Great Ace Attorney Chronicles, c’est un peu le vilain petit canard de cette série. En effet, de tous les épisodes qui composent la neuvième série la plus profitable de Capcom, les volets principaux comme les spin-off, « Daigyakuten Saiban » est le seul qui se soit vu privé de sortie, fermement confiné au Japon par son éditeur. Les raisons derrière cette décision ? Compliquées à évaluer. Serait-ce lié au cadre très différent (et qui contredit une partie du passé de Phoenix Wright) ? Des soucis de localisation ? Personne ne sait et ce n’est pas le silence et l’obstination de Capcom qui auraient apporté réponses à ces questions, une obstination curieuse qui confère à ce titre une aura spéciale, aura que l’impossibilité de jouer n’a eu de cesse de renforcer.
Comme pour Phoenix Wright: Ace Attorney en son temps, Capcom n’aura eu besoin au final que d’une demi-douzaine d’années pour de se décider à localiser, le voici qui débarque sur PC, PlayStation 4 et Nintendo Switch. Après avoir laissé le plaignant s’exprimer durant de nombreuses heures, il est temps pour nous d’exposer les différents chefs d’accusation et de décider d’un verdict. The Great Ace Attorney Chronicles a-t-il ce qu’il faut pour tenir en haleine les amateurs de Phoenix Wright ? Met-il de nouveaux arguments sur la table ou se contente-t-il de suivre le même plaidoyer que son aîné (#timeparadox) ? Enfin, ouvre-t-il en grand les portes aux avocats en herbe ?
(Test de The Great Ace Attorney Chronicles réalisée sur Nintendo Switch à partir d’une version fournie par l’éditeur)
État des faits
Notre histoire se déroule à la fin du XXe siècle, au Japon de l’ère Meiji, une période fascinante de son histoire puisque c’est durant cette période, sous l’influence de l’empereur éponyme, que l’archipel s’est transformé. Fasciné par l’Occident (et notamment par l’Angleterre) alors à la pointe de toute science, la nation décida d’adopter et d’adapter les codes en vigueur en Europe sur ses terres, une opération qui prend du temps. Et puisque Rome Tokyo n’a pas été bâtie en un jour, c’est l’occasion d’y découvrir une vie bien différente de celle d’aujourd’hui, un Japon bien loin de son image « tech-savvy » et un constat que nous pourrions lier à la forme balbutiante de justice qu’on y pratique.
Le contexte idéal donc pour rencontrer Ryunosuke Naruhodo, étudiant en anglais à l’université Yumei Imperial, alors qu’il fait ses premiers pas d’avocat… depuis le banc des accusés. Oui, comme d’usage, The Great Ace Attorney Chronicles vous plonge dans le bain dès les premières minutes : à vous donc de sortir le protagoniste d’affaire et de lui faire réaliser son talent pour la défense, potentiel qui le mènera à l’Angleterre de l’époque victorienne pour y apprendre comment on pratique la justice quand on est à la tête du monde. Un postulat donc classique pour un personnage de la série à la différence que notre héros, ici, se veut l’allégorie du voyage de son pays depuis le passé vers l’époque moderne (enfin, saupoudrée de clichés et d’une pointe de steampunk).
Et que ce voyage est plaisant ! Nous avons adoré suivre le périple de notre jeune avocat qui, au gré des péripéties, des enquêtes et des acquittements, évolue. C’est d’autant plus satisfaisant que cette évolution s’observe même à travers sa gestuelle, d’abord nerveuse puis assurée. Nous louons donc volontiers Capcom pour son travail de mise en scène et d’écriture, mais des remerciements spéciaux s’imposent spécialement pour l’équipe de localisation. En plus de rendre cette histoire accessible à tous (pas évident avec certains des thèmes abordés en jeu), son travail contribue à rendre chacun des personnage unique et mémorable, notamment Susato, l’adorable assistante de Ryunosuke ou Herlock Sholmes, un détective excentrique librement inspiré de celui de Sir Conan Doyle (ici notre « comic relief »). Enfin, la preuve que même sans 3D (l’option étant restée sur 3DS), on peut faire du relief.
Comment faire la cour
Ceci dit, dans l’absolu, la présentation reste sensiblement la même et s’opère au travers de textes et mimiques, un acte évident de récidive. Un point que partage aussi le gameplay qui reprend peu ou prou tout ce qu’on retrouve dans un épisode plus « classique » de la série. Ainsi, comme toujours, votre mission consistera à résoudre chacune des énigmes des différents chapitres afin de prouver l’innocence d’une personne que tout accuse (encore une habitude de la série où chacun des accusés se retrouve face au corps inanimé de la victime, l’arme du crime à la main…) dans une salle de tribunal ou lors de phases d’enquête.
Naturellement, divers environnements impliquent différents modus operandi. Ainsi, au palais de Justice, les énigmes que vous aurez à résoudre nécessiteront que vous confrontiez les témoignages des divers intervenants aux preuves à votre disposition. Ce faisant, vous pourrez révéler contradictions, zones de flou et mensonges éhontés. Ajoutons que, comme dans Spirit of Justice (le sixième volet), plusieurs témoins peuvent être appelés à la barre en même temps. Ces derniers pourront parfois réagir aux derniers témoignages et dévoiler de nouvelles pistes, une bonne idée sur le papier si elle était un peu moins évidente. Il vous sera naturellement permis de sortir par moment pour mener des enquêtes sur le terrain, interroger des témoins ou la police ou même rechercher des pièces à conviction… La vie de stagiaire, hein ?
Vous avez de l’expérience avec Phoenix Wright et des impressions de déjà-vu ? On vous comprend, mais rassurez-vous, The Great Ace Attorney Chronicles ne se contente pas que de recycler. En effet, la compilation introduit même deux mécaniques de gameplay inédites. On retrouve d’ailleurs la première au tribunal. Six jurés s’autoriseront à mettre leur grain de sel pendant le déroulement du procès, faisant pencher la balance de la justice dans un sens ou dans l’autre. Vous aurez à les convaincre de vous laisser faire votre taf en démontant leurs arguments de la même manière que ceux des témoins, d’autant que s’ils estiment que votre client est coupable, ils rendront un verdict sans attendre. Dramatique sous tous les angles (pour le meilleur !) même si un peu vain.
La dernière nouveauté (et la meilleure selon nous) se déroule plutôt lors des phases d’enquête et nécessite la présence du meilleur personnage du jeu, l’étrange Herlock. Lors de sa danse de la déduction (et c’est bien sous ces termes qu’il y fait référence), le détective farfelu étale sa théorie tout en parcourant l’écran en long, en large et en travers, utilisant son flair pour relever des points d’intérêt tout en étant faux sur toute la ligne. Il ne vous reste plus qu’à corriger sa série de conjonctures afin de tirer l’affaire au clair tout en prenant part à la chorégraphie (naturellement). Ces phases, dynamiques et amusantes, fonctionnent extrêmement bien et renforcent les liens et la complicité entre les deux personnages. Une franche réussite !
Des arguments chocs pour la défense ?
Malheureusement, le prévenu a beau se présenter au travers d’une image flatteuse, on ne peut cependant pas ignorer les fautes qu’il commet… The Great Ace Attorney Chronicles souffre en effet de plusieurs maux plus ou moins graves, à juger selon vos sensibilités. Le premier est probablement la manière dont est délivré le récit. N’en déplaise au travail d’écriture que nous louions plus tôt, il n’est pas parfait. Le titre est très verbeux. Si vous pourriez arguer que c’est logique – après tout, c’est un visual novel –, l’ensemble est lourd, parfois même frustrant… Est-ce à cause du parfum « mélodrame » du récit, appuyant longuement sur les doutes des personnages ? L’absence de mystère (puisque tout se déroule quasiment dans le tribunal, même l’obtention des pièces à conviction) ? Difficile de trancher, mais on ne peut s’empêcher de penser que The Great Ace Attorney Chronicles favorise la forme plutôt que le fond et balance ses twists, comme pour vérifier si le joueur est encore réveillé… Enfin ça et rallonger la sauce…
Et la sauce est épaisse. Indéniablement, le coffret est très généreux en contenu. Non seulement il propose deux jeux, mais il y ajoute aussi des histoires inédites, l’occasion de découvrir les différents personnages dans d’autres cadres et des histoires amusantes en parallèle de celles qui se déroulent à la barre (mais sans gameplay). Néanmoins, cette formule « 2 en 1 » apporte aussi son lot de problèmes… Si vous avez déjà joué à Phoenix Wright, vous savez probablement que chaque épisode démarre sur deux ou trois chapitres de tutoriel. Ces missions, nécessaires pour mettre à profit les mécaniques de gameplay, font ici doublon puisque, vu que ces logiciels se suivent et reposent sur les mêmes bases, ils gonflent artificiellement la durée de vie de l’ensemble.
Mais Capcom s’en était aperçu… Bien sûr, sinon comment expliqueriez-vous la présence d’un mode automatique ? En effet, dernière nouveauté de ce jeu, The Great Ace Attorney Chronicles vous propose de découvrir son récit sans même tenir la manette. Quand ce mode est activé, l’ordinateur répondra aux questions, choisira les pièces à conviction et confrontera les témoins à votre place. Pourquoi faire ? On vous le demande. Si on peut toujours partir du principe qu’il devient donc possible de découvrir le jeu comme si c’était un anime, non seulement ça ne vous permet pas de compléter les succès, mais l’absence de voix vous force à lire ce qui devient un peu… contreproductif (et peut-être fainéant dans le cadre du portage…).
Vous l’aurez probablement compris, nous sortons de cette expérience avec un avis mitigé… Attention, loin de nous l’idée de ne pas respecter l’offre généreuse de Capcom, deux jeux inédits et sans une ride, sa localisation soignée, le duo Naruhodo/Sholmes… mais il n’empêche qu’il ressort de l’ensemble un sentiment de lourdeur. Le concept très similaire à la série principale, ces échanges bavards et tout en anglais, les sessions didactiques impossibles à passer… Et que dire de ce mode « anime », aveu de Capcom qui reconnaît ses écueils ? On dirait qu’il est temps pour la série d’évoluer et cette épisode rend ça très clair. À mi-chemin entre l’histoire textuelle et l’anime, The Great Ace Attorney Chronicles semble se perdre entre les intentions de l’écrit et ce qui pourrait s’expliquer par l’image.
Cependant, si vous êtes fans de la série de Capcom ou plus largement de visual novel, vous auriez tort de bouder cet épisode. Fort de son expérience dans le drama à la cour de justice (en date du premier volet de cette compilation), l’éditeur d’Osaka nous offre ici deux titres inédits et soignés, la synthèse d’années de savoir-faire pour le joueur en manque de rebondissements, de twists capillotractés et de longues séances de lecture. Notons qu’un néophyte pourra également sans peine se lancer dans ce périple puisqu’aucune connexion n’est établie avec la série principale. Un plaidoyer convaincant, mais pas excellent. Maintenant, que justice soit rendue !