Imaginé et développé par Sam Eng ces cinq dernières années, accompagné par une OST du groupe d’électro-pop expérimentale Blood Cultures, Skate Story hante les radars de l’indé depuis 2022. Trois ans d’attente, nourris par des trailers hypnotiques, une direction artistique immédiatement reconnaissable et une promesse de faire du skate non pas un sport, mais un langage.
Et contre toute attente, il est tout ce que nous espérions, et même davantage. Un jeu qui ne se contente pas juste d’être un jeu de skate, ni d’être différent pour l’être, mais qui cherche, obstinément, à dire quelque chose.
(Test de Skate Story réalisé sur PC via une copie commerciale du jeu)
L’Empire des signes
Dès les premières minutes, Skate Story nous tabasse par l’évidence de son esthétique, d’une beauté sidérante, rare, qui le place sans détour comme le plus beau jeu jamais consacré au skate. Non pas parce qu’il reproduit fidèlement la réalité avec des espaces profanes et utilitaires, mais précisément parce qu’il s’en affranchit totalement. Ici, pas de bitume réaliste ni de culture skate fétichisée jusqu’au malaise. À la place, des environnements abstraits, minéraux, presque sacrés, composés de formes géométriques, de textures granuleuses, de lumières irréelles.
Chaque niveau dégage un charme singulier, une atmosphère propre. Les strates de l’Enfer que notre skateur devra parcourir pour dévorer sept lunes et sortir des abîmes ne sont jamais de simples décors, mais des espaces incarnés et chargés de sens. Skate Story a ce luxe rare de donner une vraie valeur symbolique à ses environnements, tout y est langage et intention.
Le jeu progresse d’ailleurs avec une intelligence remarquable dans le design de ses différents hubs habités (servant de structure chapitrée), qui sont en réalité des skateparks. Ils se complexifient, introduisent de nouvelles mécaniques, de nouveaux rythmes, sans jamais rompre le flow. Et ce flow, justement, est au cœur de l’expérience : le gamefeel est exceptionnel.
Et malgré une palette de commandes bien plus réduite que celle du dernier Skate d’Electronic Arts, Skate Story procure un plaisir infiniment supérieur. Parce que tout passe par la sensation : le crissement des roues sur le sol, les craquements secs de la planche, ce skateur qui explose en mille fragments à la chute, et cette impression troublante de matière, palpable jusqu’au bout des doigts.
Et au-delà de ça, on a même l’impression que c’est bel et bien l’impact de notre skate qui influence le monde qui nous entoure et la progression scénaristique, ce qui renforce encore plus cette impression de ne faire qu’un avec le jeu.
Addicted to the bass
Réduire Skate Story à sa seule esthétique serait une erreur, tant le jeu s’impose comme une expérience sensorielle totale, portée par une bande-son fondamentale, où le travail magistral de Blood Cultures façonne autant ce que l’on entend que ce que l’on ressent. Le groupe est d’ailleurs crédité au-delà de la seule composition musicale, jusque dans les VFX, et cela se ressent immédiatement.
Leur empreinte dépasse le son : elle infuse le rythme, la mise en scène, la manière même dont certaines séquences respirent. Dès que la musique démarre, que les basses retentissent, que le rythme s’installe, notamment lors des combats de boss ou dans certains couloirs très mis en scène, le corps réagit avant même l’esprit.
Il y a ces instants suspendus, difficiles à expliquer autrement que par le corps. Ces moments où le jeu bascule dans quelque chose de purement sensoriel, ce fameux feeling que l’on associe au danmaku ou aux rhythm games d’arcade. Quand un boss surgit et que les premières notes claquent, les poils se hérissent instantanément. Le mixage sonore est d’une précision chirurgicale : le crissement de la planche, le sound design des ennemis, la musique… tout s’imbrique, se répond, et finit par respirer à l’unisson.
Certaines idées de mise en scène ne durent que quelques secondes, mais s’impriment durablement. Le jeu se permet même des débordements d’inventivité, des fulgurances brèves mais éclatantes, et toujours à propos.
Parfois pour m’faire mal, j’pense à la mort
Certains pourraient voir dans la narration quelque chose d’abscons, voire d’absurde, ce qui relèverait pourtant d’une lecture bien réductrice. Le jeu n’est ni vide de sens ni gratuit dans ses intentions : il choisit simplement une autre manière de raconter. Par fragments, par sensations, par dialogues sibyllins, parfois drôles, souvent empreints d’une profonde mélancolie. Par des personnages improbables qui, derrière leur étrangeté et leurs névroses, disent quelque chose de profondément humain.
La narration joue en permanence avec le joueur, elle le questionne, le provoque, le surprend. Et surtout, elle ne l’ennuie jamais. Skate Story est d’une richesse stylistique impressionnante, et cette richesse nourrit constamment son propos. Il s’autorise à parler de liberté, de contrainte, d’identité, de désir, sans jamais appuyer lourdement sur ses intentions.
Et surtout, il fait quelque chose de fondamental : il nous redonne une sensation de contrôle réel. Grâce à son gameplay et à son feeling, on ressent l’impact de nos actions, et surtout de nos chutes.
Nous sommes face à une œuvre sincère, habitée, profondément personnelle. Un projet qui balaie d’un revers de main le cringe et la culture toxique et masculiniste trop souvent associée au skate pour en extraire l’essence la plus pure. La planche comme langage.
On pourra simplement regretter que certains hubs, aussi inspirés soient-ils, n’offrent pas toujours davantage d’activités ou d’interactions annexes ; mais ne retirons pas au jeu le mérite de ne jamais trop en faire et de ne jamais diluer l’expérience dans des à-côtés superflus.
Face à lui, le reboot de Skate ressemble à un vieux jeu de daron d’une époque révolue, qui tente maladroitement de se donner une image cool. Skate Story, lui, s’inscrit dans une véritable démarche artistique. Un cri de l’âme. Une œuvre qui a quelque chose à dire, et qui le dit avec beaucoup d’humanité.
C’est aussi, peut-être, l’un des symboles les plus éloquents de cette scène indépendante des dix dernières années, une scène qui remet le sens au cœur de tout. Du gameplay à la mise en scène, de l’esthétique au son, de la narration au moindre geste, rien n’y est gratuit. Une génération d’œuvre qui place l’humain, ses failles et ses traumatismes au premier plan, et ce, sans abstraction tordue.


