S’il y a un événement qui aura marqué l’industrie du jeu vidéo cette année, c’est bien la fermeture de Telltale Games. Avec ses licences phares (The Walking Dead, Game of Thrones, Borderlands, Minecraft…) et sa formule qui semblait marcher, le studio paraissait avoir le vent en poupe. Suffisamment, en tout cas, pour annoncer des projets enthousiasmants, comme par exemple la suite de The Wolf Among Us. Et puis, le 21 septembre 2018, rideau.
C’est au détour d’un tweet que le monde du gaming apprend, brutalement, que le studio a congédié 90% de ses effectifs, ne conservant qu’un noyau de 25 salariés chargé de terminer un projet initié avec Netflix. Un coup dur pour les joueurs certes, (particulièrement ceux qui ont acheté le Season Pass de The Walking Dead : l’Ultime Saison, qui porte très bien son nom), mais surtout pour les salariés qui perdent leur emploi et se voient même privés d’indemnités.
On a beaucoup écrit au sujet de Telltale. Il faut dire que cette fermeture a fait couler beaucoup d’encre, et à raison. Nous allons tenter de donner un sens à toute cette affaire en nous intéressant à Telltale Games, depuis ses débuts balbutiants jusqu’à sa chute, en passant par son âge d’or.
Telltale ou la fin tragique d’une histoire vidéoludique
Episode 1 : De zéro…
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de parler du genre aventure, ou point’n click. Ce type de jeu, très populaire dans les années 1990, mettait l’accent sur la narration et l’écriture. On suivait une intrigue et la progression était limitée par des énigmes plus ou moins logiques. Le champion de ce type de jeu, c’est LucasArts (Monkey Island, Grim Fandango, Day of the Tentacle…). Et c’est de ce leader du jeu d’aventure que naîtra Telltale Games en juillet 2004, sous l’impulsion d’anciens salariés de la boite qui travaillaient alors sur Sam and Max: Freelance Police (jeu dont le développement a été avorté).
Le premier jeu de Telltale est une simulation de poker : Telltale Texas Hold’em (2005). Mais c’est avec Bone: Out from Boneville (ou Bone : La Forêt sans-retour) que la firme entre dans le jeu d’aventure. En 2006, le studio propose un format épisodique – qui le caractérisera par la suite – avec Sam & Max, l’ancienne licence LucasArts. La boucle est bouclée.
Il serait peu intéressant de faire l’inventaire des jeux Telltale. Notons cependant que ces derniers ont pour dénominateur commun d’adapter des licences issues de la pop-culture. Monkey Island, Retour vers le Futur, Jurassic Park… mais aucun titre ne décolle autant que la première saison de The Walking Dead. C’était en 2012.
Episode 2 : Take us back…
Tous les artistes, tous les auteurs, tous sans exception partagent un même rêve : celui de créer leur Magnum Opus. C’est-à-dire une œuvre qui aura un succès si retentissant, qu’elle suffira à propulser son géniteur au firmament. Bien entendu, ce genre d’œuvre est rare, au regard de la très abondante production de notre époque. The Walking Dead par Telltale fait partie de ces œuvres, pour le meilleur et pour le pire.
2012, les Spike Video Games Awards. Le jeu de l’année a été sacré au cour de la cérémonie. Et en dépit de la présence de champions en lice, comme Dishonored, Borderlands 2 ou Mass Effect 3, c’est Telltale, alors un petit studio, qui remporte la timbale avec The Walking Dead. Il s’agit d’un jeu d’aventure dans la lignée des point’n click qui prend pour cadre l’univers des comics The Walking Dead de Robert Kirkman, popularisé par la très célèbre série télé.
Plutôt qu’adapter l’intrigue du matériau original, Telltale prend le parti de nous faire suivre une intrigue parallèle. On y suit les aventures de Lee Everett, un repris de justice qui rencontre la petite Clementine, fillette perdue, au cœur d’une apocalypse zombie. La force de The Walking Dead réside dans la manière de jouer. Contrairement aux point’n click et autres jeux d’aventures dans lesquels il faut résoudre des énigmes plus ou moins tordues pour progresser, dans The Walking Dead, ce sont les choix moraux des joueurs qui permettent d’avancer.
Ainsi, l’aspect narratif du jeu est absolument primordial. De fait, l’attachement émotionnel des joueurs est encore plus fort, d’autant que les choix à faire sont très souvent difficiles. Deux personnages se trouvent en danger. Qui sauverez-vous ? Par ailleurs, cette notion de choix donne l’illusion au joueur qu’il peut façonner l’histoire comme il l’entend. Libre à lui d’avoir un protagoniste vertueux, un survivant sans scrupule, ou encore un protagoniste moralement ambigu, capable du meilleur comme du pire.
À la direction de cette première saison de The Walking Dead, on trouve deux noms : Sean Vanaman et Jake Rodkin. Selon plusieurs sources internes, ces deux personnalités étaient suffisamment fortes pour imposer leurs décisions auprès de leur hiérarchie (notamment le co-fondateur du studio Kevin Bruner, sur lequel nous reviendrons plus tard). Vanaman et Rodkin ne participeront pas au développement de la saison 2. Ils quittent Telltale pour créer leur studio, Campo Santo (Firewatch).
Après le succès stratosphérique de The Walking Dead, Telltale change de visage. Le petit studio de moins de cent salariés prend de l’ampleur. « On est passé d’une équipe réduite à une sorte de studio géant qui emploie plus de deux cent personnes […] Quand on se balade dans le bureau, on ne reconnaît plus personne » raconte Andrew Langley, programmeur et designer chez Telltale Games entre 2008 et 2015. Par ailleurs, les ayant-droits se bousculent au portillon. HBO, Gearbox… tout le monde veut une adaptation Telltale de leurs licences, et les dirigeants de la boîte pensent tenir avec The Walking Dead la formule magique…
Episode 3 : La formule Telltale
Après la fermeture du studio, un graphique a été communiqué. Celui-ci concerne les ventes du studio sur Steam. Le constat y est édifiant : si Telltale a vécu si longtemps, c’est uniquement grâce à la saison 1 de The Walking Dead. Cela est vrai non seulement d’un point de vue financier, mais on s’en rend compte aussi en observant de plus près la « formule Telltale« .
De l’excellent The Wolf Among Us au décevant Game of Thrones, en passant par le délirant Tales from the Borderlands, ou l’anecdotique Gardiens de la Galaxie, tous les jeux Telltale sont fabriqués dans le même moule : celui de The Walking Dead. Chaque jeu est une série épisodique dans laquelle le joueur doit faire des choix qui auront une influence plus ou moins forte sur les événements du jeu ou les relations avec les personnages.
Par ailleurs, la grande majorité des jeux Telltale est reconnaissable à leur moteur commun. Et celui-ci est très loin d’être le meilleur, montrant notamment ses faiblesses lors des scènes d’action (il suffit de voir la scène de fin de Tales form the Borderlands pour s’en convaincre). Ralentissements, animations saccadées et peu fluides… quand on ajoute à l’équation le nombre très élevé de sorties, que ce soit du fait du format épisodique des jeux ou du nombre très élevé de titres de l’ère post-Walking Dead (quatorze titres en sept ans), on devine vite le problème. Telltale semble servir au joueur le même modèle de jeu avec un skin différent.
La « formule Telltale » ne tient plus debout. Et cela se traduit dans les ventes. Les jeux ne sont pas mauvais, loin de là, mais ne font plus illusion. Ce qui attire les joueurs, c’est la licence et la qualité de l’écriture. Depuis le succès de The Walking Dead, comme un alchimiste qui aurait trouvé la pierre philosophale par mégarde et tente de la synthétiser, la hiérarchie du studio tente de recréer la magie qui a opéré en 2012. Mais le jeu vidéo est un média en perpétuel changement et les joueurs se lassent vite. Les développeurs doivent sans arrêt innover, trouver le petit truc qui fera que les joueurs s’intéresseront à leur jeu.
Et puis, Telltale a fait des émules, qui fonctionnent très bien, à l’instar d’un Life is Strange qui propose la même chose que les jeux Telltale, mais avec un moteur performant. Après avoir été frileux face au changement durant de longues années, le studio a commencé à expérimenter de nouvelles choses (notamment avec Batman: The Enemy Within dans lequel nos choix pouvaient façonner le Joker qui devenait soit un ennemi, soit un Vigilante, ou la dernière saison de The Walking Dead qui proposait entre autres une caméra libre).
Episode 4 : Le crunch, une culture d’entreprise ?
Si beaucoup rêvent de travailler dans le jeu vidéo, les conditions de travail, pas toujours faciles, sont de plus en plus connues. Faire un jeu vidéo, c’est produire une œuvre qui nécessite beaucoup de maîtrise de la part des concepteurs dans les limites d’un budget pré-établi et dans un temps limité. Comme tout travail qui doit être rendu en temps limité, l’imminence de l’échéance (c’est-à-dire le moment où le produit doit être rendu) constitue une période très anxiogène pour l’équipe de développement qui entre en mode « crunch ».
Mais qu’est-ce que le crunch ? Il s’agit, en gros, d’une période de travail intensive qui survient généralement à la fin de la période de développement. Il s’agit d’un moment assez éprouvant pour les équipes de développement, qui accumulent les heures supplémentaires et consentent à augmenter leur charge de travail afin que le jeu soit prêt dans les temps. C’est un phénomène assez courant, qui témoigne d’une réalité dans le monde du jeu vidéo, quoi qu’on en pense.
Telltale ne déroge pas à la règle. Cependant, le problème de la firme, c’est qu’elle se trouve en perpétuel état de crunch. La cause principale reste le modèle économique de Telltale. Qui dit jeux épisodiques dit fatalement échéances plus fréquentes. Quand en plus le studio jongle entre les licences les plus populaires du moment, il est facile d’imaginer la pression qui repose sur les épaules du staff.
Telltale embauche et licencie en masse. L’entreprise connaît un taux de turnover extrêmement élevé. Bien plus que n’importe quelle autre boîte de développement. Interrogées par le site The Verge, plusieurs sources anonymes font état de l’ambiance délétère qui règne au sein du studio. « On n’a jamais de temps de pause ». Plus que des jeux, les salariés Telltale développent des burnouts.
Les témoignages recueillis par The Verge sont édifiants. Les conditions de travail chez Telltale sont très éprouvantes, et les employés sont sous-payés. Une source anonyme proche du studio indique par ailleurs au site que de nombreux salariés, tout droit sortis des écoles, arrivaient dans la boîte plein d’optimisme et en ressortaient amers, dégoûtés.
Bien sûr, il n’est pas question de pointer du doigt l’intégralité du management de Telltale. Certains témoignages font état de managers qui tentaient d’alléger la charge mentale des salariés par de petits gestes, leur apportant de la nourriture ou de l’alcool. Des gestes partis d’une bonne intention, mais qui semblent hélas bien insuffisants au vu des problèmes qui frappent le studio.
Enfin, notons aussi les départs successifs des grands noms du studio. Outre Vanaman et Rodkin, des personnalités phares comme Adam Hines, Chuck Jordan ou encore Pierre Shorette quittent le navire, laissant un vide au niveau créatif. Autant de problèmes dans le fonctionnement de l’entreprise témoignent d’un problème au niveau de la direction. Et de nombreux témoignages pointent vers un homme.
Episode 5 : L’intriguant Monsieur Bruner
Avant Telltale, Kevin Bruner a travaillé comme programmeur. Il a notamment fait ses armes chez LucasArts. Le monsieur sait ce qu’il fait et il est décrit comme l’une des forces créatrices du studio. Par exemple, la petite phrase « untel s’en souviendra », c’est son idée. Il a porté plusieurs casquettes, notamment celles de Directeur et de CEO du studio. On a donc là une success story comme il en existe plein dans le monde du jeu vidéo. Mais cette histoire n’aura pas de fin heureuse.
Avant toute chose, sachez que l’une des sources de ce dossier est un article du site The Verge (déjà mentionné plus haut) intitulé « Toxic management cost an award-winning game studios its best developpers » de Megan Farokhmanesh. Cet article cite des sources proches du studio, anonymes pour la plupart. Il est important que vous, lecteurs, gardiez ceci à l’esprit à la lecture de cette partie. Il n’est pas question pour nous de porter un jugement quelconque sur Kevin Bruner, mais de rapporter, de façon synthétique, ce qui est relaté par des personnes qui auraient côtoyé Bruner.
Aux dires des individus qui ont témoigné auprès de The Verge, le succès de The Walking Dead a complètement transformé Kevin Bruner. Sean Vanaman et Jake Rodkin ont connu la consécration avec ce jeu, et les deux hommes deviennent les étoiles montantes de Telltale, ce que Bruner semble avoir eu du mal à avaler « Il avait l’impression… qu’il le méritait. C’était son projet, ou sa société. Il aurait dû recevoir tout cet amour » indique un ancien employé de Telltale.
Selon plusieurs sources, Rodkin et Vanaman quittent Telltale car ils en ont assez de se disputer continuellement avec Bruner. D’autres sources décrivent Bruner comme un homme amer, qui souhaite prendre toute la lumière, s’accaparant les interviews et les apparitions dans les magazines. Par ailleurs, il n’était pas du genre à reconnaître le travail de ses collaborateurs, de peur de les voir prendre en assurance, quitter Telltale et devenir de redoutables rivaux. Notons qu’ironiquement, c’est cette attitude qui a poussé des forces vives comme Vanaman et Rodkin à quitter Telltale pour former leur propre studio.
On le compare à l’œil de Sauron. Bruner veut tout savoir et s’immisce partout, laissant peu de liberté créative aux salariés. Et surtout, peut-être en raison d’un excès de perfectionnisme, ou parce qu’il tentait à tout prix de recréer la magie de The Walking Dead, Kevin Bruner n’était pas avare en critiques acerbes sur le travail proposé par les équipes. Tulley Rafferty, qui a travaillé pour Telltale de 2008 à novembre 2018 abonde en ce sens. Il décrit des réunions brutales avec la hiérarchie.
« Je me souviens avoir entendu un de mes patrons dire : « J’adore le fait qu’on puisse se gueuler dessus et s’insulter en réunion. C’est génial ! » Un avis qui n’est pas partagé par Rafferty, qui pense que de nombreux salariés sont partis en raison de cette ambiance délétère. De nombreux salariés ont confié à The Verge ne pas avoir eu l’impression de faire les meilleurs jeux possibles, mais des jeux qui plaisaient à Bruner.
Cependant, en dépit de ces critiques acerbes, les sources s’accordent à décrire Kevin Bruner comme un homme très intelligent et talentueux, doté d’un instinct infaillible dans certains cas. Malheureusement, c’est au niveau relationnel que cela pêchait.
C’est en mars 2017 que Kevin Bruner quitte la société. Certains salariés l’ont vu quitter le bureau avec son sac à dos. Puis, un mail laconique leur est parvenu, indiquant que Kevin Bruner a démissionné de son poste de PDG, laissant la place à son comparse Dan Connors. Le patron est parti, discrètement, et avec lui, une partie de la pression qui pesait sur l’équipe. Le crunch est également devenu moins pesant, et les équipes ont pu récupérer un peu de liberté créative.
Épilogue
Après Bruner vint Pete Hawley, en septembre 2017. Les salariés se méfient de cet homme venu de Zynga, qui a connu une vague de licenciements alors qu’il était à la tête de la boîte. Cela n’a pas traîné. Un mois après son arrivée, 90 salariés sont congédiés. Cependant, ces licenciements n’ont rien à voir avec ceux de 2018. Les salariés ont pu obtenir leurs indemnités et dire au revoir à l’équipe. Dans le jeu vidéo, il est courant de recruter en masse et de licencier à la fin d’un projet.
Hawley n’est pas mis en cause par les salariés, en ce qui concerne la fin de Telltale. D’ailleurs, pendant un moment, l’entreprise semble se porter bien. L’annonce d’une dernière saison de The Walking Dead ravit les joueurs, désireux de connaître le destin de Clementine. Par ailleurs, une saison 2 de The Wolf Among Us est annoncée officiellement, ce qui réjouit les fans. Telltale semble décidé à aller de l’avant.
Hélas, est survenue cette journée de septembre 2018. Telltale a écrit le dernier chapitre de son récit. Un conte cruel. Presque une fable avec une morale à la fin. Telltale a commis deux erreurs fatales. La première est de s’être tant accroché à un modèle, dans le vain espoir de reproduire un miracle. La seconde est de ne pas avoir su installer un climat suffisamment sain pour laisser s’exprimer les talents qui composaient l’équipe.
L’histoire de Telltale, c’est avant tout une histoire d’orgueil. Vous ne trouvez pas ?
Jouer aux jeux vidéo, c’est plus amusant qu’en faire. Nous n’allons pas épiloguer sur les conditions de travail dans les studios. Cependant, il est important de savoir que Telltale n’est pas un cas isolé. Des histoires de crunch, de deadlines serrées, d’heures supplémentaires à foison, il y en a des tas dans ce milieu. Il en va de même pour les fermetures de studios, même légendaires.
Au moment où Telltale annonçait se séparer de 90% de son personnel, le monde du jeu vidéo s’est démené pour trouver du travail ou assister les salariés, dans un bel élan de solidarité. Ce qu’on dit moins, c’est qu’au même moment, le 18 septembre 2018, Capcom s’est débarrassé de son studio de Vancouver, licenciant 158 personnes.
Pour les salariés de Capcom Vancouver, pas de mobilisations, ni de dossiers de quasiment trois mille mots en cinq épisodes plus épilogue et conclusion. Il faut dire que les studios ne semblaient pas jouer dans la même catégorie. Là où Capcom Vancouver était chargé de s’occuper de la licence Dead Rising, Telltale nous avait plongé dans des histoires, au sein de licences qu’on aime.
Le studio a marqué de son empreinte le monde vidéoludique par ses choix, par son orientation axée vers le storytelling. C’est peut-être parce que Telltale a pris une telle place dans notre paysage, que sa disparition nous a tant frappé.
Le petit studio qui a peut-être grandi trop vite, au point de finir par éclater… voilà une histoire qui méritait d’être racontée…