Mafia: The Old Country n’arrivait pas en terrain conquis. Après un premier opus devenu culte, un second qui frôlait la perfection et un troisième, disons-le, assez désastreux, la franchise avait été laissée à la dérive. Mafia III avait beau posséder une intrigue prenante, il s’était perdu dans un gameplay laborieux, répétitif, saturé de mécaniques frustrantes qui épuisaient avant même que l’histoire ne prenne son envol.
C’est dire si l’annonce d’un nouvel épisode avait suscité autant d’espoirs que de méfiance. Pourtant, les développeurs ont pris un parti radical : rompre avec le passé. Ni suite, ni préquelle directe, Mafia: The Old Country se place avant tout ce qui a été raconté jusque-là, dans un récit indépendant, presque comme une réinvention. Et surtout, idée aussi brillante que salvatrice, la licence quitte l’Amérique pour revenir là où tout a commencé : en Sicile, au début du XXème siècle. Un choix qui n’est pas qu’esthétique : c’est un retour aux racines, un repositionnement symbolique fort, qui inscrit le récit dans la matrice même de la mafia historique.
(Test de Mafia: The Old Country réalisé sur PS5 à partir d’une copie fournie par l’éditeur)
Un récit sculpté comme un film de gangsters
Dès les premières minutes, on comprend que le jeu a une ambition claire : offrir une véritable expérience cinématographique. L’aventure se déploie en quatorze chapitres, et les cinématiques adoptent un format cinéma scope 2.35:1, avec ces fameuses bandes noires qui viennent volontairement encadrer l’image. On pourrait pointer du doigt ce parti pris, qui tranche un peu trop nettement entre gameplay et cinématiques, rompant parfois l’immersion. Mais l’intention est claire : souligner que le jeu est avant tout un récit, une histoire à vivre et à contempler.
L’influence de The Last of Us et autres titres solos narratifs sur cet opus est palpable dans la façon dont la narration guide l’action, et non l’inverse. Les phases jouables servent le rythme du scénario, et non pas un cahier des charges d’activités secondaires à cocher. Alors oui, il faut accepter une première heure où l’on joue peu, où l’on est surtout spectateur, porté par des dialogues, des cinématiques et des phases d’exposition à coup de marche forcée. Mais cette lenteur initiale est un investissement : lorsqu’histoire et gameplay finissent par marcher main dans la main, le jeu atteint un point d’équilibre qui le rend impossible à lâcher.
La Sicile, personnage à part entière
Car oui, changer de décor n’était pas seulement une nécessité créative : c’est une bouffée d’air frais bienvenue pour toute la licence. On laisse derrière nous la métropole fictive d’Empire Bay, ce paysage urbain que l’on avait exploré jusqu’à l’usure, et dont les rues, les façades et les places se répétaient inlassablement dans tant d’autres jeux en monde ouvert de ces vingt dernières années. Ici, la Sicile se déploie comme un personnage à part entière.
Les routes serpentent au bord de falaises surplombant une mer miroitante. Des champs de citronniers exhalent sous un soleil écrasant. Les villages, avec leurs façades ocres et leurs volets écaillés, bruissent de conversations en dialecte. Le linge flotte au vent sur les fils tendus entre deux balcons. On entend, au loin, le grincement d’une charrette ou l’écho d’un clocher.
Ce n’est pas un simple décor de carte postale : c’est un monde vivant, que l’on prend plaisir à explorer, à observer, à photographier, tant mentalement que dans la diégèse du titre, grâce à l’appareil offert gracieusement par Isabella, la fille du Don. Une petite attention sympathique, qui invite le joueur à prendre le temps de découvrir et, surtout, à apprécier pleinement la beauté de l’environnement qui l’entoure.
Ce choix temporel et géographique, encore rarement exploré dans le jeu vidéo, est l’une des plus grandes forces de Mafia: The Old Country. On ne joue pas seulement à un énième Mafia, cette fois, on voyage totalement pour respirer un autre air.
La modestie comme vertu
À une époque où le marché croule sous les AAA pharaoniques, coûteux et souvent étouffés par leur propre ambition, Mafia: The Old Country adopte une philosophie radicalement opposée : celle du double A soigné, concentré, vendu à un prix honnête. Sa campagne se boucle en quinze heures, une durée pleinement assumée, qui permet d’éviter toute graisse narrative et de livrer un récit dense et précis, où chaque moment compte.
Contrairement aux comparaisons absurdes que l’on peut croiser récemment sur X, il est inutile de jauger ce jeu à l’aune d’un Red Dead Redemption 2, en se focalisant sur la précision des animations ou le réalisme de PNJ qui coupent du bois. Ce n’est pas son terrain. Le budget a été investi là où il importe vraiment : dans la narration, ses décors, la mise en scène et les dialogues. Certains aspects techniques peuvent paraître datés, mais le jeu ne cherche jamais à impressionner par la taille ou l’opulence ; il séduit par la densité de son contenu, par la solidité et la cohérence de sa direction artistique.
Et surtout, Mafia :The Old Country prouve qu’en 2025, il est encore possible pour les studios de créer des expériences vidéoludiques marquantes avec un budget maîtrisé, sans renoncer à l’exigence de qualité. Cela rappelle qu’un jeu n’a pas forcément besoin d’être monumental pour rester mémorable : la précision, la justesse et l’attention aux détails suffisent parfois à créer une expérience qui perdure.
Enzo, de la poussière aux costumes trois pièces
Au cœur de cette épopée : Enzo Favara. Un protagoniste fidèle à la tradition de la saga, commençant au bas de l’échelle pour gravir patiemment les sommets du pouvoir. Mais contrairement à un Tommy Angelo, un Vito Scaletta ou un Lincoln Clay (des protagonistes certes modestes, mais déjà un peu épargnés par la vie avant d’entrer dans la Mafia) ce héros est bien plus radical. Né dans les entrailles des mines de soufre siciliennes, vendu par son père pour éponger des dettes, il survit dans l’enfer des carusi, ces enfants esclaves du XIXe siècle.
Il n’a, au début, rien du héros flamboyant : littéralement au fond du gouffre, vêtu de haillons et épuisé, il incarne la lutte brute pour la survie. Le jeu nous fait alors assister à une lente et implacable transformation. À mesure que les chapitres s’enchaînent, Enzo se métamorphose : ses vêtements se raffinent, ses cheveux se disciplinent, son regard se durcit.
Il troque ses lambeaux de carusi contre des chemises élégantes, puis un costume trois pièces impeccable. Ce travail visuel sur son évolution, renforcé par la possibilité de personnaliser ses tenues, ancre le joueur dans son parcours, rendant chaque étape tangible.
Mais cette métamorphose n’est pas qu’une question d’apparence : elle reflète une transformation intérieure. De la poussière des mines, Enzo s’élève dans l’ombre des familles mafieuses siciliennes, poursuivant la quête de pouvoir et de respect. Chaque pas vers le sommet s’accompagne de la perte d’innocence et d’une part d’humanité sacrifiée sur l’autel de l’ambition.
Cœurs, lames et vengeances
Mafia: The Old Country ne serait rien sans l’épaisseur de ses personnages, et cette fois encore, le récit s’ancre dans des relations humaines fortes, faites de loyautés puissantes et de trahisons inévitables.
Au cœur de ces liens se trouve Isabella, fille de Don Torrisi, amour impossible d’Enzo, dont l’histoire passionnelle et tragique donne au jeu certaines de ses scènes les plus poignantes. Entre eux, l’alchimie est totale, mais leur destin reste suspendu au-dessus d’un gouffre, menacé par la violence du monde qui les entoure. Une romance menant vers la fin à un changement de point de vue pour le joueur, aussi inattendu que déchirant et pourtant, bouclant parfaitement la boucle.
Il y a aussi Cesare, sans doute le personnage au parcours le plus intéressant, dont l’évolution progressive et la relation d’amitié complexe avec Enzo forment l’un des arcs narratifs les plus touchants, du jeune insolent à peine supportable au frère d’arme. Luca, quant à lui, occupe la place d’un mentor d’armes, figure d’autorité et attachant, dont le destin laisse lui aussi une marque durable dans la mémoire du joueur.
Certes, on voit venir certains retournements. Mais leur prévisibilité ne les rend pas moins dévastateurs. Et le jeu ne trahit pas la morale cruelle de la saga : la mafia offre des rêves dorés pour mieux tout détruire. Et tout ce qu’Enzo touche finit par se fissurer, tout ce qu’il aime s’éteint dans l’ombre des serments qu’il a prêtés.
Et si les armes à feu ont toujours eu une place centrale dans la saga, cet épisode ose introduire un élément inédit : le combat au couteau. Loin d’être une simple mécanique secondaire, il s’impose comme un véritable langage de violence chorégraphiée, avec ses esquives, ses parades, ses taillades et ses coups puissants. Là où Mafia II par exemple privilégiait les affrontements à mains nues, The Old Country offre des duels plus létaux, où chaque coup compte et où l’enjeu est souvent personnel.
Ces affrontements, quasiment toujours liés à des instants pivots pour Enzo, deviennent des séquences mémorables : au lieu d’un simple tir à distance, c’est une confrontation directe, presque théâtrale, qui scelle le sort d’un personnage. Cela donne du poids à chaque antagoniste important, leur fin devenant un événement marquant plutôt qu’une formalité.
Et si la Sicile de The Old Country impose parfois trop de murs invisibles, limitant les échappées hors des routes, elle reste un terrain magnifique pour les trajets en voiture comme à cheval. Ces balades, qu’elles longent des falaises ou traversent des villages baignés de lumière, demeurent immersives et renforcent l’impression de vivre pleinement ce voyage au cœur de la mafia italienne.
Mafia: The Old Country n’est pas simplement un nouveau chapitre : c’est une renaissance. Près de dix ans après les errements du troisième opus, la saga retrouve enfin un équilibre entre intensité narrative, beauté visuelle et plaisir de jeu. Chaque chapitre, chaque ruelle italienne, chaque scène de tension respire la volonté de raconter une histoire, de plonger le joueur dans une Sicile à la fois cruelle et fascinante. Sa grandeur réside dans sa densité, dans la justesse de ses personnages et dans le soin apporté à son univers.
C’est une plongée trépidante d’une quinzaine d’heures dans une tragédie mafieuse, où le destin d’un homme se joue dans l’ombre des familles et dans le fracas des ambitions. Mais plus encore, c’est une preuve éclatante qu’en 2025, le jeu vidéo de studio peut encore conjuguer sobriété et excellence, simplicité et profondeur, offrant une expérience qui marque durablement.