SaGa Frontier Remastered est une anomalie. Une singularité dans le temps et dans l’espace vidéoludique contemporain. Pourquoi Square Enix lui a-t-il accordé le privilège d’un remaster, alors que tant d’autres merveilles semblent mériter ce traitement de faveur plus que lui (qui a dit Xenogears ?) ? Enquête, histoire d’amour-répulsion et réponse dans ces lignes.
Nous avons tous une histoire de rencontre à raconter. Parlons de la rencontre avec Square Enix. Que cela soit avec Final Fantasy VII Remake et Kingdom Hearts III, ou Rad Racer et le Final Fantasy original, ou peut-être – comme c’est le cas pour un grand nombre d’entre nous – quelque part entre les deux, il y a eu une période de l’histoire de Square qui nous a happés et ne nous a jamais laissés sortir. Pour beaucoup, ce fut Final Fantasy VII. Vissé à votre toute première PlayStation, une fois l’aventure FF7 bouclée, vous avez rapidement englouti tous les J-RPG que vous pouviez trouver.
(Test de SaGa Frontier Remastered sur PS4 réalisé à partir d’une version fournie par l’éditeur)
Comme un grain de sable sur la plage
SaGa Frontier était l’un de ces J-RPG donnés en pâture aux fans avides du genre. Sorti en 1998 en tant que goutte dans un véritable océan de J-RPG d’exception (Suikoden 2, Shining Force 3…), ce SaGa était destiné à ne trouver qu’un succès modeste sur les côtes occidentales. Et ce, d’autant plus que pour pouvoir en profiter en Europe, il vous fallait impérativement une console pucée (pratique illégale, rappelons-le).
Le titre est étrange, ceux qui y ont joué et l’ont apprécié ont eu du mal à l’expliquer même aux fans de jeux de rôle hors normes tels que Vagrant Story et Parasite Eve. Ici, point de héros prédestinés, mais plutôt un casting disparate de personnages, chacun avec une histoire qui lui était propre. Le but n’était pas de faire monter ses personnages au niveau 99, mais de maîtriser leurs talents innés.
SaGa Frontier ne voulait pas vous faire sauver le monde, mais vous apprendre à y vivre. Ajoutons à cela des mécaniques de jeu peu claires, des graphismes éculés et un rythme très lent, et vous obtiendrez un jeu qui n’avait en définitive que peu de chances de séduire les joueurs. Et pourtant…
(Re)découvrir SaGa Frontier Remastered en 2021, c’est voir à quel point Square Enix est capable de se montrer attentionné envers ses fans, et pas seulement les prendre pour des vaches à lait (oui, c’est toi qu’on regarde de notre œil cynique FF7R Intergrade). Les efforts fournis pour non seulement embellir le jeu, mais véritablement l’améliorer, sont d’une noblesse rare.
L’éditeur a su rendre plus digeste de nombreux aspects très âpres du jeu d’origine, enrichir son contenu intelligemment et rendre la formule plus accueillante pour les joueurs d’aujourd’hui.
Le cœur de la franchise SaGa réside dans une mécanique difficile à gérer : le choix du joueur. Dans SaGa Frontier Remastered, le choix se présente dès les premiers instants de jeu : l’écran d’ouverture du jeu vous demande immédiatement de sélectionner l’un des sept protagonistes avec lequel votre voyage commencera. Preuve de la générosité de Square, ce remaster ajoute un huitième protagoniste à la version originale, qui peut être débloqué après quelques heures de jeu.
Les termes de « casting hétéroclite » sont souvent utilisés à tort et à travers. Dans cet opus de SaGa, jamais expression n’aura été aussi vraie. Petit tour de table rapide, vous aurez le choix entre :
- Red, véritable hommage aux « metal heroes » à la Space Cop Gavan (X-Or sous nos latitudes),
- Asellus, seule et unique hybride humain/Mystique de son monde,
- Blue, un rat de bibliothèque fraîchement sorti de l’école des mages à la recherche de magies secrètes,
- Emilia, au passé carcéral trouble et ancien mannequin renommé,
- Lute, le barde jovial,
- Riki, une créature hybride humain-renard,
- T260G, un ancien robot qui a oublié la mission qui lui a été confiée,
- Le nouveau venu se nomme Fuse, un flic interplanétaire (qui n’avait pas pu être intégré à la version de 1998 faute de budget).
Chacun de ces protagonistes a une personnalité très marquée, et des enjeux narratifs forts apportés par une narration tout bonnement exceptionnelle. Nous ne vous dévoilerons rien des scénarios respectifs de ces héros, dont les récits s’entrecroisent au cours de leurs aventures. Toutefois, sachez que SaGa a toujours été réputé pour la qualité d’écriture de ses personnages, et que ce remaster ne déroge pas à la règle. Les héros sont matures, leurs sentiments complexes, l’histoire passionnante et rien n’y est manichéen.
L’une des grandes forces de ce SaGa Frontier Remastered provient donc de son système de scénarios multiples. Plus de vingt ans après sa version PS1, sa construction narrative reste exemplaire. Allant à l’encontre de l’approche commune et conventionnelle des J-RPG dans laquelle un héros rassemble des alliés tout en parcourant le monde le long d’un chemin linéaire, SaGa déconstruit ce système avec brio.
La structure de son récit peut encore aujourd’hui en perturber plus d’un, car le jeu prend le risque de proposer une histoire éclatée. Pour tout comprendre de cette aventure, vous n’aurez d’autre choix que de terminer le scénario de chaque personnage séparément. Qui plus est, certaines histoires peuvent être terminées en quelques minutes, bien que d’autres soient beaucoup plus longues. Une mécanique narrative courageuse à l’époque, et qui reste encore à la marge de nos jours.
Pour le meilleur et pour le pire
Vous l’aurez compris, les meilleurs atouts de SaGa Frontier Remastered sont son histoire et ses personnages très attachants. Mais tout n’est pas idyllique, loin de là. Le titre ne s’offre pas au premier venu, et il faut lutter pour l’appréhender.
Il n’est pas rare de se lancer dans l’un des scénarios et de se sentir submergé par son sentiment de liberté. Difficile de savoir où aller, quoi devoir faire, à qui parler, comment apprendre de nouvelles attaques ou compétences… Ajoutons à cela l’absence de traduction française, et l’usage d’un anglais soutenu et le titre vous donnera parfois l’envie d’abandonner purement et simplement.
Le remaster fait de son mieux pour rendre l’expérience plus accueillante, mais ne réussit pas sur tous les points. D’une part, il existe maintenant un diagramme scénaristique pour chaque personnage qui suit les différentes étapes de leur voyage, et permet de mieux cerner les objectifs et s’orienter tout au long de l’aventure.
D’autre part, de nouvelles icônes indiquent maintenant les sorties et les entrées de chaque tableau, aides cruciales, car les arrière-plans du jeu apparaissent parfois difficilement lisibles, et distinguer les passages franchissables relève parfois de la gageure. Afin de rompre avec le rythme très lent du titre, les joueurs peuvent augmenter la vitesse du jeu tant lors des combats que de la navigation sur la map. Enfin, le jeu inclut la possibilité de sauvegarder quand on le souhaite.
Plus que tout, Square Enix semble avoir mis l’accent sur la modernisation des mécaniques de SaGa Frontier qui étaient peu claires (le système de compétences de combats) ou impliquaient beaucoup trop de mémorisation (se souvenir des instructions données en cours de dialogue) pour livrer une version capable d’accueillir de nouveaux joueurs.
Pour être le plus clair possible, prenons un exemple. Dans SaGa, il n’y a pas de MP (Magic Points), mais des WP – Weapon Points. Surveiller le montant de WP que vous pouvez dépenser dans une bataille donnée peut faire la différence entre la vie et la mort, en particulier dans un jeu aussi souvent impitoyable que celui-ci. À cette fin, il est indispensable de bien connaître les armes à disposition. Chaque item a ses propres statistiques et son propre nombre de WP.
Dans la version de 1998, la liste des statistiques des armes impliquait beaucoup d’allers et venues entre les menus et était la garantie d’une migraine par session de jeu. SaGa Frontier Remastered résout ce problème avec une solution simple. Les statistiques des armes sont désormais clairement accessibles à tout moment, et les développeurs ont inclus une option d’auto-équipement très efficace, qui vous épargnera d’acheter des stocks d’aspirine.
Du charbon au diamant
Si vous êtes un fan de longue date de SaGa et que vous vous demandez avec impatience s’il vaut la peine de dépenser votre argent dans ce remaster, la réponse est oui. Les sprites ne sont pas les plus beaux du monde, mais ils ont été largement améliorés par rapport à une esthétique autrefois un peu bancale. Les textures sont désormais propres, y compris les arrière-plans qui sont bien plus beaux qu’autrefois. Rappelons tout de même que certains autres remasters de Square Enix, (coucou Final Fantasy VII et IX), regorgent d’arrière-plans non modifiés qui font tache face à des modélisations de personnages considérablement liftés.
Au-delà de la refonte graphique et des avantages de qualité de vie, c’est l’ajout du huitième héros Fuse qui constitue le véritable argument de ce remaster. Son scénario est une énorme plus-value pour le jeu, un véritable métacommentaire effronté quant aux aventures des autres héros.
Soutenue par les musiques merveilleuses de Kenji Ito (Tobal n°1, Shadow Hearts: Covenant), et par le design racé de l’illustratrice Tomomi Kobayashi (Shin Megami Tensei IV, Granado Espada), cette itération de SaGa cumule les bonnes intentions et a un charme fou.
Cependant, malgré tous les efforts de Square Enix, il est difficile de recommander ce jeu à quiconque n’a pas connu le titre original. SaGa Frontier Remastered reste ardu, difficile, peu clair dans ses buts, et par moments, impossible d’avancer sans avoir à consulter une solution. Quant à l’avance rapide, elle ne fait que cacher la misère rythmique dans laquelle se noie le titre.
Vous vous retrouverez à devoir farmer des heures durant pour monter vos compétences. Et il est crucial d’insister sur le fait que si vous n’êtes pas bilingue, passez votre chemin, à moins que jouer avec un dictionnaire anglais-français sur les genoux ne vous fasse pas peur.
À moins de vouloir découvrir le titre tel un archéologue du jeu vidéo qui découvre des ruines d’une ancienne civilisation, impossible que ce jeu séduise les non-initiés.
SaGa Frontier Remastered cristallise tout ce que le J-RPG peut produire de meilleur comme de pire.
De meilleur, il offre huit histoires passionnantes, des personnages à l’écriture solide, des thèmes adultes (le poids de l’héritage familial, se détacher de son propre passé) et parfois méta (grâce au scénario de Fuse). Il vous fera aussi voyager et vous régalera grâce à ses décors très variés, et à ses mélodies magnifiquement composées. De pire, une difficulté mal dosée, un rythme claudicant, des phases de farm imposées, un système de combat mal pensé, et une liberté parfois trop grande par rapport à l’aventure proposée.
Vendu à prix abordable (25 €), il peut constituer un bon investissement pour les nostalgiques ou les historiens/paléontologues du jeu vidéo. Nouveaux joueurs qui avez découvert les productions de Square Enix par FF7 Remake ou Kingdom Hearts 3, passez votre chemin, vous trouverez bien un autre J-RPG à vous mettre sous la dent.