Drôle d’objet que cet Essay on Empathy. Pas exactement un jeu, c’est pourtant strictement du jeu vidéo. Signé Deconstructeam, le studio derrière The Red String Club, il s’agit d’une compilation de mini-jeux réunis pour tenter de nous présenter le studio, et le sens que donnent ses membres à leur travail.
Un titre qui viendra aider à répondre à la fatigante question « le jeu vidéo est-il un art ? », et surtout qui montrera, si besoin était, que les jeux vidéo sont bien plus que des jeux vidéo.
(Test de Essay on Empathy réalisé sur PC via une copie commerciale du jeu)
Objet éditorial vidéoludique
D’une manière très prosaïque, on peut considérer Essay on Empathy comme une compilation des travaux du studio Deconstructeam. Ce sont dix petits jeux ou expériences narratives qui sont réunis sur la compile, s’étalant de 2015 à aujourd’hui. La plupart sont déjà apparus ailleurs, comme sur itch.io, l’un d’entre eux, De Tres Al Cuarto, est toutefois inédit.
Mais ce qui fait toute la plus-value du titre et son véritable intérêt, c’est le contenu éditorial qui accompagne les jeux, et qui vient éclairer d’un jour nouveau à la fois les softs en question, mais aussi tout le principe de création d’un jeu, d’un jeu indé en particulier.
Ainsi, chaque titre est accompagné de documents préparatoires à son développement – documents qui nous montrent que le game design, c’est d’abord et avant toute chose une feuille blanche, un crayon, et des idées ! – ainsi que d’une vidéo où les trois membres du studio racontent le jeu, son processus de création et les intentions initiales, entre autres.
Do or do not, there is no try
Si l’intérêt de chacun des petits jeux est assez variable, c’est conjugué au reste du matériel proposé que le tout prend de la valeur. Au final, c’est une fausse compilation, mais plutôt un album qui vient raconter le studio. La compilation est en fait un portrait réalisé en dix jeux. Un exercice inédit.
Essays on Empathy, le titre, est ce qu’on appelle un faux ami, et ne se traduit pas par « essai » au sens d’essayer quelque chose, mais plutôt par « essai » au sens de « dissertation ». Le titre est ainsi un document sur l’empathie, sur le fait de se mettre dans les pompes de quelqu’un d’autre.
Si c’est le propre du jeu narratif d’essayer de nous faire ressentir les émotions du personnage qu’on incarne ou qu’on suit, ici, ce sont plutôt l’esprit et la perception des trois membres de Deconstructeam que le titre tente de nous transmettre.
Make video games fun again
Parce que si on sait pourquoi nous jouons aux jeux vidéo, on ne se demande que trop rarement pourquoi d’autres en fabriquent ! Et derrière des impératifs dont on entend souvent parler, des dates à tenir aux obligations de rentabilités, on en oublie souvent l’essentiel : le fun !
Un titre comme The Bookshelf Limbo, où il s’agit de choisir un livre pour l’anniversaire de son père, est assez court et ne représente qu’un intérêt assez limité, niveau gameplay. Cependant, c’est à la lumière des témoignages des membres du studios qu’on verra le jeu différemment, et en qu’on en comprendra toute la richesse.
C’est un titre qui a été conçu pour être fun à concevoir ! Un concept un peu égoïste peut-être, mais après tout, pourquoi pas ! On accepte bien les délire mégalo de certains grands noms du jeu vidéo au nom de la sacro-sainte « vision de l’auteur »…
Au-delà de ces petits plaisirs coupables, certains titres portent aussi des questions qui peuvent toucher aussi bien les créateurs que les joueurs. Par exemple, le jeu doit-il vraiment toujours représenter un challenge ? Au-delà des débats sur la difficulté qu’on a connus ces derniers mois, ne peut-on pas envisager un jeu sans aucune espèce de difficulté ? C’est aussi ce genre de questions auxquelles tente de répondre le titre et ses « essais »
Weird Tales
Le moins que l’on puisse dire sur Deconstructeam après avoir jeté un œil à Essays on Empathy, c’est que ce n’est pas une bande de joyeux lurons « living the dream » en fabriquant des jeux vidéo. Si évidemment, il y a les joies de la création et la satisfaction de découvrir une idée qui prend vie ou de voir la musique qu’on a écrite trouver sa place sur le jeu de ses partenaires, des côtés plus noirs de la création sont aussi largement abordés.
Le manque de confiance en soi ou en ses idées, le crunch qu’on s’impose à soi-même peut-être encore plus que dans les grands studios dont on dénonce parfois l’attitude et la pression financière sont autant de mauvais côtés de la discipline qui figurent en fil rouge de ces interviews.
Et à la lumière de ces difficultés avec lesquelles luttent les trois créateurs, on voit leurs jeux différemment. Ainsi, Eternal Home Floristry raconte l’histoire d’un tueur à gage insensible qui se réfugie chez un vieux fleuriste, et retrouve une part d’humanité alors que le vieil homme lui enseigne l’art des fleurs ; dans 11.45 A Vivid Life, on suit une jeune femme persuadée que son squelette n’est pas le sien. Elle apprendra, en s’auscultant elle-même grâce à une machine à rayons X volée, à s’accepter, elle et son passé torturé.
On comprendra facilement comment derrière ces histoires se cachent aussi des métaphores des affres de la création, des montagnes russes que représentent la vie dans un studio de jeux indés. Une sorte de sous-sous-texte, derrière des histoires qui ont déjà beaucoup de choses à dire, parfois graves et sérieuses, comme ce Behind Every Great Ones qui dépeint le quotidien terrifiant d’une femme prise dans les griffes d’une relation toxique.
C’est à un exercice particulier que se livre ici Deconstructeam. Originaux et indispensables, la compilation et le matériel éditorial qui l’accompagne nous font passer de l’autre côté du miroir, nous permet d’appréhender le processus de création qui fait vivre un studio de jeux vidéo. Si de nombreux joueurs – jeunes, notamment – caressent le rêve de travailler dans l’industrie, Essays on Empathy vient nous rappeler que c’est loin d’être une activité fun et entraînante tous les jours.
Au-delà de ce qu’on peut déjà savoir des conditions de travail, des impératifs budgétaires, du crunch, etc., c’est tout le processus créatif qui est ici décortiqué dans son entièreté, avec ses intentions, ses satisfactions et ses souffrances. Plus qu’une compilation ou un documentaire sur le jeu vidéo, Essays on Empathy est une masterclass.