Si le J-RPG est resté chasse gardée par les sacro-saints studios historiques Square Enix, Atlus et Bandai Namco, il faut reconnaître que ces Masters of J-RPG ont tendance à peu à peu s’éloigner des poncifs et canons du genre, pour lui donner un second souffle. Final Fantasy XVI s’annonce plus Witcherien que jamais, Shin Megami Tensei V explore un lore de plus en plus sombre et complexe, et Tales of Arise compte bien renouveler sa formule pour rallier de nouveaux fans à sa cause.
Alors, morts et enterrés, les combats au tour par tout dans des univers chatoyants ? Finies les heures de grinding et les combats aléatoires ? Eh bien, non, car la tradition se perpétue au-delà des frontières du Japon, comme en témoigne Cris Tales, un J-RPG des studios colombiens Dreams Uncorporated et SYCK.
(Test de Cris Tales réalisée sur Nintendo Switch à partir d’une version fournie par l’éditeur)
Artisans du Cristal
Cris Tales a deux amours : le J-RPG qu’on qualifiera de traditionnel, et l’obsession pour le temps. Le titre embarque son public dans une histoire qui se déroule à la fois dans le passé, le présent et le futur, et cela semble être une véritable mise en abyme de ce qu’est le jeu lui-même. Sa narration et son character-design avant-gardistes sont constamment freinés par un gameplay extrêmement daté.
Soyons clairs, le titre made in Colombie est pétri de bonnes intentions. Alors que la scène triple A devient de plus en plus homogène dans sa volonté de character-design hyper réaliste, les titres indépendants ont souvent pour force d’offrir des palettes esthétiques bien plus riches et risquées. On peut bien sûr penser au pixel-art de Dead Cells et FEZ, ou à la somptueuse et sombre 2D d’Hollow Knight, mais cela serait réducteur.
La liberté créative des équipes Dreams Uncorporated/SYCK se ressent avec une folle intensité dans les visuels de leur production. Cris Tales regorge de camaïeux de bleus pour ses paysages côtiers et les verts de sa campagne ont été choisis avec soin. Mais le titre sait aussi peindre son histoire avec des couleurs chaudes ; ses oranges, jaunes et bruns dorés sont de véritables bonheur pour les rétines, à faire pâlir certains studios d’animation. Les développeurs ont pris le pari fou de concentrer les émotions véhiculées tant dans la palette graphique que dans les dialogues et les cinématiques, avec succès.
Les protagonistes du jeu, et principalement Cris Bell, notre héroïne, illuminent chaque lieu avec un design très cartoon qui, s’il peut paraître simple, est tout sauf simpliste. Tout en rondeur, fantaisiste et coloré, le design des héros tranchent radicalement avec celui des ennemis, sombre et brutal, ceux-ci étant même la plupart du temps hérissés de pics (une technique que n’aura pas reniée Baz Luhrmann).
Un choix de design permettant d’identifier en quelques secondes les camps en présence, qui s’illustre par la beauté de sa simplicité. Et cela, par la même occasion, permet au titre d’être accessible au plus grand nombre, jeune public et non gamer compris.
Les Contes de Cris Tales
Nous pourrions passer de longs moments à louer la démarche artistique du titre, mais (mal)heureusement, le jeu ne se résume pas à cela. Sa principale mécanique de jeu, et également ressort scénaristique, vous permet de jouer dans le passé, le présent et le futur. Une histoire de cristal et d’élue à la formidable destinée permet de fournir un dispositif in-game qui fonctionne très bien lors des premières heures de jeu.
Cependant, à mesure que cette réflexion temporelle devient présente dans la narration, elle devient de plus en plus un accessoire dispensable en combat. En dehors des affrontements, l’idée est brillante, et bien exécutée. Les décors affichés à l’écran se trouvent divisés en trois cônes de visions, la gauche montrant le passé, le centre le présent, et la droite, le futur. Ceci octroie donc la possibilité de percevoir la destinée des lieux traversés, et à la fois d’intriguer et d’impliquer immédiatement le joueur, puisque l’on souhaite découvrir ce qui produit les événements futurs pour, le cas échéant, changer l’avenir.
Le mécanisme de voyage dans le temps est utilisé intelligemment de diverses manières. Très concrètement, vous avez la possibilité d’intervenir dans le passé, pour récolter les fruits de vos actions dans le présent et en constater les effets dans le futur. Vous serez également confronté à des choix dans le présent qui influencent nettement l’avenir. Une dimension de la relation de cause à effet narrative fort plaisante, que les développeurs ont tâché d’inclure dans le système de combat, avec une réussite toute relative.
Ce qui aurait pu être une stratégie d’élaboration du système des affrontements basée sur le voyage dans le temps va en fait se résumer à des techniques de combat décevantes. Le plus souvent, vos ennemis seront plus faibles une fois envoyés dans le passé ou dans le futur. Rapidement, votre première action sera donc de les y envoyer.
Nul besoin de réflexion pour cela : si les bad guys sont à gauche de l’écran, ils iront dans le passé, et ceux de droite dans le futur. Parfois, quelques subtilités (au départ surprenantes et donc réjouissantes) vous permettront de combiner des attaques, comme le fait de faire rouiller l’armure de vos adversaires si vous utilisez une attaque d’eau et que vous les projetez dans le futur. Mais les stratégies ne se complexifieront pas vraiment au fur et à mesure de votre progression, ce qui aura pour effet d’installer un rapide sentiment de lassitude envers ces combats.
Tout le monde déteste Cris
Dans un J-RPG où les combats aléatoires au tour par tour sont légion, et certains phases de grinding obligatoires, mettre un coup d’épée dans l’eau avec son système de combat est la pire des choses. Dans le cas de Cris Tales, impossible de dire que les affrontements sont ratés, mais ils sont frustrants. Et ce d’autant plus que le système sous-jacent est très intelligent.
À mesure que le temps passe, on se retrouve avec l’étrange impression que le système de combat se bat contre lui-même. Ses bonnes idées sont plombées par une quasi-obligation de passer par les mêmes truchements de voyage temporel, à quoi s’ajoute un équilibrage parfois bancal. Certains boss en particulier peuvent mettre hors service l’un des membres de votre équipe en un tour. Cris Bell, bien qu’étant votre principale force de frappe, se trouve alors condamnée à jouer les soigneurs, brisant toute possibilité de mise en place de combos pour votre trio.
S’ensuit plus tard le triste constat qu’une fois vos personnages suffisamment upgradés (le leveling est heureusement assez rapide), vous ne vous poserez même plus la question d’utiliser ou non les mécaniques temporelles. Rouler sur l’adversité se fera sans réflexion, parfois même en poussant un soupir d’ennui en attendant de pouvoir poursuivre tranquillement l’aventure.
En voulant rendre hommage à ses pairs, Cris Tales en a pris les travers. Mais malgré sa progression linéaire, ses combats qui finissent par devenir lassants, et une world map qui donne une illusion de liberté, le titre a aussi su faire siennes les plus grandes forces des premiers Final Fantasy, Dragon Quest et consorts : leur narration, leurs personnages attachants et leur univers dense.
Le trio de héros est charmant au possible, et leur histoire, si elle est convenue, n’est pas dénuée de rebondissements et donne envie de toujours aller de l’avant. Quant à l’univers, il est une vraie mine d’or pour qui s’y intéresse, riche d’un casting de personnages secondaires aux parcours extraordinaires, et d’entités surnaturelles fascinantes.
Jouer à Cris Tales, c’est prendre l’un de ces bonbons que peut donner un grand-parent à ses petits-enfants : pas vraiment bon, ni mauvais, son goût parfois dérangeant n’entache en rien le fait qu’il a été offert pour faire plaisir. Il sera une belle découverte pour qui n’a jamais mis les pieds dans le monde du J-RPG, mais décevra sur la longueur ceux qui sont rompus au genre.
Quand le titre prend son envol narratif, c’est une expérience superbe, mais il se sabote lui-même, car il tente de se tourner vers l’avenir tout en s’accrochant trop fort au passé. Reste une ultime recommandation : si vous décidez de tenter l’aventure temporelle de Cris Bell, ne le faites pas sur Switch, où les temps de chargement intempestifs et interminables finiront par vous mettre en colère contre un titre qui mérite votre tendresse.