Jouer à Pokémon Écarlate et Violet, sortis le 18 novembre dernier, est une expérience étrange. La série de jeux principaux de la licence la plus rentable au monde revient de très loin, mais garde un chemin tout aussi long à parcourir. Le passage à la 3D a toujours été un passage contentieux pour les joueurs férus de la licence : refonte graphique et technique complète, nouvelles ambitions… le passage à la 3DS fut bien plus radical que le passage à la Game Boy Advance.
Peut-être plus radical encore aurait dû être le passage à la Switch, console hybride de Nintendo qui mettait potentiellement Pokémon au rang de jeu de console de salon. Il aura fallu cinq jeux de Game Freak pour enfin en avoir un qui semble avoir cette ambition. Maintenant, est-ce que le passage du portable au salon est convaincant : reste encore à le définir.
(Test de Pokémon Violet sur Nintendo Switch effectuée à partir d’une copie fournie par l’éditeur)
Ne passons pas par quatre chemins : pour apprécier Pokémon Écarlate et Violet, il faut accepter que l’on s’apprête à passer du temps sur ce qui est probablement le titre le moins fini de toute la licence, voire de tout le catalogue de la Switch. Clipping, chute de FPS, bugs en tous genres : il est très probable que vous les attrapiez tous. Plus qu’un jeu avec des défauts, c’est une réelle impression d’avoir un jeu qui n’est pas fini dans les mains. S’il est possible de disserter pendant des heures sur les raisons potentielles de ces défauts rédhibitoires, le résultat est là : Pokémon Écarlate et Violet sont des jeux à peine jouables, même avec la meilleure volonté du monde de la part du joueur.
Au mieux, on finit frustré, au pire, le jeu, incapable de suivre, reste bloqué sur un écran noir avant de devoir être relancé. Si parfois la sauvegarde automatique peut sauver les meubles, ce sont parfois des passages entiers qui doivent être rejoués, en croisant les doigts pour que le jeu ne plante pas. Cependant, cette sensation d’inachevé ne se ressent pas seulement dans la technique : cinq jeux depuis le passage à la Switch, et toujours pas de doublage. Si c’était excusable pour des jeux avec la seule ambition d’être joués sur le pouce, les cinématiques scriptées d’Écarlate et Violet n’arrivent jamais à atteindre leur potentiel complet puisqu’il manque aux personnages tout un pan entier des outils d’expressions humaines.
Ainsi, on ne peut pas vraiment dire que c’est encore bon. Pokémon, après sept jeux, n’est toujours pas une licence qu’on peut apprécier sur console de salon. Les visuels et la technique sont deux points qui sont rédhibitoires, surtout quand cela manque à ce point – à certains moments, on pourrait presque avoir l’impression de jouer à une version bêta, voire alpha, du jeu.
Pourtant, le titre fonctionne. Et il fonctionne même très bien. Alors que Épée et Bouclier avaient pu laisser une impression de fatigué, de licence sur la fin, Écarlate et Violet sont incroyablement rafraîchissants. Adieu couloirs et Pokémons se déplaçant mollement sur un petit sentier, bonjour monde ouvert, aussi imparfait soit-il, et troupeaux de bêtes courant, nageant, volant. Sur le fond, le pari de Game Freak, extrêmement ambitieux, paie : on a une réelle impression de vie en parcourant Paldéa.
Les poké-montures légendaires du titre, dont nous avions douté avant la sortie du jeu, auront également su nous convaincre de cette même façon : véritables personnages au sein de l’histoire, les légendaires-titres sont plus qu’un Pokémon super fort et classe à attraper à la fin de notre aventure.
Ni vendus comme grands défenseurs de Paldéa, ni même connus des personnages autour de nous, Koraidon ou Miraidon, selon la version, évoluent en suivant le personnage principal, interagissent avec son entourage et des parallèles se créent même entre eux et certains des personnages. C’est un réel plaisir, pour une fois, de tisser de tels liens avec ce qui est essentiellement une bicyclette glorifiée. Paldéa n’en est que plus mise en valeur.
D’ailleurs, parlons-en de Paldéa. Le monde ouvert se place dans la digne lignée des terres sauvages de Épée et Bouclier puis des zones de Pokémon Légendes : Arceus. Si nous avons mentionné les faiblesses graphiques du titre, il reste que la région est bien mieux construite que les univers de ses prédécesseurs. L’expérience de Hiroyuki Tani, déjà présent sur les titres précédents, ici réalisateur de l’environnement, est très bien mise à profit.
Le but principal d’un jeu Pokémon, à savoir de rendre vivantes les créatures du titre, semble enfin s’accomplir. Pokémon Légendes : Arceus avait déjà été un pas dans la bonne direction, mais cette fois-ci, les petites mains de chez Game Freak semblent avoir mis les bouchées doubles. Tout particulièrement intéressants, certains aspects du titre semblent même être une réponse à une partie des critiques généralement tenues à l’encontre de la série, comme les reliquats des combats aériens de Pokémon X et Y, enfin retirés des jeux.
Attention d’autant plus appréciable que la mécanique de Pique-Nique, qui fait suite aux campings d’Epée et Bouclier, nous met au plus près des Pokémons. Si elle échoue à recréer la magie de la poké-récré de la 3DS, elle reste un ajout qui permet de passer plus de temps avec ses petites bêtes. La mécanique n’est d’ailleurs pas à ignorer : les sandwichs, plus que d’avoir une utilité similaire au centre Pokémon, permettent de simplifier grandement la capture de certains Pokémon, des espèces les plus rares aux Pokémons chromatiques.
Notons aussi, aspect fort du titre, et c’est très rare pour un jeu Pokémon, le scénario réussit à être touchant. Construit à trois vitesses, avec les trois routes, si la course aux arènes reste toujours aussi insipide, les deux nouveaux récits restent efficaces. Mais l’absence de dialogues doublés appauvrit certaines séquences narratives. Cela souligne la qualité de l’écriture de ce titre que les personnages réussissent à engager le joueur dans leur histoire.
De plus, pour la première fois, Écarlate et Violet disposent de réelles cinématiques avec des animations réussies. Difficile de savoir si c’est pour cette raison qu’une équipe de motion capture est citée au générique. Il faut constater que les personnages semblent plus animés que sur les précédents titres.
Une force, quand il s’agit de leur seul moyen d’expression. Pour un jeu Pokémon, dont le scénario est rarement le point fort, Écarlate et Violet réussissent à parler de sujets difficiles avec justesse. Non, ce n’est pas du Shakespeare, mais il est certain que le récit déployé à mesure que le joueur avance dans son aventure saura viser juste. Si tous les personnages ne pourront pas plaire à tous, les archétypes de personnages développés dans Écarlate et Violet sont suffisamment vastes pour que chaque joueur trouve manette à son goût.
Enfin, les musiques du jeu, confiées aux soins de Toby Fox (Undertale), sont inattendues, mais réussissent un peu à combler le trou laissé par l’absence de doublage. Ce sont des sons que nous n’avons pas l’habitude d’entendre dans Pokémon, c’est certain, mais c’est une nouveauté bienvenue dans une licence qui essaie vraiment de faire peau neuve avec ce titre.
Non, Pokémon Écarlate et Violet ne sont pas les titres de la maturité. Ce ne sont peut-être même pas les titres de l’adolescence. En fait, difficile de savoir ce qu’est ce jeu. Il est certain que ses défauts sont graves, et qu’il faut les pointer du doigt. Ils sont un frein à l’appréciation du jeu, et c’est un scandale qu’un jeu de la licence la plus rentable au monde puisse sortir dans cet état.
Pour autant, Pokémon n’aura jamais été aussi près du but. Quelques années de développement en plus, et Pokémon aurait enfin eu son chef-d’oeuvre : rarement, même en dehors de la licence, un jeu n’a réussi à associer autant d’éléments pour un cocktail délicieux. Son incompétence chronique n’en est que plus frustrante.
Junichi Masuda, pour le dernier titre développé sous sa supervision, aura su placer ses éléments les plus forts là où il faut, sans pouvoir leur donner le temps ou les ressources nécessaires pour permettre à Écarlate et Violet de briller. Seul absent à l’appel, Kazumasa Iwao, probablement car il était trop occupé à réaliser Pokémon Légendes : Arceus. À voir ce que le studio prévoit pour la suite. On l’espère, dans au moins cinq ou six ans, qu’on laisse, cette fois, le temps aux développeurs de mettre le jeu au four assez longtemps.
Pokémon Écarlate et Violet sont décevants. Une technique trop faible, même pour la Switch, et des défauts qui auraient dû renvoyer le jeu en séances de débug intensives en sont la cause. Et en même temps, qu’en attendions-nous ? Moins d’un an après la sortie de Pokémon Légendes : Arceus, c’était évident que le studio n’allait pas pouvoir tirer les leçons de cet opus suffisamment tôt pour les implémenter ici.
Pourtant, il est impossible de dire que nous n’avons pas apprécié le titre, qui souligne une réelle évolution de la part du studio. De Paldéa, la première région à monde ouvert qui remet l’exploration au cœur de la licence, au scénario, qui ressemble enfin à un réel récit plutôt qu’à un prétexte, ce serait hypocrite que de considérer le jeu comme impossible à apprécier.
S’il conviendra à chacun de savoir s’il accepte de jouer contre le jeu à chaque session, au moins, peut-être est-ce une source de réconfort de savoir que pour une fois, ce n’est pas en vain : sous la couche de défauts se cache une réelle expérience vidéoludique, fun, touchante, et attachante.