L’œuvre du maître de l’horreur H.P. Lovecraft a été depuis son décès en 1937 placée au rang de chef-d’œuvre du genre horrifique et a inspiré de nombreux, très nombreux auteurs quant à l’écriture de leurs propres univers effrayants. Un peu à la manière d’Edgar Allan Poe, Lovecraft est devenu un précurseur, un guide, un phare dans le noir ouvrant la voie à un univers génial d’horreur et de folie.
Des adaptations et prolongements de ses livres, il y en eut plein au fil des années et décennies, et ce sur d’innombrables supports différents. Films, téléfilms, livres, BD, mangas, et ce qui nous intéresse ici, en jeu de plateau. Arkham Horror ou Horreur à Arkham dans la langue de Molière, est un jeu de société coopératif dans lequel les joueurs doivent fermer des portails apparaissant dans la ville fictive d’Arkham et menant vers une autre dimension de laquelle essaie de s’extirper un Grand Ancien.
Il en existe deux versions, l’original de 1987 et sa réédition quelque peu changée et améliorée de 2005. C’est de cette dernière que le titre que nous critiquons aujourd’hui, Arkham Horror: Mother’s Embrace, est le plus proche, car beaucoup de particularités de l’un apparaissent dans l’autre. Alors, on est donc face à une sorte de T-RPG (T pour tactical) narratif qui tente de reprendre les fondamentaux du jeu de plateau et de les adapter en jeu vidéo, tout en nous proposant une histoire totalement inédite.
(Test de Arkham Horror: Mother’s Embrace réalisé sur PC à partir d’une version fournie par l’éditeur)
Le jeu nous embarque donc dans la ville d’Arkham en 1926, alors que l’on retrouve morte chez elle madame Tillinghast, une professeure d’Astronomie réputée et respectée. Les circonstances de sa mort semblent pour le moins étranges et liées à un culte secret aux mœurs violentes, c’est en tout cas ce que laisse penser les indices récoltés sur les lieux, alors qu’il se dégage très vite de cette affaire un côté surnaturel et inquiétant.
Pourquoi madame Tillinghast a-t-elle été sauvagement assassinée ? Est-ce lié à ses recherches astronomiques ? Pourquoi un culte sectaire adorant des idoles monstrueuses lui voulait du mal ? Que cache cette sombre histoire qui repoussera les limites de la folie et entraînera nos douze protagonistes dans un enquête aussi dangereuse que passionnante ?
La plume est plus forte que l’épée
L’écriture et le scénario sont très probablement les plus grandes réussites de Arkham Horror: Mother’s Embrace. Écrit par des anciens de feu Fantasy Flight Interactive (boîte qui s’était occupé de la réédition en 2005 de Arkham Horror), cette histoire mélangeant l’enquête policière classique avec le côté surnaturel des récits de Lovecraft est un réel plaisir à suivre. Passionnante, bien que peu surprenante pour qui aime le genre, l’intrigue va bon train et ne souffre réellement d’aucun défaut de rythme.
L’aventure est d’ailleurs narrée par une voix off qui n’est autre que celle de la défunte, alors que nos différents protagonistes ont eux des lignes de dialogues uniques et une personnalité bien faite. Ainsi, certaines lignes de texte changent en fonction de celui que l’on incarne et cela permet d’apporter un peu de caractère au récit. D’ailleurs, la profusion d’indices et d’éléments de background sur le culte que l’on poursuit ou encore sur l’univers en lui-même apporte un réel plus crédibilisant l’histoire.
Néanmoins, le jeu souffre de quelques maux qui ont un impact certain sur la narration. Petit budget oblige (ou pas d’ailleurs…), la réalisation technique est clairement mauvaise, car si Arkham Horror: Mother’s Embrace offre une direction artistique plutôt réussie, même si dépendant grandement de l’environnement dans lequel on évolue, on ne peut pas dire qu’il soit joli pour autant.
C’est daté, il y a énormément de bugs d’affichage, de textures qui vont et viennent, et même de progression, car nous avons dû recommencer notre périple du début une fois et relancer le jeu quelques autres fois lorsqu’un script ne se lançait pas ou qu’un combat n’allait pas à son terme. Et s’il n’y avait que ça… Au hasard, les animations sont rigides et datées, il y a un effet de flou sur les environnements qui se veulent plus ambitieux qu’à l’accoutumée et les modèles des personnages sont d’un autre âge.
Cette réalisation technique fauchée ne permet pas d’offrir une mise en scène digne de l’histoire qui nous est contée, et en cela le récit perd en puissance et en saveur. On est en 2021 et on a encore le droit à des diaporamas dessinés (souvent jolis tout de même) pour conclure et lancer un nouveau chapitre, quel dommage, il y avait mieux à faire. Mais bon, quand on voit la qualité des cut-scenes in-game, avec une synchro labiale totalement aux fraises, on comprend mieux pourquoi.
Team up investigators!
L’une des particularité de Arkham Horror: Mother’s Embrace est de nous proposer un large panel de protagonistes que l’on peut incarner. Tous sont issus du fameux jeu de société et possèdent des compétences, des statistiques et des forces et faiblesses qui leur sont propres. L’un sera plus performant avec une arme à distance, un autre dans l’utilisation de grimoires de magie ou avec une arme de mêlée.
Attention, il n’existe aucun arbre de compétences ou de possibilités d’améliorer les attributs de nos personnages ici. Cela s’explique très simplement par le nombre de protagonistes jouables et par leur diversité, permettant alors d’apporter en théorie un gameplay unique avec chaque personnage. En théorie oui, car dans les faits, cela n’a qu’une influence minime en combat, un peu plus sur le reste par contre.
On doit alors avant le début de chaque acte choisir parmi notre roster qui s’agrandit au fur et à mesure que l’on avance dans l’aventure. Généralement, on peut débuter avec trois personnages et on en rencontrera quasiment toujours un nouveau lors de nos escapades diverses. Chacun possède alors un atout d’investigation unique nous donnant quelques conseils avisés en jeu lorsque nous sommes amenés à effectuer différentes actions, comme crocheter une serrure, ou sur la manière dont nous abordons une fouille quelconque.
Aussi, ils ont tous un « rôle » prédéfini qui leur donne un bonus dans un domaine précis. Le professeur Harvey Walters augmente par exemple la portée maximale du groupe lors d’attaques à distance, Jenny Barnes ne peut, quant à elle, pas subir le malus entravé lors des combats. À nous de choisir finalement ce qui nous convient, sachant aussi que créer une équipe homogène est le meilleur moyen de gagner.
Il faut donc prendre en compte aussi bien les statistiques de base d’un personnage, que ses atouts et attributs spéciaux, tout comme les traumas dont ils peuvent être victimes. Il s’avère que la santé mentale joue un rôle important ici. Lovecraft oblige, la folie est un thème obligatoire à traiter, même si là, il l’est plus d’un point de vue du gameplay que du scénario.
Dans les faits, certaines actions en jeu – et elles sont nombreuses – nous demandent de passer des tests mentaux automatiques qui déterminent si oui ou non l’un de nos héros perd un point de santé mentale, ceci étant calculé aussi en fonction de la résistance mentale de ces derniers. Le système, bien que totalement déséquilibré à cause d’un trop-plein de tests que l’on passe pour tout et n’importe quoi (parfois lire un simple document suffit) est l’élément qui déclenche les traumas.
Une fois que l’un des personnages voit sa santé mentale tomber à zéro, il est victime d’un trauma qui durera jusque la fin du chapitre et qui ne peut être soigné qu’en le laissant au repos lors du prochain acte. Une manière dissimulée de nous pousser à jouer avec un peu tout le monde, car le déséquilibre du procédé est réel et il est très rare que l’on puisse regagner autant de points que l’on en perd, voire totalement impossible sans avoir au préalable déjà accompli un acte.
Les traumas sont divers et variés, allant de l’automutilation au fait de voir l’initiative en combat baisser ou même la précision. Certains sont plus contraignants que d’autres et dans les faits, cela fonctionne bien. Il est juste très dommage que le système même de santé mentale ne soit pas plus juste envers les joueurs, car il influe beaucoup trop sur le bon déroulement d’une sortie, devenant à la longue juste frustrant et agaçant.
Ceci n’est pas un Cluedo
À première vue, on se croirait dans un Cluedo avec Arkham Horror: Mother’s Embrace, mais on en est très loin. Il ne s’agit pas là de trouver un meurtrier unique dans un endroit qui l’est tout autant, mais bien de partir en quête d’un culte lié aux Grands Anciens. Sur notre route, on retrouvera donc tout un panel d’ennemis humains armés ou non, mais aussi de créatures mutantes bien plus dangereuses.
Le jeu se divise en plusieurs chapitre, chacun d’entre eux nous invitant à visiter un lieux donné pour y faire avancer notre enquête. Un asile, une petite bourgade de la Nouvelle-Orléans, ainsi que ses bayous ou encore une université sont quelques décors que l’on parcourt. Et là, le jeu ne s’en sort pas trop mal, puisqu’il évite la redite visuelle en variant ses environnements tout en s’offrant parfois de jolis cadres agréables à explorer.
Reste que la caméra, placée trop haut, sûrement dans un souci d’affichage, gâche pas mal la chose et que le level design est assez pauvre, les zones étant petites, linéaires et peu inspirées finalement pour la plupart. On aurait aimé un chouïa plus d’ambition dans l’élaboration des lieux que l’on parcourt, histoire de pimenter un peu plus l’exploration qui, finalement, ne se résume dans les grandes lignes qu’à fouiller tout ce qui peut l’être et résoudre deux ou trois énigmes assez simples.
Parfois alors, on tombe sur quelques ennemis qu’il nous faut affronter et tuer tout simplement. Arrive donc le fameux système de combat qui justifie le tactical de ce T-RPG, ou en tout cas essaie. Ce dernier, au tour par tour, est finalement très classique, on a un nombre de points à utiliser lors du tour de chacun des personnages et chaque action en dépense un certain nombre.
Il n’y a rien de bien original dans les actions que l’on peut effectuer, entre attaquer, se déplacer, recharger, utiliser un objet ou mettre en joue des ennemis, c’est du déjà vu et très franchement l’IA n’est pas au rendez-vous, tant elle exécute souvent et toujours les mêmes actions. Elle ne se déplace pas avec stratégie et fonce littéralement vers le personnage le plus proche. On est très loin du vrai tactical intelligent et exigeant.
Le jeu est donc particulièrement facile et ce sont les contraintes extérieures aux combats eux-mêmes qui mettent des bâtons dans les roues. Il faut bien évidemment prendre en compte les malus que l’on reçoit, ainsi que les traumas de nos personnages, qui peuvent influencer le combat, mais rien de bien insurmontable. Les arènes elles-mêmes ne sont pas très recherchées et n’appellent là encore à aucune stratégie réelle.
En revanche, le système de l’horloge du mythe, qui apporte un malus permanent ou ponctuel à toute l’équipe une fois arrivé à terme, est bien pensé, nous demandant de réfléchir chacune de nos actions et d’écouter les conseils que nous distillent nos héros grâce à leurs atouts uniques d’investigation dont on parlait plus haut. Rater une action fait donc avancer d’un cran l’aiguille et nous rapproche de plus en plus d’une malédiction s’abattant sur notre groupe. Cela va de l’apparition d’ennemis à la perte de munitions et autres choses du genre.
De même que toute la gestion de votre inventaire revêt une importance toute particulière, car il n’est pas extensible et n’offre que quatre slots par personnage. Il faut donc vite spécialiser ses héros en fonction de leurs affinités et leurs faiblesses, tout en prenant soin de toujours garder sous le coude quelques objets intéressants. Le fait que l’on puisse stocker dans certains endroits des choses utiles pour ne pas s’encombrer est aussi une bonne chose, on peut alors y retourner plus tard et s’en servir lorsque nécessaire.
Il y a donc de bonnes idées et le jeu tient sa petite dizaine d’heures sans soucis, mais est-ce suffisant pour autant ? Nous en doutons réellement, surtout qu’au niveau de l’ambiance, ce qui effraie et dérange tient plus de la technique que d’une quelconque ambiance horrifique. Ici, c’est plutôt plat et mou, trop daté pour faire mouche, et si les doublages sont bons, le jeu d’acteur et la proposition sonore sont assez pauvres.
Arkham Horror: Mother’s Embrace est une déception. On attendait ce jeu comme le prolongement naturel du jeu de société qui est une référence dans le genre. Cependant, il n’en est rien. Techniquement peu affriolant, mou et au gameplay inabouti, voire parfois bancal, le titre ne parvient jamais à s’émanciper et se montrer à la hauteur des attentes et de son modèle.
Il n’y a guère que du côté du scénario qu’il l’est, mais ce n’est pas assez pour que l’on puisse le recommander. Il y a de bien meilleure propositions ludiques liées à l’univers de Lovecraft autrement plus qualitatives sur le marché, et ce malgré un prix très correct de 19,99 euros au final. Et c’est très dommage parce que l’esprit y est, il ne manque plus que l’exécution, tout étant trop moyen pour pleinement satisfaire. Une autre fois, peut-être.