C’est aussi pour ça qu’on l’aime. Le jeu vidéo est parfois le théâtre d’histoires rocambolesques, de phénomènes que personne n’aurait pu anticiper, pas même leurs créateurs, souvent bien des années même après sa sortie. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, bien sûr, un Among Us en étant un parfait exemple, mais il faut bien avouer que l’histoire de Suika Game est encore plus atypique, à bien des égards.
À la base, Suika Game n’était même pas censé sortir de l’ombre à laquelle il était destinée. Ajouté comme application pour les vidéoprojecteurs d’Aladdin X, et donc programmé pour n’être qu’une icône poussiéreuse en fin de liste, le titre a su séduire et a commencé à se forger une petite réputation. Alors qu’il servait originellement de « vitrine » à leurs produits, il a été décidé, en 2021, de commercialiser le titre sur l’autre phénomène du jeu vidéo, la Nintendo Switch.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais c’était sans compter sur les influenceurs et autres streamers japonais qui ont déterré deux ans plus tard et presque par hasard le jeu des tréfonds de l’eshop. Un, puis deux, puis des dizaines et des centaines de vidéastes découvrent et partagent avec leurs communautés le titre, déclenchant un effet boule de neige qui a conduit le studio à sortir le titre hors de l’archipel où il est en train d’engranger des millions de ventes (déjà plus de cinq millions), au point qu’on se demande par quelle magie la formule de Suika Game arrive à autant séduire.
(Test de Suika Game réalisé sur Nintendo Switch à partir d’une version commerciale du jeu)
Les fruits, c’est la vie
Les effets de mode, ce n’est pas vraiment notre truc. On aime les belles histoires, c’est certain, mais les titres impliqués dans ces scénarios sont rarement ceux qui nous attirent. Pourtant, nous n’aurions pas dit non à une partie d’Among Us, où nous aurions pu nous rebeller et occire ce rédac’ chef nous ayant confié le test d’un jeu défaillant, mais il n’en fut rien. Alors, on se lance dans un Untitled Goose Game, autre phénomène d’il y a quelques années, pour extérioriser notre frustration.
Globalement, donc, ces succès populaires ne prennent pas racine dans nos machines. Et pourtant, Suika Game y est parvenu. Un simple Tetris combiné à un 2048 a réussi à nous prendre entre ses griffes. Simple, certes, mais redoutablement efficace et surtout terriblement addictif. On fait pleuvoir les fruits un à un pour les combiner et atteindre, au fil des fusions, l’énorme pastèque ayant donné son nom au jeu (Suika Game signifiant littéralement Jeu de la Pastèque).
Deux cerises donnent une fraise qui, associée à une autre, deviendra raisin et ainsi de suite, chaque évolution prenant de plus en plus de place dans la jarre. Et une fois qu’un fruit dépasse le sommet du récipient, c’est la fin de partie et il n’y a plus qu’à tout reprendre à zéro. Voilà qui a l’air simple, sur le papier, mais croyez-nous, atteindre la pastèque relève presque du sacerdoce.
Malgré tout, on continue encore et encore juste pour voir jusqu’où on peut aller et essayer d’atteindre enfin ce Graal fruité. Une partie de plus, puis deux, puis trois. Bref, on a du mal à lâcher la manette. D’autant que les parties se révèlent assez courtes, autour de la vingtaine de minutes, et on a donc moins de scrupules à en lancer une de plus, juste pour voir jusqu’où on pourra aller cette fois.
Car évidemment, dans Suika Game, il y a une histoire de records, chaque association de fruits octroyant plus ou moins de points selon son niveau et, à la différence de la plupart des autres phénomènes vidéoludiques surprises, orientée multijoueurs, c’est contre nous-même qu’on se bat ici. D’ailleurs, le titre ne s’embarrasse pas de modes de jeu. Il n’y en a qu’un, un mode « arcade » où l’on se bat contre nos nous du passé… mais pas seulement.
Les raisins de la colère
Car aussi addictif soit-il, Suika Game n’en est pas moins imparfait. Passons sur la musique accompagnant nos parties qu’on a eu tôt fait de couper pour plutôt les accompagner de nos playlists préférées, afin de nous concentrer sur le cœur du jeu. Sur ce point, ce qui nous semble le plus perfectible, c’est la physique des fruits que l’on jette dans le pot. Ces boules de fruits (car même ceux avec des aspérités, comme les raisins, réagissent comme s’ils étaient parfaitement sphériques) ont des rebonds parfois insolites.
En résulte alors des réactions douteuses conduisant bien souvent à des fruits morts, inaccessibles, dans le fond de la cuve et polluant donc notre espace vital. Combien de fois n’avons-nous pas voulu placer cette fraise à un endroit stratégique pour préparer une réaction en chaîne qu’un Puyo Puyo n’aurait pas reniée et constater, impuissant, qu’un rebond malheureux a conduit à ce qu’une énorme pomme annihile toute notre belle stratégie.
Parfois même, c’est un satané fruit, et souvent le raisin dans nos parties, qui vient s’intercaler entre deux gros ananas, empêchant leur fusion qui nous aurait libéré tant d’espace. Pire encore, il n’est pas rare qu’en associant deux entités, la réaction en chaîne (anticipée ou non) conduise à une improbable explosion expulsant un fruit hors de la jarre, mettant alors fin à une partie qui s’annonçait prometteuse.
C’est aussi là tout le sel de Suika Game. Oui, il y a de la frustration, et parfois même un peu d’injustice, mais on en redemande, juste une partie de plus, pour contrecarrer ce sort qui s’acharne et enfin réussir à créer cette satanée pastèque. Car il faudra bien faire avec ces petits désagréments, une mise à jour sur ce point semblant peu probable. Mais imaginons que les développeurs d’Aladdin X prennent un peu de temps pour affiner leur formule, voire ajoutent un peu de contenu (un mode à la Super Puzzle Fighter serait incroyable), quel pied cela pourrait être !
Suika Game mérite-t-il son succès ? Voilà une question à laquelle il est compliqué de répondre. Si le titre n’a sur le papier pas grand-chose pour lui, il n’en est pas moins diaboliquement addictif. Et paradoxalement, ce sont aussi ses quelques soucis, et notamment concernant la physique des fruits, qui en font sa réussite. Un titre « easy to learn, hard to master » (facile à apprendre, difficile à maîtriser) qui nous incite à lancer une partie de plus pour enfin parvenir à dompter ces désastreuses collisions et battre nos records.
Car on en a bien conscience, on est mauvais. Mais le principal est ailleurs. On se sent progresser au fil des dizaines de parties lancées, on prend du plaisir, même quand le sort s’acharne, et on tente de s’inspirer de ces génies qui parviennent les yeux fermés à provoquer d’incroyables réactions en chaîne. Toute la réussite du jeu est là, ce petit truc qui fait que, bon ou mauvais, on a toujours un objectif à notre portée et auquel s’accrocher.
Suika Game, c’est un peu le Tetris de 2023, ce jeu qu’on sort quand on a vingt minutes à tuer, dans une salle d’attente quelconque ou avant de partir au travail. Ce petit jeu qui, pour à peine trois euros sur l’eshop, donne la banane par sa mignonnerie tout en nous balançant quelques pêches pour nous pousser à nous surpasser sur les parties suivantes et devenir le roi de la pastèque.