Alors que bien des majors se défendent d’admettre de faire des jeux vidéo politisés, Road 96 l’assume pleinement. Il est même ce qu’on pourrait qualifier de jeu vidéo politique dans le sens strict du terme : celui qui vient de « polis », la cité, en grec. Le titre de DigixArt parle de ville, de vie dans la ville et hors de ses murs, et surtout des personnes qui y vivent et survivent.
Sous couvert d’un road-trip à la structure procédurale, le jeu met surtout en scène une galerie de personnages durement ancrés dans la réalité tragique d’une dictature. Votre chemin jusqu’au-delà des frontières de Petria, état fasciste qui cache son fonctionnement dictatorial sous des images de carte postale, sera rythmé par vos rencontres, parfois drôles, parfois tendres, et souvent empreintes d’une tension rare dans le milieu du jeu vidéo. Attachez votre ceinture de sécurité, prenez cette critique comme livre de bord, et partons visiter Petria, un voyage dont on se souviendra longtemps.
(Test de Road 96 réalisée à partir d’une version PC fournie par l’éditeur)
Petria, tu l’aimes, ou tu la quittes (ou pas)
Le pays fictif de Petria est en apparence un vrai petit paradis, mais bien entendu, les apparences sont trompeuses. Les élections sont truquées, l’État-providence a cédé sa place à l’État-policier, et la pensée divergente de celle des personnes au pouvoir est sévèrement réprimée. Dans ce contexte politique sur lequel plane l’ombre du fascisme, vous incarnez plusieurs personnages qui empruntent la fameuse route 96 qui donne son titre au jeu afin d’atteindre la frontière et pouvoir gagner leur liberté.
Dans Road 96, chaque voyage est différent du précédent, grâce à des trajets générés de manière procédurale. Parfois, vous rencontrerez quelques personnages hauts en couleur, et apprendrez à les connaître ; d’autres fois, vous serez rattrapés par les forces de l’ordre et finirez en prison. Aucun road-trip ne ressemble à un autre, et chacun d’entre eux est bâti sur une voie (dans tous les sens du terme) à parcourir, et surtout sur un panel de dialogues étonnement riche pour un jeu indépendant.
Un système de gestion de ressources assez particulier ajoute une part de suspense à votre road-trip vers la liberté. Vous devrez gérer votre argent et votre santé pour arriver à bon port, et sachant qu’un bon millier de kilomètres vous sépare de votre destination finale, l’économie devra être de mise.
Chacun des personnages que vous pourrez incarner dispose de ces ressources en quantité limitée (peu d’argent, beaucoup de santé, et inversement), d’où la nécessité le cas échéant de savoir quand privilégier l’auto-stop au taxi, et de bien choisir à quel moment se reposer. Société capitaliste corrompue oblige, ce même argent peut servir à soudoyer un garde-frontière, et pourrait donc être la clé de votre réussite. Une fois ce système d’économie en tête, il ne reste plus qu’à enchaîner les road-trips.
Le jeu parvient à trouver l’équilibre entre un aspect contemplatif, voire chill, où on se laisser porter par les échanges avec ses passagers ou notre chauffeur, et des moments de tension très intenses, au cours desquels on risque l’emprisonnement, ou sa vie. Soutenus par une mise en scène classique mais efficace, ces instants sauront vous river à votre écran, et vous pousser à retenir votre souffle plus d’une fois…
Bonnie, Clyde, Thelma, Louise et les rêves quantiques
Les voyages procéduraux sont de durées assez variables, pouvant aller de trente minutes à une heure, selon les hasards de vos rencontres. Comme dit plus haut, ces mêmes rencontres sont le cœur du jeu. Le studio DigiXart peut s’enorgueillir d’avoir produit un casting hétéroclite et fascinant pour Road 96. De Zoé, la fille du ministre du pétrole, à Stan et Mitch deux petites frappes fans de moto, en passant par Fanny, policière dont le fils a disparu, chaque personnage bénéficie d’une écriture remarquable.
À mesure que vous enchaînerez les voyages, et incarnerez divers protagonistes (la notion de héros est totalement inappropriée dans ce titre, puisque tous sont des personnes normales), l’histoire globale s’étoffera, ainsi que celle des voyageurs que vous rencontrez sur la route. Poussé par la curiosité et l’envie de mieux connaître chacun d’entre eux, on se retrouve donc à renouveler les runs, comme si on « farmait » l’histoire du jeu, en lieu et place de points d’expérience. Au bout de quelques heures, on se surprend même à « binge-game » Road 96, comme une série Netflix où les épisodes s’entrecroiseraient jusqu’à former un tout cohérent.
Mais là où le jeu brille véritablement, c’est dans sa gestion de la question politique. Oui, le jeu est politisé, et tout au long de celui-ci, il vous sera demandé de prendre position. De façon bien plus subtile que n’importe quelle production DONTNOD ou Quantic Dream, Road 96 arrive à démontrer que chaque voix (chaque voie ?) compte et peut faire la différence sur le long terme.
Difficile de dévoiler à quels moments ces prises de position deviennent cruciales sans gâcher l’expérience de celles et ceux qui voudraient prendre la route 96. Aussi, nous nous contenterons d’expliquer que les questions les plus anodines qu’un inconnu peut poser au détour d’un mini-jeu (le titre en comporte quelques-uns), peut avoir des conséquences dramatiques. Ici, votre parole vous engage tout autant que vos actes.
Au-delà du récit principal, composé de destins croisés de diverses personnes, une autre histoire se dessine, celle d’un pays meurtri. Celle-ci fait écho à l’actualité et à la réalité de telle manière que cela en devient glaçant. Road 96 parle des pays au bord de la guerre, d’innocents traités comme des moins que rien et qui ne souhaitent que des jours meilleurs. Sans condescendance et sans voyeurisme, le titre de DigiXart parle de sujets graves, de l’émigration forcée à l’accueil de réfugiés politiques, avec une intelligence rare.
Avec Road 96, DigiXart confirme son talent de conteur, et réussit là où tant de plus grands noms se sont cassé les dents : parvenir à raconter une histoire prenante et touchante, qui balance entre comédie et tragédie avec brio. Quand Quantic Dreams s’échine à vouloir berner les joueurs avec une illusion de choix pour les enfermer dans un récit prédéterminé, R.96 ajoute le hasard de la construction procédurale à la liberté de choix et d’action.
En résulte une expérience qui, bien qu’imparfaite, surtout en termes graphiques, parvient à être mémorable, et à emporter le joueur dans un road-trip digne des Frères Coen, entre Goodbye Berlin et Easy Rider. On ne saurait que trop vous conseiller de noter Road 96 comme destination sur un carton et, le sourire aux lèvres, de le brandir avec patience en attendant qu’il vous emmène vers des terres meilleures.