Si H. P. Lovecraft était toujours en vie, nous pensons très sérieusement qu’il applaudirait le petit jeu que nous apportent en ce mois d’octobre 2018 Cyanide et Focus. Pourquoi ? Parce qu’il a su capturer, retranscrire et rendre hommage à l’une des œuvres littéraires les plus malsaines et passionnantes du début du 20ème siècle. Alors certes, Call of Cthulhu n’est pas dénué de défauts, loin de là, mais il en suinte de tous ses ports un amour indéfectible à l’oeuvre de Lovecraft, ainsi qu’à ceux qui l’ont fait perdurer après sa mort.
Cyanide nous propose donc un RPG narratif aux forts accents fantastiques et horrifiques, sans virer dans une imagerie gore trop oppressante. Une petite perle qu’il vous faut essayer de toute urgence si vous êtes comme nous des adorateurs du dieu cosmique.
(Test de Call of Cthulhu réalisé sur une version PlayStation 4 fournie par l’éditeur)
Pour celles et ceux qui ne sont pas familiarisés avec la mythologie crée par l’auteur H. P. Lovecraft réunissant monstruosités venants des étoiles ou d’autres dimensions et univers parallèles, nous ne pouvons que vous conseiller de vous y intéresser avant de lire cette critique et même de jouer à Call of Cthulhu.
La raison étant que le jeu ne s’adresse pas aux profanes et s’il prend tout de même le temps de poser son univers, il ne le détaille pas pour autant, ainsi un non initié pourrait avoir du mal à s’immerger dans cette oeuvre si particulière. Sachez néanmoins, que Cthulhu est un Grand Ancien, une entité cosmique bannie de son habitat et condamnée à l’exil sur terre. Il est dit qu’il dort maintenant dans les profondeurs du Pacifique Sud, attendant patiemment son heure et celui qui le réveillera.
Imaginez une gigantesque créature tentaculaire aux forts pouvoirs télépathiques, capables de rendre fous des milliers de personnes en hantant leurs rêves, et vous aurez un tout petit aperçu de qu’il est. Le jeu qui nous intéresse aujourd’hui s’inscrit dans ce que l’on appelle le Mythe de Cthulhu, nom que l’on donne au regroupement d’œuvres tournant autour du Rêveur.
On y retrouve des films, des bouquins, des jeux de rôle et vidéo ou encore des morceaux de musique et des bandes dessinées. Call of Cthulhu prend racine lui autour non seulement du bouquin homonyme de Lovecraft, mais aussi du jeu de plateau de Sandy Petersen créé en 1981.
Dans sa demeure de R’lyeh…
Call of Cthulhu nous propose d’incarner un détective privé de Boston du nom de Edward Pierce. Torturé par son passé de soldat durant la Grande Guerre, il est aussi un alcoolo notoire hanté par des cauchemars semblant plus vrais que nature. Lors d’une journée sans affaire somme toute banale, un riche père de famille franchit le seuil de notre porte et nous propose alors d’enquêter sur le décès de sa défunte fille, ainsi que sa petite famille quelques mois auparavant.
Peintre de renom, cette dernière était aussi considérée comme folle et décrite comme ayant des visions inspirant ses toiles, au demeurant très étranges. Ni une ni deux, et surtout au vu de nos besoins financiers, nous voici donc à bord d’un bateau direction la petite île de Darkwater, un ancien port baleinier, dont les heures de gloire font partie d’un lointain passé.
Du scénario nous n’en dévoilerons pas plus. En tant que RPG narratif, vous comprendrez que l’histoire de Call of Cthulhu est d’une importance capitale, ainsi loin de nous l’idée de vous spoiler outre mesure. Le récit en tant que tel est très réussi, parvenant à reprendre les thèmes forts des œuvres de Lovecraft qui pensait que l’Homme n’était qu’une goutte d’eau au milieu d’êtres nettement supérieurs venant de mondes et univers lointains ou parallèles. La folie au centre de bon nombre de ses bouquins est aussi l’une des composantes maîtresses du récit, avec un personnage central sombrant de plus en plus dans des délires et hallucinations semblant tout ce qu’il y a de plus réels.
En cela, on incarne dans Call of Cthulhu l’archétype même des héros de l’auteur, soit des personnes lambdas qui ont forcément un passé chargé et qui se retrouvent confrontées à des événements surnaturels dans lesquels ils ont un rôle à jouer. Car le hasard n’existe pas chez Lovecraft, le destin étant là encore l’un des fils conducteurs de ses écrits.
Call of Cthulhu nous fait donc découvrir une contrée morte, Darkwater n’étant qu’un gros rocher noir sans flore, à la faune limitée et qui ne doit sa survie et sa renommée qu’à la chasse aux baleines. En 1924, année durant laquelle se déroule le jeu, cette activité n’existe plus et l’île a survécu uniquement grâce à une certaine pêche miraculeuse ayant eu lieu des années auparavant. Elle est baignée dans une atmosphère très étrange, elle parait coupée du monde semblant être autosuffisante et vivre en totale autarcie.
On y retrouve nombre de pêcheurs ne vivant que pour la boisson, un gang faisant régner sa loi et une police démunie. Un vieux pub est toujours debout et il ne reste qu’un capitaine de bateau encore en activité, dernier vestige d’une époque révolue. Derrière tout cela se cache néanmoins de puissantes et riches familles faisant tourner l’économie de l’île, Charles et Sarah Hawkins, le couple au cœur de notre enquête, en faisait d’ailleurs parti. Y officie aussi un culte mystérieux, une sorte de secte aux sombres objectifs…
Si l’histoire se laisse suivre avec un intérêt certain, prenant l’allure d’un roman noir assez captivant, c’est bien au niveau de la mise en scène que le jeu pêche parfois. Ceci étant dû dans un premier temps à une réalisation technique d’un autre âge, mais aussi à des cut-scènes à la réalisation hachées et très films de série B. Ceci nous sort assez souvent du jeu et jure avec le soin apporté aux dialogues et à l’atmosphère si particulière qui se dégage du soft.
De même que si la bande sonore est la plupart du temps de très bonne facture, sans pour autant être inoubliable, il arrive que certaines séquences non jouables se retrouvent tout simplement sans habillage musical, ce qui crée parfois un certain malaise et donne une impression d’inachevée. Alors qu’on note des doublages corrects sans plus et un mixage sonore qui se perd de temps en temps dans les limbes du n’importe quoi. Le sound design est malheureusement assez inégal.
… le défunt Cthulhu attend en rêvant
Cette réussite scénaristique s’accompagne de personnages forts et marqués, tous ayant motivations et personnalités propres, même si certains stéréotypes sont difficilement évitables. Mais globalement c’est réussi, et ceux qui sont réellement importants à l’intrigue se voient offrir un background en lien avec l’île et son histoire.
Pierce est véritablement travaillé lui, même si on ne peut s’empêcher de penser qu’il est créé sur l’instant pour servir les desseins de Cthulhu, un peu à la manière du personnage principal de L’Antre de le Folie de Carpenter. Il possède certes une histoire, un vécu, mais une fois sur l’île rien ne semble plus avoir de sens. Il ne garde qu’un vieux briquet et dans son bureau rien ne le rattache à un quelconque passé, mis à part ce que l’on nous en dit.
Ensuite, il nous faut tirer notre chapeau à la direction artistique. Cyanide a su créer quelque chose d’unique, se mariant admirablement bien avec l’univers de Lovecraft. Le tout avec une île rocailleuse, un port, un manoir, un poste de police ou encore un hôpital. Si les lieux ne sont pas très variés, on retourne d’ailleurs assez souvent dans des endroits déjà visités, il faut reconnaître qu’ils bénéficient tous d’une identité propre et qu’un grand soin a été apporté lors de leur élaboration.
L’ambiance est du même acabit, souvent baigné de mystère, dès nos premiers pas sur l’île on sent comme un gout de surnaturel et d’étrange flotté dans l’air, un de ceux que l’on retrouve dans les meilleurs œuvres fantastiques.
Il faut dire que les graphismes, dessinés, voire presque peints, donnent un cachet unique à Call of Cthulhu. Rien d’étonnant à cela lorsque l’on sait que le scénario est très lié à la peinture. Néanmoins, si on salue l’approche graphique, le moteur lui est totalement dépassé. C’est simple, techniquement le jeu accuse un retard de dix ans. On se croirait bien souvent revenu sur la génération précédente, avec des textures et une modélisation de personnages et des faciès d’un autre temps, des animations au ras des pâquerettes ou encore des temps de chargement longuets.
Alors certes Call of Cthulhu n’est pas un AAA, mais on est en droit d’attendre bien mieux en 2018, surtout pour un jeu utilisant l’Unreal Engine. D’autant plus que cela nuit à l’immersion, car comme déjà dit cela impact les cut-scènes, les rendant ultra rigides, si bien qu’on peine parfois à croire à ce qui se déroule devant nos yeux.
Edward Pierce, détective cosmique
Pour l’aspect narratif, Call of Cthulhu s’en sort très bien, mais qu’en est-il de son côté RPG. Car oui, on y retrouve quelques composantes de jeux de rôle, ce qui est naturel pour un titre s’inspirant d’un jeu de plateau. Ceci se traduit par différentes compétences que l’on augmente au fur et à mesure que l’on débloque des points à répartir dans différents domaines.
Il y a l’investigation, la psychologie, la force, l’éloquence, ainsi qu’une autre ayant rapport avec des objets cachés à trouver dans le décor. Ces différentes catégories offrent diverses options en jeu, car pas mal d’énigmes peuvent être résolues d’une manière ou d’une autre. Par exemple, la compétence investigation permet de crocheter des serrures, l’éloquence d’obtenir des accès à certains endroits en réussissant à convaincre son interlocuteur de nous laisser passer.
Si les intentions ici sont bonnes, elles ne sont pas non plus exploités à outrance, on se rend vite compte que certaines compétences ne servent pas à grand chose par rapport à d’autres, si ce n’est se faciliter la vie. Le level design assez linéaire ne permet pas de donner sa pleine mesure à ce système pourtant prometteur sur le papier.
On a même souvent le choix de notre approche, ce qui est plutôt rare pour un jeu du genre. Mais là encore, la linéarité ne sert pas le propos, même si ce cloisonnement et ce dirigisme ne nous ont pas gêné, car servant la narration. On préfère rester encrer les deux pieds dans le récit que de s’en écarter pour lâcher prise et de toute façon, Call of Cthulhu est avant tout un jeu narratif et non une simulation de randonnée.
Deux autres compétences sont présentes et évoluent indépendamment des points gagnés. La médecine légale et l’occultisme se montent donc de manières différentes, en trouvant des bouquins ou en observant des phénomènes spéciaux pour le deuxième.
RPG narratif, mais pas que, Call of Cthulhu est aussi un jeu d’aventure. On a une enquête à mener et pour ce faire on dispose d’outils d’investigations divers et variés. En vérité, il s’agit surtout de résoudre des énigmes, actionner des mécanismes, interroger des gens via une roue des dialogues forts sympathiques, ou encore de fouiller partout pour trouver des objets, journaux et notes intéressantes. Intervient aussi un mode investigation nous permettant de résoudre des scènes de crime dirons-nous, car pas toujours, en remontant le temps – pas littéralement – pour y trouver des indices non visibles jusqu’alors.
Plutôt intéressantes, ces séquences ont le mérite d’apporter un peu de fraîcheur au système d’enquête du jeu, même si elles ne sont finalement en rien inédites, car déjà vues dans d’autres jeux. Et il y aussi la santé mentale a prendre en compte dans certains cas, mais c’est assez anecdotique au final.
Enfin, il y a le gros défaut du gameplay. Il se trouve que de nombreuses séquences demandent de s’infiltrer ou de se la jouer tout simplement furtif. Et cela ne fonctionne pas. L’IA est trop facilement malléable et se fait brain en un rien de temps, et si on met de côté notre première partie de cache-cache, les autres se montrent pour la plupart inintéressantes. La faute à un level-design ne collant pas forcément à ce type de gameplay. Par contre, d’autres phases s’avèrent bien plus mémorables et originales.
On pense à celle demandant de trouver des symboles via deux torches différentes pour s’ouvrir un passage. Mais, parce qu’il y a encore un mais, certains casse-têtes sont clairement en dessous et agacent même parfois, soit par leur bêtise, soit par leur facilité, dans les deux cas c’est assez moyen.
À la recherche de la vérité
On le sait Lovecraft aime donner à ses héros l’illusion de faire de choisir. Il est souvent question de savoir si réellement le protagoniste a une influence ou non sur son histoire et peut prendre de réelles décisions. C’est aussi le cas ici. À de nombreux moments, nos choix vont déterminer ce qui se passera par la suite, mais là encore on peine à en voir les effets sur le long terme. Car si cela change réellement des choses, le final lui est dicté par un seul et unique choix et non par nos actions passées, ce qui est décevant.
Toute cette folie traversée et tout ce que l’on subit ne sert finalement à rien en fin de jeu, et c’est très dommage, car a ce moment précis Call of Cthulhu cesse d’être cohérent avec son univers, oubliant que chaque personnage, même le principal, est conditionné par ses actes passés et ne peut échapper au destin qu’il s’est tissé.
Autrement, le système de choix fonctionne tout bonnement à merveille, surtout dans la première partie du jeu, car ensuite cela se complique à cause d’une linéarité scénaristique plus présente. Moins de conséquence, car moins de choix qui s’y prêtent en somme. La dernière partie du jeu est d’ailleurs assez vite expédiée et aurait mérité un peu plus d’épaisseur.
La roue des dialogues aide cependant grandement à nos prises de position, certaines options ne pouvant d’ailleurs être débloquées qu’une fois certains pré-requis remplis, en collectant des indices par exemple. On est souvent tiraillé entre faire telle ou telle chose, sachant que forcément les conséquences se feront sentir à un moment ou un autre. On se retrouve même à lutter contre nous-mêmes ou contre le scénario, essayant à tout pris à ne pas écouter les voix dans notre tête, en vain, car on ne peut lutter contre le Grand Ancien.
Si on omet ces quelques défauts, Call of Cthulhu est une petite pépite narrative duquel il serait criminel de passé à côté. Si vous aimez Lovecraft ou tout simplement les œuvres fantastiques horrifiques matures et sans concessions, vous serez servis. L’écriture est léchée et la narration ne pêche que par une mise en scène inégale, mais l’ambiance extraordinaire ne vacille jamais. Cyanide a opéré de main de maître pour mettre à l’écran un univers aussi beau qu’envoûtant, en rendant un vibrant hommage à l’imagerie créée autour du Mythe de Cthulhu.
Si ce dernier n’est donc pas un monstre technique, il propose une direction artistique des plus soignées. Call of Cthulhu brille donc avant tout grâce à son univers et l’histoire qu’il nous conte, mais n’en oublie pas pour autant de soigner son gameplay en variant les situations de jeu, et si tout n’est pas au point, globalement le titre s’en sort avec les honneurs.