D’abord avec l’excellent Sayonara Wild Heart, puis avec l’encore plus excellent Lorelei and the Laser Eyes, Simogo s’est imposé comme l’un des développeurs indépendants dont le nom à lui seul justifie de s’intéresser à un jeu. Le studio propose des titres hybrides, expérimentaux par certains côtés, mais qui n’oublient surtout pas le fun que l’on vient souvent chercher dans un jeu vidéo. Autant de qualités qu’on retrouve dans ses premiers travaux sur mobiles, réunis pour la postérité dans la compilation Simogo Legacy Collection.
(Test de Simogo Legacy Collection réalisé sur Switch 2 via une copie du jeu fournie par l’éditeur)
Quand le mobile était l’avenir du jeu vidéo
Si l’arrivée de l’iPhone n’a pas été la révolution technologique que le storytelling d’Apple veut essayer de nous vendre, son succès a, lui, bouleversé le paysage numérique. Avec un million et demi de smartphones écoulés dès sa sortie, c’est autant d’acheteurs potentiels qui se trouvaient devant les portes virtuelles de l’AppStore, poussant les développeurs d’applications à s’intéresser à ces utilisateurs d’un nouveau genre. Et parmi les développeurs en question, certains faisaient dans le jeu vidéo.
L’écran tactile multipoints (une fonctionnalité dont l’évocation nous fait encore regarder la Wii U avec un air désolé) ou le gyroscope promettaient de nouvelles manières de jouer, et pendant quelques années, le smartphone fut un véritable laboratoire de gameplay, de Rolando à Ingress, l’ancêtre de Pokémon GO.
Avec Simogo Legacy Collection, on replonge dans ces années durant lesquelles le mobile était un lieu de créativité, de promesses et d’exploration, avant qu’il ne soit phagocyté par les portages (même si certains sont excellents) et le gacha (là, par contre…). La compilation propose ainsi sept jeux complets sortis entre 2010 et 2015.
iPhone is the new Astro City
Malgré le bond en avant que représentent les smartphones de 2010 par rapport à la génération Nokia 3210, leurs capacités restent encore limitées, avec une architecture matérielle d’abord pensée pour l’autonomie. Les jeux sur smartphone ont alors des gameplay directement issus de la culture du jeu d’arcade : ils sont conçus pour des sessions relativement courtes, avec un objectif tournant autour du scoring.
Cosmo Spin (2010) ou Bumpy Road (2011), les premiers jeux de la compilation Simogo Legacy Collection, correspondent tout à fait à cette description. Dans le premier, on fait tourner de son index un personnage autour d’une petite planète afin qu’il récupère les ingrédients de son petit déjeuner, en évitant le rayon aspirateur de la soucoupe volante le menaçant depuis le ciel. Le jeu possède cette esthétique à la Little Big Planet, inspirée du scrapbooking.
Dans Bumpy Road, en glissant le doigt le long de la route, on crée des petites collines permettant au véhicule d’accélérer, de ralentir ou de sauter grâce aux pentes ainsi créées. C’est une variation sur le modèle du runner né avec cette génération de jeux mobiles.
Beat Sneak Bandit est lui une petite perle de jeu mobile. Combinant les contraintes du jeu à un seul doigt sur écran tactile et le jeu de rythme, on contrôle un personnage qui avance au « coup par coup » au rythme de la musique en évitant les pièges du décors (policier menaçant, plateformes mouvantes…) également mus par le même rythme. On pense à des classiques de l’arcade comme Spy VS. Spy ou Elevator Action.
Transmédia
Avec Sayonara Wild Hearts, Simogo proposait une œuvre hybride entre projet musical et jeu vidéo, un « album à jouer ». Cette volonté de croiser les disciplines pour proposer de nouvelles expériences se retrouve dans l’histoire du studio notamment dans deux autres titres présents sur la compilation : Year Walk et The Sailor’s Dream. Les deux jeux sont des walking simulators qui, de par leur design et leurs contrôles, sont aussi proches d’albums illustrés interactifs.
On y navigue de vignette en vignette comme on tourne les pages d’un recueil illustré. On peut « jouer le jeu », chercher à progresser dans la narration cryptique que proposent les titres, ou errer d’écran en écran pour découvrir les illustrations comme on feuillette un ouvrage sans vraiment se concentrer sur sa lecture. Les jeux se jouent aussi des perspectives, brouillant les rapports entre 2D et 3D. Si on lit un livre généralement dans deux direction (de la gauche vers la droite, en français, voire de la droite vers la gauche quand on veut aller rechercher certaines information précédentes), on navigue dans the Sailor’s Dream et Year Walk dans les 4 directions.
Mais, dans le genre, la compilation recèle un chef d’œuvre absolu : Device 6.
ibook, avec un i comme interactif
Là encore œuvre hybride, Device 6 n’est pas loin de, si ce n’est révolutionner, au moins bouleverser la façon dont on envisage l’édition électronique. L’immense majorité des ebooks, ou livres électroniques, sont des retranscriptions sur écran de l’œuvre papier. Certes, l’ebook possède certaines qualités absentes chez son équivalent papier : la possibilité de choisir la taille des caractères, le rétroéclairage ou la praticité de sa taille compacte. Mais du point de vue de la littérature, la différence en un ebook et un livre papier est la même que celle entre un livre de poche et un grand format.
Car, on aurait peut-être dû le préciser plus haut, mais Device 6 se présente d’abord comme une sorte de livre électronique, un texte qu’on fait défiler. Rapidement, de jolies coquetteries apparaissent, comme une illustration en médaillon qui se révèle au fur et à mesure de notre progression dans le texte, par parallaxe. En faisant défiler le texte, un travelling vertical est appliqué à l’image, qui se révèle au moment où le texte affiche de quoi il s’agit. On vient de commencer à découvrir le titre, et déjà, une première excellente idée apparait.
Dans la suite du texte, on découvre des caligrammes à la façon d’Appolinaire ou de Michel Butor : quand le texte nous raconte que l’héroïne descend un escalier, la mise en page prend la forme d’un escalier… Mais la nature électronique du texte permet de pousser l’exercice très loin, et traverser dans l’histoire un long couloir se fait au long d’une description étalée sur la longueur de plusieurs écrans. Puis le plan du bâtiment se dessine via le texte. Il va falloir tourner l’appareil dans tous les sens pour suivre les phrases qui prennent la forme des couloirs que l’on arpente. Vous n’avez jamais lu comme ça !
Simogo invente avec Device 6 une sorte de dugeon crawler littéraire. Nous disions plus haut que le titre se présentait d’abord comme un une sorte de livre électronique, mais il n’oublie pas d’être un jeu vidéo, et notre progression dans l’aventure sera régulièrement bloquée par des énigmes dont les éléments de solution se trouvent dans les passages les précédentes.
On voit les prémices d’un Lorelei and the Laser Eyes dans Device 6, avec un design complètement différent, surement plus radical. On pense aussi au roman-puzzle de Doug Dorst et J.J. Abrams, « S », dans une version qui serait « augmentée » par les possibilités offertes par son support. On pense aussi à « La Maison des Feuilles », le roman expérimental culte de Mark Z. Danielewski, pour l’exploration du bâtiment que le jeu raconte, mais aussi pour les pensées du personnage principale qui apparaissent sous forme de notes, dans le texte…
Trop beaucoup
On s’arrêtera quand même un instant sur le format. Alors que les jeux de la compilation sont sortis originellement sur iPhone, leur portage sur Switch pose, si ce n’est un problème, au moins la question du format. Nous avons testé le jeu sur Switch 2, et le gabarit de la console est probablement un peu trop grand pour que l’expérience soit totalement fluide.
Le jeu démarre en mode portrait, et il faut se saisir de la machine comme on tient un smartphone. Mais avec ses 500 grammes et son centimètre et demi d’épaisseur, on n’a pas en main une Switch 2 comme on tient un iPhone… L’expérience est surement plus agréable sur Switch, première du nom, et même sur Switch Lite.
Le jeu est également sorti sur PC via Steam, une bonne nouvelle pour la conservation vidéoludique ; mais là encore, même si nous n’avons pas testé ce format, il n’est probablement pas idéal.
Simogo Legacy Collection est un morceau d’histoire vidéoludique, et une leçon de game design. Exercice oulipien basé sur les contraintes créatives, il nous montre comment le jeu s’affranchit de ses limites, mais aussi comment il peut enrichir d’autres médias, ou s’en inspirer pour arriver avec des proposition neuves.
Au-delà de la compilation, le titre comprend aussi du matériel pour qui souhaiterait voir plus en profondeur le travail du studio : prototypes, podcasts venant « augmenter » les jeux, contes en ebook… C’est un indispensable pour les fans de Sayonara Wild Heart et Lorelei and the Laser Eyes, mais en vérité, rien que pour découvrir Device 6, Simogo Legacy Collection est un achat que l’on conseille vivement ! Rappelons aussi qu’un livre, compagnon de la compilation, est en précommande pour une parution prévue fin 2026.


