Dans le genre institution, Dungeons & Dragons se pose là. Plus de cinquante ans de succès, des millions d’exemplaires de manuels de joueurs, de figurines et de livres de maître de jeu vendus à travers le monde… Le jeu de rôle papier/crayon de Gary Gigax a acquis un statut quasi intouchable. Sachant cela, il faut avouer que c’est avec une certaine surprise que nous avons vu le petit studio parisien Tactical Adventures recevoir la confiance de Wizards of the Coast pour développer un jeu basé sur la célèbre licence. Une association inattendue dont le premier enfant se nomme Solasta: Crown of the Magister.
Après un peu plus de sept mois en accès anticipé, Solasta est enfin disponible, et se jette dans la fosse aux lions. Lions que nous connaissons tous : Divinity, Pathfinder: Kingmaker… Et ceci sous le regard d’un Baldur’s Gate III dont l’ombre recouvre déjà les terres vidéoludiques de la fin d’année. Comment Solasta: Crown of the Magister peut-il s’en sortir face à de tels fauves ? Eh bien, en se démarquant de la concurrence par un parti pris risqué…
(Test de Solasta : Crown of the Magister réalisé sur PC via une copie fournie par l’éditeur)
Qui a encore oublié sa feuille de perso ?
Le pari que fait le studio Tactical Adventures est celui de nous proposer une expérience qui se veut être au plus proche de ce qu’on peut ressentir lorsque l’on joue à D&D cinquième édition en version papier/crayon. Si vous avez déjà lancé des dés à plus de six faces, que les termes « jets d’initiative » et « TGCM » ne vous sont pas inconnus, le studio parisien vous fait clairement du pied avec Solasta.
Comme toute bonne campagne de JDR, tout commence par la création de votre personnage. Certes, vous pouvez parcourir la lande avec des personnages préétablis, mais ce qu’on veut dans un bon JDR, c’est une expérience personnalisée, n’est-ce pas ? Prenez donc votre plus beau crayon, votre cahier de campagne, le Maître du Jeu distribue les feuilles de personnages vierges, et nous y voilà. Ah non, pardon, mais c’est à s’y méprendre… Car Solasta propose un système d’édition de héros absolument bluffant.
Il s’agit même de l’un des meilleurs aspects du titre. Première particularité du soft : vous laisser le choix entre créer votre unique avatar, et vous lancer dans l’aventure en compagnie d’autres héros prétirés, ou créer intégralement votre groupe de quatre personnages. Une feature assez rare dans les RPG, qui permet de se constituer un groupe qui répondra pleinement à vos envies de jeu.
Au cours de ce processus de création, vous donnerez vie à vos héros étape par étape, d’abord en choisissant leur race (nain, halfelin, humain, elfe, etc.), puis leur classe (clerc, paladin, magicien, etc.), avant de dispatcher des points d’attributs dans six statistiques, puis de définir ses traits de personnalité, son background, et même une affiliation religieuse. Votre apparence est également customisable, mais dans une moindre mesure (les classiques cheveux, couleur de peau et corpulence), mais on saluera particulièrement l’option permettant de choisir votre genre, et le pronom qui sera utilisé dans le jeu lorsqu’autrui s’adressera à vous, entre « il », « elle » et « iel« .
La plupart de ces choix proviennent directement du manuel de la cinquième édition de D&D, et on prend un réel plaisir à construire pièce par pièce ce(s) personnage(s). Soulignons que même ceux qui n’ont aucune expérience de D&D ne devraient avoir aucun problème avec cet outil de création approfondi, car tout y est clairement expliqué, et de nombreux conseils vous sont donnés sur les compétences et les capacités qui conviennent le mieux à l’avatar en cours de création. Si la création de personnages peut sembler un chouïa moins profonde que celle d’un Baldur’s Gate 3, Solasta semble finalement plus fidèle à la source d’origine.
Ne reste plus qu’à embarquer avec votre groupe à qui vous avez donné l’apparence de vos potes IRL bande de valeureux héros pour les rivages des terres inhospitalières de Solasta. Nation autrefois gouvernée par les puissants Elfes, elle n’est aujourd’hui plus que l’ombre d’elle-même, suite à une mystérieuse catastrophe ayant eu lieu il y a plusieurs siècles.
Vos joyeux lurons sont donc envoyés en mission par le Conseil qui règne sur Solasta pour enquêter sur une étrange affaire qui, bien entendu, ne se terminera pas par un fastueux banquet à la taverne du Poney Fringuant, mais vous amènera plutôt à prendre part à une quête héroïque visant à sauver le monde. Une histoire somme toute assez classique, mais qui, une fois de plus, correspond plutôt bien aux canons des jeux de rôle papier et aux classiques du C-RPG (computer role-playing game).
Lance ton D20 pour l’initiative
Autre face brillante du diamant Solasta: Crown of the Magister : sa gestion des combats. Le jeu traduit à merveille les sensations de combat du jeu de rôle Donjons et Dragons sous forme vidéoludique. La plupart de vos actions vont se résoudre grâce à des jets de dés (virtuels, évidemment). Au début d’une rencontre, un jet d’initiative sera effectué, déterminant le tour de jeu de chaque participant à la rixe. Et le simple bruitage de ce dé à vingt faces roulant sur une table est un délice pour les oreilles du rôliste. Tous les mécanismes de base du combat de D&D sont présents ici : les actions bonus, les attaques d’opportunité, et même les actions spéciales comme la course, le fait d’utiliser des éléments du décor ou le désengagement (ranger son arme et prendre la poudre d’escampette).
Vos personnages se déplaceront comme sur un échiquier, case par case, leurs points d’action limitant leurs déplacements, et les actions à leur disposition : attaquer, lancer un sort, etc. Et si les affrontements de combat sont toujours de bons moments dans un J-/C-/lettre de votre choix-RPG, sachez qu’ici, un seul manque de concentration ou de planification peut entraîner la mort d’un de vos compagnons. (Tout du moins, jusqu’à un certain point de l’histoire, nous y reviendrons).
Là où le système de combat prend ce qu’il faut de distance avec le cadre strict du D&D papier, c’est en injectant des mécaniques propres au Tactical-RPG (ou T-RPG ; oui, encore une lettre de plus), dont la gestion de la verticalité. Les personnages et les ennemis sont capables de se déplacer sur certaines zones du terrain et d’utiliser des armes à distance ou des sorts afin d’attaquer l’ennemi en bénéficiant de bonus d’attaque non négligeables. Ce qui ajoute un volet stratégique supplémentaires au titre, et met en valeur son excellent level-design.
Level-design également illustré par un autre aspect souvent négligé par la concurrence : la gestion des sources de lumière au cœur des combats. Les sorts de lumière et les torches doivent être utilisés pour éviter d’être désavantagé dans les zones sombres ou pour révéler des parties cachées de la carte, afin d’avoir la meilleure ligne de vue possible, ou a contrario de bloquer la vision des ennemis. Cela peut sembler anodin, mais permet d’avoir une surcouche stratégique très bienvenue pour qui apprécie les affrontements tactiques.
Cependant, que les novices se rassurent, le titre de Tactical Adventures (un nom décidément fort à propos) est accueillant au possible, et sait doser sa difficulté à la perfection. Challengeant, mais jamais frustrant dans son niveau de difficulté moyen dit « authentique », Solasta offre également pas moins de cinq niveaux de difficulté, adaptés à chaque joueur ou du moins à chaque envie. Du mode « Histoire », centré sur la narration, au mode « Cataclysme » où la moindre erreur peut mettre un terme à votre run, vous y trouverez forcément votre compte.
Le MJ est vraiment de mauvaise humeur aujourd’hui
Si Solasta surprend les joueurs dans le bon sens la plupart du temps, tout n’est pas rose malheureusement. Les captures d’écran en témoignent : graphiquement, le titre n’est pas à la hauteur des canons du genre. Non pas qu’il soit laid, mais les textures manquent un peu de finesse, et les héros, PNJ et monstres souffrent d’une modélisation qui n’est pas vraiment belle (mais c’est la beauté intérieure du RPG qui compte). Fort heureusement, la direction artistique redresse la barre, et on se retrouve si rapidement embarqué dans ce monde de fantaisie que cette tare graphique est vite oubliée.
Outre l’aspect visuel, c’est surtout cet attachement presque maladif à la licence D&D qui plombe Solasta: Crown of the Magister par moments. Le système de levelling colle extrêmement bien au support de base, et à l’instar de la cinquième édition D&D, vos héros vont monter très rapidement en niveau. Trop rapidement. Vers la moitié de l’histoire, vos personnages auront déjà presque atteint leur niveau maximal, ce qui nuit au système de progression, puisque vous roulerez sur vos ennemis sur la seconde partie du jeu. Certains apprécieront sûrement cette sensation de puissance (très bien retranscrite), d’être un « gros bill » comme on dit dans la sphère rôliste. Toutefois, celles et ceux qui apprécient de devoir lutter jusqu’au bout pour décrocher l’ultime victoire pourraient se trouver un peu frustrés.
Enfin, quitte à transposer si fidèlement l’ambiance d’un jeu de rôle papier, pourquoi ne pas avoir poussé le concept à son paroxysme ? Pourquoi, par exemple, ne pas avoir inclus une voix off qui aurait pu être celle d’un Maître du Jeu commentant vos actions et vos (més)aventures ? Pourquoi ne pas être allé au bout de cette démarche, en cassant le quatrième mur, et en proposant une histoire plus méta, posant le joueur comme une personne IRL, qui joue sur table une partie de jeu de rôle avec des amis, et un MJ (forcément) acariâtre ? Toutefois, ne vous y trompez pas, ceci n’entache en rien l’image de Solasta, tant il sait être passionnant et riche.
Soyons clairs : Solasta: Crown of the Magister est l’une des meilleures tentatives de transposer l’expérience de ce que peut être un jeu de rôle papier dans un jeu vidéo. Fort de la licence Donjons & Dragons, d’un système de combat diablement bien pensé, et surtout d’un amour pour les jeux de rôle absolument évident, même s’il est imparfait, le dernier-né de Tactical Adventures est une incontestable réussite.
Si la période de pandémie mondiale vous a privé de vos parties de JDR entre ami(e)s, que vous êtes en manque de dés à lancer, de combats au tour par tour, et de tranches de rire (parce que le titre ne manque pas d’humour), ce jeu est fait pour vous. Et si vous vous sentez l’âme d’un Maître de Jeu, l’éditeur de donjons vous absorbera pendant de longues heures.
Alors, Solasta, bonne ou mauvaise affaire ? La question, elle est vite répondue. Excellent tactical-RPG, un chouïa moins bon en termes de narration, il vaut tout de même largement votre temps et votre investissement. Et gardez donc à l’œil l’équipe parisienne, car pour un premier coup d’essai, c’est un véritable coup de maître.