Ex-designer d’Arkane Lyon et actuellement chez Crytek, Julien Eveillé nous livre son projet solo, développé en un an et demi sous Unreal Engine. Une direction artistique low poly, jaunâtre à la Jean-Pierre Jeunet, et une ambiance vomissant l’ouvrier exploité plus tard, nous voici face à la bête.
Comment aborder cette expérience asphyxiante qu’est THRESHOLD ? C’est la première chose qui nous a traversé l’esprit. Une heure de jeu environ et un game design expérimental rendent l’écriture de cette critique comparable à un délicat exercice d’équilibriste. Mais ce qu’on aime dans la vie, ce sont les surprises. Eh bien, surprise !
(Test du jeu THRESHOLD sur PC réalisé à partir d’une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Mon poste, tu l’aimes ou tu le quittes
L’aventure débute avec le choix d’un pays. Derrière ce système obscur, qui n’a pas d’impact évident en apparence, se cache un choix de difficulté offrant des variations subtiles, mais bien présentes. Nous voici ensuite au « poste frontière », situé au sommet d’une montagne, avec un agent derrière son guichet qui nous presse de lui donner notre nouveau contrat de travail pour le gouvernement. Deux panneaux nous indiquent également un cabinet dentaire et un de pneumologie. Mmmmmh, bizarre.
Heureux d’avoir été engagé pour ce boulot, direction l’ascenseur pour arriver au poste et débuter notre quart de travail. Nous faisons la rencontre de notre collègue de travail, Mo, qui va nous servir de guide dans un espace de jeu très restreint. Nous découvrons enfin notre boulot : veiller à ce qu’un train infini, se dirigeant vers « la capitale », suive le bon rythme à coups de sifflet, ce dernier le faisant accélérer au besoin.
Mais à quel prix ? L’air est rare au sommet de ce mont, qui sonne d’ailleurs plus comme un purgatoire qu’autre chose. Chaque coup de sifflet vous coûtera beaucoup, de même que courir ou sauter, l’oxygène étant tellement rare que Mo écrit sur un calepin pour vous parler.
Le seul moyen de vous ravitailler sera de croquer dans des bonbonnes en verre (appelées « air cans »), vous infligeant au passage la douce souffrance d’entendre votre personnage se briser les dents, se fusiller les gencives et cracher du verre ensanglanté. Cette progression par la souffrance sera au cœur de la routine monotone qui semble s’annoncer.
« La manière la plus profonde de sentir quelque chose est d’en souffrir »
Cette routine de la souffrance et de la survie se traduit à travers la plupart des mécaniques de THRESHOLD. Chaque air can consommé et chaque coup de sifflet donné prennent une dimension viscérale, de même que l’interface utilisateur, qui vous montre votre bouche s’ensanglanter au fil de vos consommations. Le tout est accentué par des effets visuels et un sound design empreints de cruauté. Mais la vie est cruelle, que voulez-vous.
Le poste frontière est une petite zone, mais il regorge de secrets cachés et de détails étranges qui vous interpelleront, tout comme votre personnage, qui se posera ses propres questions grâce à un système de « pensée ». Le level design, maîtrisé, laisse au joueur la liberté de s’approprier l’espace lorsqu’il en a le temps, et croyez-nous, vous connaîtrez votre purgatoire sur le bout des doigts à la fin de votre périple.
L’aventure se déroule en 2021 et est « basée sur une histoire vraie » : deux informations loin d’être anecdotiques, et qui prendront tout leur sens une fois le jeu terminé. Certaines thématiques ne peuvent être dévoilées sans risquer de spoiler, mais pas besoin d’avoir fait Sciences Po pour percevoir les propos profondément anticapitalistes et la critique de la productivité au détriment du reste.
Plus intéressant encore, ce périple interroge notre rapport à l’ordre établi et à la soumission. Le joueur passe son temps à obéir tel un bon chien-chien à des instances supérieures, alors que son travail semble, de prime abord, dénué de sens. Doit-on se soumettre et accepter la simplicité de notre tâche sans rien remettre en question ? Ou aspirer à davantage, et devenir l’étincelle du changement ?
Décidément, l’éditeur Critical Reflex a le nez creux. Une expérience atypique de plus à ranger aux côtés de Mouthwashing, Arctic Eggs et Buckshot Roulette. Nous ne sommes pas sûrs d’avoir déjà vu quelque chose ressemblant de très près à THRESHOLD.
De nombreuses questions vous traverseront l’esprit au cours du jeu : que transporte ce train ? Qui est l’homme dans cette tombe ? Qu’est-ce qui se cache derrière ce gigantesque mur ? Ce qui rend cette expérience, bien que courte, stimulante et mémorable. Dès la première partie terminée, on ressent une envie irrépressible d’en relancer une autre, pour explorer d’autres chemins narratifs, retrouver ce poste frontière que l’on s’est approprié et percer tous ses secrets. Quel plus beau compliment pourrait-on faire à la production signée Julien Eveillé ?