de l’incertitude, de la peur et de l’anxiété sur ce que demain allait apporter. Ce sont au final les mêmes émotions que l’on pouvait ressentir pendant un conflit armé, mais avec un contexte différent.
- Avez-vous eu des expériences personnelles avec ce siège ? Et si oui, comment était-ce pour vous, de mettre un peu de vous-même dans un jeu émotionnel aussi fort ?
Nous n’en avions pas, mais nous avons trouvé une personne du nom d’Emir Cerimovic avec qui nous avons collaboré. Il s’est échappé de Sarajevo avec sa mère et son frère au début du siège. Nous l’avons invité à Varsovie, et il nous a servi de consultant et est même devenu le héros de la bande-annonce du lancement du jeu, The Survivor. Nous lui avons beaucoup parlé du siège pour essayer d’en saisir le vrai visage.
- Était-il difficile de développer un tel jeu ? Je veux dire, vous parlez de quelque chose de très impliqué politiquement parlant, et je me demandais si vous aviez eu des pressions pour la sortie, ou par opposition beaucoup de soutien pour le projet ?
11B : C’était vraiment épuisant pour certains membres de l’équipe. Comme je l’ai déjà dit, les mécanismes de jeu sont intégralement liés au contexte de l’histoire. Et pour bien cerner le contexte, il a fallu une quantité massive de recherches. Pour en connaître l’ambiance par exemple, ou pour en saisir les nuances. Nous avons lu des mémoires et écouté des histoires déchirantes. Les éléments de gameplay ont émergé des luttes quotidiennes vécues durant les sièges. Les gens cherchaient de la nourriture pendant la nuit pour éviter les tirs des snipers. Les médicaments deviennent rapidement essentiels et rares, donc ils sont très précieux et vu que l’argent n’est plus important, les civils commencent alors à troquer. Il n’y a pas d’eau du robinet, il faut donc nettoyer celle que l’on arrive à obtenir avant de la boire. Toutes ces choses réelles se reflètent dans le jeu.
Après deux ans de développement et de travail constant sur ces thèmes de guerre, certains membres de l’équipe ont été séchés émotionnellement et mentalement. Ils ne voulaient plus jamais entendre parler de guerre. Nous avons donc essayé différents styles d’approches pour nos autres jeux, mais au final, nous sommes arrivés à créer Frostpunk qui n’est pas moins déprimant ! Ce fut un moment où nous avons découvert notre patte. En effet, après This War of Mine, nous avons réalisé que développer des divertissements emplis de sens et de messages était significatif de notre ADN.
- Comment votre pays a-t-il réagi à votre jeu une fois terminé ?
11B : Tout d’abord, il faut savoir que la réception du titre dans le monde entier a été instantanée et incroyable. En Pologne, les médias, spécialisés tout d’abord, ont rapidement fait état d’un succès mondial. Le jeu a commencé à recueillir de bonnes critiques, les ventes ont explosé et tous les coûts de développement ont été remboursés en deux jours seulement. Ensuite, de plus en plus de médias et de journaux traditionnels prestigieux ont commencé à couvrir le jeu. Ils ont commencé à le reconnaître comme quelque chose d’unique, car les jeux sur le thème de la guerre ne montraient, selon eux, que des mercenaires armés, et non des civils dans une lutte désespérée pour survivre. C’est ainsi que l’effet boule de neige a commencé, mais nous avons dû travailler patiemment, étape par étape, pour être reconnus dans des cercles pourtant pleins d’a priori.
En 2018, nous avons été nominés pour des prix appelés « Paszporty Polityki » qui sont décernés par un magazine polonais d’opinion. Actuellement en Pologne, le jeu est même connu par des membres du ministère des affaires étrangères et récemment, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a officiellement inscrit le jeu sur une liste de lectures scolaires recommandées aux étudiants en sociologie, philosophie et histoire. En fait, nous avons déjà, les années précédentes, présenté le jeu à de nombreuses universités du monde entier pour qu’elles l’utilisent dans le cadre de leurs cours. Nous avons donc fait un long chemin pour arriver jusqu’ici et nous sommes fiers que This War of Mine ait réussi à sortir du monde du jeu.
- Vous avez débuté à une époque où les jeux indés commençaient tout juste à devenir connus auprès du grand public. Vous voyez-vous comme l’un des pionniers de ce genre de jeux ? Vous attendiez-vous à un tel succès ?
11B : Il y a eu des jeux indépendants remarquables qui ont ouvert la porte à de tels honneurs avant nous, par exemple, Braid de Jonathan Blow que nous apprécions en tant que créateur. Nous n’avons donc pas vraiment le sentiment d’avoir été les pionniers du succès des jeux indépendants en général. Mais nous pourrions nous vanter d’être l’un des premiers jeux du genre à avoir rencontré un grand succès, tant du point de vue créatif que commercial.
On pourrait dire qu’il y avait un sens commun dans l’industrie selon lequel les jeux qui s’éloignent du public et dont le contenu est facile à consommer ne peuvent pas être des best-sellers parce que ce n’est pas ce que la majorité du public des jeux recherchent. En outre, de nombreux studios ont tendance à emprunter des chemins bien tracés au lieu d’en ouvrir de nouveaux. Et ce n’est pas le cas de This War of Mine.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour vous pendant le développement ?
11B : À un certain moment du processus de développement, lorsque la plupart des mécanismes de jeu étaient en place, nous avons réalisé que ce que nous avions maintenant était un solide jeu de gestion sur les civils pendant la guerre. Nous l’avons appelé War Sims en plaisantant, parce que c’était exactement ce que nous ressentions. C’était comme un mod sur le thème de la guerre pour les Sims. Et il n’a pas vraiment répondu à nos attentes. Le joueur n’avait aucun lien émotionnel avec les événements du jeu ni avec les personnages. Et notre but était de raconter une histoire émotionnelle liée à l’idée qu’à la guerre, tout le monde n’est pas un soldat. Et c’est là que le défi a commencé.
Nous avons pris du recul et repensé notre mécanique. Nous avons créé des situations dans lesquelles les joueurs ne peuvent vraiment pas prendre de bonnes décisions puisque celles-ci n’existent pas. Nous avons créé des modèles de comportement pour les personnages que les joueurs rencontrent. Chacun d’entre eux agit différemment dans ces rencontres. Certains vous ignorent, d’autres veulent attaquer instantanément. Et lorsque les joueurs agissent, deviennent agressifs ou volent quelque chose, ces comportements changent. Les PNJs commencent à ressentir de la colère ou de la peur.
Par exemple dans la maison de personnes âgées, ils vous supplient simplement de ne pas prendre leur nourriture. C’est à vous de décider si votre conscience l’emporte sur le besoin aveugle de provisions ou de simplement les laisser vivre.
- Avez-vous des anecdotes sur le développement ?
11B : Même si nous étions en train de faire un jeu sérieux et mature, il y a eu des situations qui nous ont permis de nous détendre d’une certaine manière. Un jour, nous avons remarqué qu’un bug faisait que les rats du jeu étaient aussi gros que des éléphants, ce qui était à la fois dégoûtant et comique.
Une autre fois, un de nos programmeurs a fait une petite blague aux autres membres de l’équipe et a changé une palette de couleurs dans le jeu. Le résultat a été un ciel avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Nous en avons beaucoup ri, mais il est évident que cela ne correspondait pas tout à fait à l’humeur du jeu. Nous avons dû réagir d’une manière ou d’une autre et ne pas nous sentir dépassés par le ton sérieux, voire triste, du jeu.
- Quel a été l’impact de ce jeu sur votre studio ?
11B : Ce fut vraiment un moment décisif. Le succès du jeu a contribué à renforcer notre confiance, et notre conscience de soi en ce qui concerne le chemin que nous voulions prendre avec nos jeux. Et pour des raisons purement pratiques, le succès financier nous a donné la possibilité de croître régulièrement et de construire une entreprise sur des bases solides.
Nous avons fini par soutenir le jeu avec du nouveau contenu pendant cinq ans après son lancement et, bien que la mise à jour de The Final Cut soit le dernier chapitre de cette histoire, This War of Mine restera toujours un jeu très spécial dans le cœur de tous ceux qui travaillent dans nos studios.
- Et dans l’équipe, vous jouez à quels jeux ?
11B : Nous aimons vraiment jouer à toutes sortes de jeux. Des superproductions AAA aux indés en tous genres. Je vais parler au nom de l’équipe qui, ici, est un peu nerd à sa façon. Certains jouent à des jeux artistiques de niche, d’autres aiment les stratégies hardcore avec des interfaces à n’en plus finir, d’autres encore préfèrent les aventures classiques en point’n click, ou les jeux d’aventure-action en FPS.
Nous essayons également d’entretenir des relations étroites et amicales avec certaines équipes indépendantes dont nous aimons particulièrement les jeux, que nous ne citerons pas de peur d’oublier quelqu’un ! Toutefois, nous publions des informations sur certains des lancements dans nos médias sociaux pour maintenir le sentiment que nous poussons ce chariot de l’industrie du jeu ensemble, et non pas chacun dans sa propre direction.
- Un mot pour les personnes qui ne connaissent pas encore votre jeu ?
11B : Si vous n’avez pas encore essayé This War of Mine et que vous souhaitez vous plonger dans un jeu qui vous fait vivre une facette différente de la guerre, en incarnant des gens ordinaires, alors sautez le pas ! Laissez-moi également vous donner quelques informations sur l’équipe : ici, dans les studios 11 bit, nous faisons de notre mieux pour vous offrir des expériences significatives. Et cela ne veut pas dire que tous nos jeux sont dépressifs et sombres.
Parmi les jeux que nous réalisons, nous publions ceux qui sont réalisés par des studios avec lesquels nous partageons une sensibilité artistique. Moonlighter de Digital Sun et Children of Morta de Dead Mage ont été nos premiers grands succès dans ce domaine. Et nous ne nous arrêterons pas là. Nous prenons de la vitesse, avec trois projets internes en cours de développement, à côté de trois projets d’édition réalisés par des développeurs externes. Vous entendrez donc beaucoup parler de nous à l’avenir.